Plongée au coeur des derniers secrets des Panama Papers

Activistes se mettant en scène devant la Commission européenne pour illustrer les révélations du Panama Papers © Reuters

Netflix a acheté les droits. Le réalisateur Steven Soderbergh veut en faire un film. C’est déjà un roman à succès, écrit par les deux journalistes du quotidien “Süddeutsche Zeitung” à l’origine de la fuite. Les coulisses des Panama Papers, un des principaux événements journalistiques du siècle, recèlent une histoire extraordinaire.

Tout commence au début de l’an dernier. Bastian Obermayer, journaliste d’investigation auprès du grand quotidien allemand Süddeutsche Zeitung, passe quelques jours chez ses parents avec sa famille. Quand exactement ? Bastian Obermayer ne sera pas plus précis afin de protéger sa source. Mais c’est le soir, il est 10 heures et son smartphone tressaille : ” Hello, ici John Doe (un pseudonyme). Intéressé par des données ? Je les partage volontiers “. ” Je suis très intéressé, bien sûr “, répond le journaliste. Avant d’envoyer les premiers fichiers, John Doe pose ses conditions : ” Si mon identité est dévoilée, ma vie est en danger, prévient-il. Nous allons crypter nos communications. Et il n’y aura pas de rencontre. Ce que vous publierez à la fin sera votre décision “.

Les premiers documents reçus par Bastian Obermayer et son collègue Frederik Obermaier (surnommés les ” frères Obermay/ier ” dans leur journal) sont certes intéressants, mais ils concernent l’Argentine et la constitution de sociétés écran par des hommes d’affaires proches des époux Kirchner. Pas de quoi révolutionner la planète. Toutefois, d’autres données arrivent. Certaines concernent un ancien dirigeant du groupe Siemens en Amérique latine, Hans Joachim K., qui reçoit sur un compte d’une société offshore un virement de … 500 millions de dollars. D’autres dévoilent des contrats totalisant des centaines de millions de dollars au profit d’un certain Roldouguine, violoniste russe qui se trouve être aussi… le meilleur ami de Vladimir Poutine. Peu à peu, au fil des envois de fichiers, l’ampleur de la fuite se révèle.

Au 26e étage du journal ” Süddeutsche Zeitung ”

Jürgen Mossack (en photo) a cofondé avec Ramon Fonseca le cabinet panaméen. Pour bâtir leur fortune, les fondateurs de Mossfon n'ont pas regardé à la moralité de leurs clients.
Jürgen Mossack (en photo) a cofondé avec Ramon Fonseca le cabinet panaméen. Pour bâtir leur fortune, les fondateurs de Mossfon n’ont pas regardé à la moralité de leurs clients.© Reuters

Lorsque les deux journalistes allemands se rendent compte de la taille exceptionnelle de ce leak, ils contactent l’ICIJ, le consortium international des journalistes d’investigation. Cette association, soutenue notamment par le milliardaire George Soros, a déjà été à la base de révélations spectaculaires à la base de données fiscales qui auraient dû rester confidentielles : Offshore Leaks, SwissLeaks, LuxLeaks. Après une analyse minutieuse des données, l’ICIJ entre dans la danse. La première réunion a lieu en juin 2015 à Munich, au 26e étage de la tour qui abrite le Süddeutsche Zeitung, se souvient Kristof Clerix, journaliste au magazine Knack qui est un des Belges (avec ses collègues du Soir et du Tijd) à avoir participé à l’enquête. Le culte du secret est tel que lors de cette réunion, on tire les stores, on invite les participants à éteindre leur portable et à en retirer la batterie. L’ordinateur qui contient les données est scellé au mur, et on recouvre les vis de ses disques durs de vernis à paillettes afin de s’assurer qu’aucun matériel ne sera dérobé ou ” emprunté “…

