Pierre-Olivier Beckers: “Je suis déjà un vétéran dans la distribution”

En septembre 2009, Pierre-Olivier Beckers accordait une interview à Trends/Tendances. Portrait d’un vétéran de la distribution, qui a sa société, Delhaize, dans les gènes.

Pierre-Olivier Beckers passe sa vie à courir le monde pour que le groupe au lion fondé par son arrière-grand-père prospère. Jusqu’ici, il a remporté tous les contre-la-montre qu’il s’est imposés, y compris durant la crise. Portrait du plus international des patrons belges qui préfère gravir les montagnes aux mondanités.

Pierre-Olivier Beckers rêvait de voler. Mais c’est aux commandes du groupe fondé par son arrière-grand-père, Jules Vieujant, qu’il a décroché ses plus belles victoires, lui le sportif dont les prédispositions auraient pu lui faire décrocher des médailles. Nommé à la tête du groupe Delhaize voici près de 11 ans, l’homme a jusqu’à présent réalisé un parcours quasiment sans faute. Même en ces temps de crise, il se distingue aux Etats-Unis où il réalise les trois quarts de ses ventes. Mieux encore : en Belgique, dopé par un bel été et le succès de son opération Pixar, il gagne des parts de marché. Elu Manager de l’Année 1999 par Trends-Tendances, soit un an à peine après avoir pris la tête du groupe, il a vu ses talents de CEO confirmés cette année en arrivant en tête du classement des meilleurs managers 2008 du Bel 20 réalisé par Le Soir et De Standaard. Depuis cinq ans, il cumule sa fonction de CEO avec celle de président du Comité olympique interfédéral belge (COIB).

Delhaize dans les gènes

Pierre-Olivier Beckers n’est pas entré chez Delhaize par vocation ni sous la pression familiale. Son destin l’a plongé dedans quand il était petit. “J’ai cette société dans les gènes, avoue-t-il. Dans les années 1960, on allait inaugurer en famille les supermarchés aux quatre coins du pays.” Dernier d’une famille de six enfants, il ne pensait pas succéder un jour à son père, Guy Beckers, à la tête du distributeur. Pour une simple raison : “La règle a toujours consisté à n’avoir au maximum qu’un seul représentant par branche familiale – il y en a sept – et par génération au sein du management. Comme j’étais le plus jeune de ma branche, je partais du principe que la place serait prise.”

Enfant, le patron de Delhaize rêvait d’être astronome avant de redescendre d’un étage et d’envisager de devenir pilote de l’air, comme son frère aîné. Mais le tragique accident de ce dernier en service commandé, alors que Pierre-Olivier Beckers était en rhéto, a changé ses plans. Il se lance alors dans des études d’ingénieur commercial à l’IAG (UCL). Sans idée précise mais avec la certitude de vouloir travailler à l’international. “De fil en aiguille, je me suis davantage intéressé à l’entreprise familiale mais comme je ne voulais pas être étiqueté fils à papa, j’ai débuté ma carrière à Liège et à Lille pour une chaîne de croissanterie française à laquelle j’avais consacré mon mémoire.” Dix-huit mois plus tard, le 9 septembre 1983, “Beckers junior” entre dans le groupe familial et s’envole deux mois plus tard, fraîchement marié, à Atlanta chez Food Lion, la filiale américaine. Il y passe deux ans à faire le tour des rayons des supermarchés avant de prendre un congé sabbatique pour entreprendre un MBA à Harvard. L’homme n’était pourtant pas un premier de classe : “J’ai doublé une année en humanités”, précise-t-il.

Attendu au tournant

Devenu papa de trois garçons portant chacun un prénom anglo-saxon, Pierre-Olivier Beckers revient au pays. Auréolé de son expérience américaine et de son MBA, il prend en main le développement international de Delhaize emmené par Gui de Vaucleroy, le successeur de son père. Neuf ans plus tard, le 1er janvier 1999, à 38 ans, il prend les rênes du groupe. “Nous étions trois de la même génération, susceptibles de pourvoir à ce poste (Ndlr : les deux autres étaient Philippe Stroobant et Dominique Raquez), se souvient-il. “J’ai choisi Pierre-Olivier, se justifie Gui de Vaucleroy, pour sa personnalité et sa clairvoyance. Nous avions beaucoup travaillé ensemble. Je ne peux aujourd’hui que me féliciter de mon choix.” Et pourtant, l’actuel CEO était davantage connu dans les filiales à l’étranger qu’en Belgique. “Sa nomination s’est faite à l’unanimité, se rappelle Pierre Dumont, l’ancien DRH. On l’aurait choisi même s’il n’avait pas fait partie de la famille.”