C’est que ces informations sont explosives : au final, 11,5 millions de documents divers, dévoilant les secrets de 214.000 sociétés offshore et de leurs actionnaires. John Doe avait averti : ” L’importance de cette histoire pourrait égaler celle des révélations d’Edward Snowden. ” Elles auront plus d’effets encore. Elles éclabousseront 140 chefs d’Etat ou politiciens de haut vol et des centaines de grandes fortunes. La liste est longue : le président argentin Mauricio Macri, le président ukrainien Petro Porochenko, le Premier ministre islandais (qui a démissionné depuis) Sigmundur Gunnlaugsson, l’actuel roi d’Arabie saoudite, l’ancien émir du Qatar, le président des Emirats arabes unis, d’anciens Premiers ministres (ukrainien, jordanien, qatari, irakien, etc.), des personnes du proche entourage du président russe Vladmir Poutine, du président azéri Ilham Aliyev, du président chinois Xi Jinping, la famille du président syrien Bashar el-Assad, le père de l’ancien Premier ministre britannique David Cameron, le fils de l’ancien secrétaire général de l’ONU Kofi Annan, etc.

La rédaction du
La rédaction du “Süddeutsche Zeitung” à Munich. C’est ici qu’a lieu la première réunion du consortium international des journalistes en juin 2015 : on tire les stores, les participants doivent éteindre leur portable et retirer la batterie et l’ordinateur qui contient les données est scellé au mur. © PG

Quelques poissons belges sont également pris dans le filet : la famille Santens (dont un membre finalise une transaction avec le fisc), l’homme d’affaires liégeois Léon-François Deferm (inculpé dans le scandale des pots-de-vin versé à Intradel), le ” Madoff belge ” Stéphane Bleus, les milliardaires belgo-kazaks Patokh Chodiev et Alijan Ibragimov… Les Panama Papers lèvent aussi un coin du voile sur la bataille pour l’héritage de la vicomtesse Amicie de Spoelberch, convoité par les enfants de celles-ci et par une ancienne conseillère de la famille, Farida Chorfi. Aujourd’hui, explique Kristof Clerix, sur les 730 Belges qui apparaissent dans les Panama Papers, l’Inspection spéciale des Impôts affirme avoir ouvert 239 dossiers.

Le fil d’un ancien SS et le conseiller du président

Toutefois, l’histoire la plus frappante est la moins connue. C’est celle du cabinet Mossack Fonseca lui-même, baptisé ” le cabinet des avocats du mal ” par les deux journalistes allemands.

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Le “cabinet des avocats du mal”. Le département de banque privée de Mossack Fonseca n’hésitait pas à donner des noms comme Harry Potter à ses clients.© PG

Le père de Jürgen Mossack, un des deux fondateurs du cabinet, était Ehrard Mossack, un ancien de la Waffen SS (il a notamment oeuvré dans la tristement célèbre division Totenkopf, qui s’est distinguée pour sa brutalité dans les camps d’extermination nazis). Après la guerre, il devient informateur de la CIA et s’exile au Panama dans les années 1960. Son fils Jürgen, après des études de droit dans le pays, fonde son cabinet déjà spécialisé dans l’offshore, puis fusionne, en 1986, avec celui d’un concurrent, Ramón Fonseca, avocat, écrivain à succès, homme politique influent, conseiller du président actuel du Panama Juan Carlos Varela. Depuis 30 ans, la machine Mossack Fonseca tourne à plein régime et aujourd’hui encore, Jürgen Mossack et Ramón Fonseca dirigent le cabinet. Et Jürgen Mossack est un cordonnier bien chaussé. Son patrimoine personnel, vraisemblablement immense, est disséminée dans une myriade de sociétés offshores : son yacht, son hélicoptère, ses plantations, chacune de ses voitures (une Volvo, une Chevrolet, une Mazda, une Mercedes)… chaque actif a sa société ! Pour bâtir leur fortune, les fondateurs de Mossack Fonseca (Mossfon pour les intimes) n’ont pas regardé à la moralité de leurs clients. Le cabinet a ignoré les réglementations internationales qui obligent notamment les intermédiaires financiers à ” connaître leurs clients ” et à savoir qui est le bénéficiaire économique ultime des sociétés sous gestion. En 2013, révèlent les frères Obermay/ier, Mossfon est bien embêté quand l’inspection des finances des îles Vierges britanniques demande qui est le propriétaire de la société Pan World, enregistrée là-bas. En fait, le propriétaire de Pan World est Alaa Moubarak, le fils de l’ancien autocrate égyptien Hosni Moubarak. Alaa est sous le coup d’une sanction de l’Union européenne pour ” utilisation frauduleuse de fonds publics “.

Face à cette demande de renseignement, la directrice juridique de Mossfon conseille de faire le mort, car, dit-elle, un aveu serait la preuve que leur ” schéma d’évaluation des risques est sérieusement défectueux “. Sérieusement défectueux en effet. Parmi les clients de Mossfon, les 400 journalistes qui analyseront les Panama Papers trouveront du beau monde : des proches de Bachar el-Assad ou Mouammar Kadhafi, des escrocs, des trafiquants de diamants, des mafieux russes, italiens, japonais, etc. Mais aussi des barons de la drogue dont le terrible Mexicain Caro Quintero, à côté de qui Pablo Escobar ne serait qu’un bambin et pour qui Mossfon crée une société juste avant qu’il ne soit arrêté, en 1985. Jurgen Mossack officie comme prête-nom et refusera toujours que les avoirs de cette société soient saisis. Il explique qu’il ” ne veut pas faire partie de ceux à qui Quintero rendrait visite après sa libération “.

Un nouveau “Leaks”

En pleine torpeur estivale, l’Allemagne vient de transmettre à 19 pays européens, dont la Belgique, trois fichiers contenant quelque 160.000 informations bancaires de personnes soupçonnées de détenir de l’argent non déclaré au Luxembourg et en Suisse. Outre plusieurs dizaines de milliers d’Allemands et 42.540 résidents français, près de 50.000 Belges (49.022 pour être précis) figurent sur cette liste de fraudeurs présumés détenant un compte au Luxembourg ou via une fondation suisse, et mise à la disposition des administrations fiscales des autres Etats membres de l’Union par la région de Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Une liste et des informations qui proviennent d’un disque dur envoyé de manière anonyme aux autorités fiscales régionales. Affaire à suivre…

Leticia, la reine de l’offshore

Mossack Fonseca était une machinerie d’une ampleur insoupçonnable. Le cabinet, explique John Doe dans une lettre, ” a usé de son influence pour écrire et tordre des lois partout dans le monde en faveur d’intérêts criminels pendant plusieurs décennies. En témoigne l’exemple de l’île de Niué, un paradis fiscal dans le Pacifique sud que le cabinet a tout bonnement régi du début à la fin “. Entre le milieu des années 1990 et le début des années 2000, Mossack Fonseca écrit les lois fiscales de ce petit atoll de 1.200 habitants, qui reçoit en échange 1,6 million de dollars par an. Une somme correspondant à 80 % du total de son budget de fonctionnement !

La solution offerte pour se cacher aux yeux du fisc est un système de poupées russes : on loge les avoirs du client dans une société patrimoniale elle-même filiale d’une société offshore qui appartient à un trust, tout cela dans des juridictions différentes. Et pour brouiller encore davantage les pistes, les sociétés offshores sont gérées sur le système des prête-noms et d’hommes de paille.

” Le système des prête-noms a essentiellement besoin de trois formulaires pour fonctionner et nous en trouvons des milliers dans les données, expliquent Bastian Obermayer et Frederik Obermaier. L’homme de paille, le nominee director dans le jargon offshore, garantit au véritable propriétaire qu’il obéira à ses ordres et ne jouira d’aucun droit sur lui (nominee director declaration). Il donne ensuite une procuration (power of attorney) au vrai propriétaire, le beneficial owner, qui le déclare de facto directeur. Enfin, dans un troisième document – qui n’est pas rempli de façon standard – le faux directeur demande à démissionner (resignation letter). Le prête-nom signe alors cette lettre et la donne au vrai propriétaire sans mettre de date – le vrai chef peut ainsi se débarrasser du faux chef à tout moment, même rétroactivement. ”

Voilà pour le fonctionnement standard. Mais Mossfon offrait aussi une protection supplémentaire : une substitution pure et simple d’identité. Mossfon pouvait nommer frauduleusement quelqu’un comme bénéficiaire économique ultime d’un compte en banque ou d’une société afin de masquer complètement le nom du véritable propriétaire. Ce service se payait très cher : 10.000 ou 15.000 dollars par an, et Mossfon exigeait des contrats à long terme, sur deux ou trois ans minimum.

L’ampleur du mécanisme est symbolisée par une personne, une certaine Leticia Montoya, que les deux frères Obermay/ier appellent ” la reine de l’offshore “. Cette employée de Mossack Fonseca est ou a été directrice de 25.000 sociétés panaméennes et sans doute de beaucoup d’autres dans d’autres paradis fiscaux. Bastian Obermayer et Frederik Obermaier, accompagnés de journalistes panaméens, retrouvent son domicile dans une banlieue mal famée de Panama et réussissent à se procurer son numéro de portable. Furieuse de se voir démasquée, Leticia Montoya avoue, au cours d’une brève conversation : ” A quoi ces sociétés servent, à qui elles sont vendues, de quoi il s’agit vraiment, je n’en sais rien. ” Un service de prête-nom est facturé 450 dollars par an par Mossack Fonseca, et il y a généralement trois prête-noms par société, soit 150 dollars par prête-nom. En 2012, Leticia Montoya apparaissait comme administrateur de 3.143 sociétés. Elle aurait donc dû toucher plus de 470.000 dollars. Or, elle n’a perçu en 2012 qu’un salaire de 4.800 dollars ! Marge bénéficiaire pour Mossfon sur la seule Leticia Montoya : plus de 465.000 euros. Et combien de centaines de Leticia Montoya ont oeuvré pour Mossfon ?

Netflix et Soderbergh sur le coup

Bastian Obermayer et Frederik Obermaier,
Bastian Obermayer et Frederik Obermaier, “Le secret le mieux gardé du monde. Le roman vrai des Panama Papers”, éditions du Seuil, 20 euros.© DR

Où en est le ” cabinet des avocats du mal ” aujourd’hui ? Mal en point. ” Diverses enquêtes sont en cours, ils ont dû fermer six bureaux (à Jersey, sur l’île de Man, à Gibraltar, dans le Nevada, etc.) ainsi que la Mossfon Trust Corporation, leur département de banque privée qui était de loin l’endroit le plus ” sale ” du groupe, explique Bastian Obermayer. C’est là qu’ils donnaient aux clients des noms comme Harry Potter, etc. Et bien sûr, ils ont perdu un grand nombre de clients. Dans un monde économique où tout est basé sur la confiance et le secret, ce n’est pas excellent pour votre réputation d’avoir été victime d’un leak de 2.600 gigabytes ” !

Le plus incroyable est que cette histoire aurait pu ne pas sortir. ” Les rédacteurs en chef de plusieurs titres de presse majeurs ont pu consulter des documents issus des Panama Papers – même s’ils ont assuré le contraire, affirme John Doe. Ils ont choisi de ne pas les exploiter. La triste vérité est qu’aucun des médias les plus importants et les plus compétents du monde n’a montré de l’intérêt pour cette histoire. Même WikiLeaks n’a pas donné suite à de multiples sollicitations “, souligne le lanceur d’alerte.

Depuis, les médias se sont cependant rattrapés. On vient d’apprendre que Netflix projette de réaliser un film à partir du livre des deux Obermay/ier. Steven Soderbergh projette lui aussi un film, à partir d’un autre ouvrage – pas encore publié – écrit par Jake Bernstein, célèbre journaliste américain qui a obtenu le prix Pulitzer. Les Panama Papers n’ont pas fini de faire parler d’eux.

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