Sa tâche ne fut pas évidente. On l’attendait, évidemment, au tournant. D’aucuns guettaient le moindre faux pas du jeune loup. Mais ce dernier a su imposer son style et sa marque. “C’était un gros défi de traduire le changement de génération que j’incarnais dans la culture d’entreprise, commente-t-il. Du jour au lendemain, j’ai supprimé les places réservées sur le parking. J’ai in-stauré le tutoiement au sein de la maison et banni les Monsieur et Madame. Je voulais marquer le coup et casser les distances hiérarchiques.”

Plus radicalement, il a transformé ce qui était un holding de sociétés en un groupe international, possédant 2.700 magasins et occupant plus de 141.000 personnes sur trois continents, tout en gardant son centre de décision en Belgique ! Pour ce faire, il a attiré de nouveaux talents belges et anglo-saxons au sein de sa garde rapprochée et professionnalisé le conseil d’administration : ils ne sont plus que trois sur 12 à être des représentants familiaux.

Il déteste l’improvisation

A peine dans l’arène, le jeune “lion” a pris des risques pour conforter ses positions outre-Atlantique. Il a commencé par racheter, au prix fort, la chaîne de supermarchés américaine Hannaford. Une opération qui a fortement endetté le groupe. “J’ai essuyé beaucoup de critiques à l’époque mais je suis heureux de voir qu’aujourd’hui Hannaford s’est révélé être le joyau que je croyais et qui a permis au groupe d’être plus fort et performant aujourd’hui qu’en 2000.” Du côté des marchés, on confirme : “Le développement de Wal Mart a provoqué de nombreuses faillites aux Etats-Unis. C’est grâce à l’acquisition de Hannaford que Food Lion a survécu”, observe Pascale Weber, analyste financier chez KBC Securities.

“On est loin d’avoir tout réussi, tempère Pierre-Olivier Beckers. Des projets que j’ai mis en place n’ont pas abouti. Nous avons échoué dans notre développement en République tchèque alors que nous étions les premiers. Idem en Asie.” Mais il en a tiré les leçons : “Lorsqu’on croit dans un projet, il faut y consacrer les moyens humains et financiers nécessaires pour réussir. C’est ce que l’on fait aujourd’hui en Grèce et en Roumanie.”

Pierre-Olivier Beckers est un CEO apprécié et respecté. “C’est une bête de travail. Il connaît ses dossiers de A à Z et il a une mémoire d’éléphant”, lâchent en ch£ur ses collaborateurs. Exigeant à l’égard de ses troupes, il se fait un point d’honneur à avoir une conduite irréprochable. Sa grande force est d’être très bien organisé. “J’ai horreur de l’improvisation”, concède-t-il.

Il passe une semaine sur deux à l’étranger, à voyager où le groupe est implanté. Quand il est en Belgique, il arrive dans les premiers au bureau, le matin. “Le CEO doit montrer l’exemple.” Le reste de la journée, il enchaîne réunion sur réunion. “Je cours dans les couloirs pour gagner du temps, dit-il en riant. J’ai un agenda planifié 12 à 18 mois à l’avance. Ma mère me demande de déjeuner avec elle une fois par an. Et, j’ose à peine le dire, mais je programme aussi ce rendez-vous des mois à l’avance.” L’homme essaie de rester disponible pour ses collaborateurs mais, confesse-t-il, “quand on n’a pas de rendez-vous, c’est très difficile”.

En interne, on le trouve très humain. Mais moins présent sur le terrain en Belgique que ne l’étaient son père et le successeur de celui-ci. Et pour cause : Delhaize n’a plus rien à voir avec le groupe qu’il était au 20e siècle. En plus de la Belgique, il est actif aux Etats-Unis, en Grèce, en Roumanie, en Indonésie et au Luxembourg. L’autre raison : c’est qu’il existe un patron de Delhaize pour la Belgique et qu’il ne veut pas lui voler la vedette.

Pas un patron “bling bling”

“Bien qu’il soit un grand de la distribution, Pierre-Olivier Beckers ne se met jamais en avant”, confie Claude Boffa, consultant en distribution. “Il a du charisme mais refuse de jouer les stars, ajoute un membre de sa garde rapprochée. Il préfère mettre en avant la société qu’il représente.” Un sens de l’humilité qui peut parfois le rendre un peu distant voire froid. “Il a de la carrure, ses équipes américaines ont beaucoup de respect pour ce qu’il a réalisé là-bas”, complète Gino Van Ossel, professeur de distribution à la Vlerick School.

Pierre-Olivier Beckers n’est pas non plus un patron “bling bling”. “Vous ne le verrez pas au Zoute le 15 août ni aux soirées mondaines”, lâche un des proches. “J’ai une sainte horreur des cocktails mondains”, confirme celui qui ne croit pas dans les vertus des réseaux. Ce qui ne l’empêche pas de connaître personnellement la plupart des capitaines d’entreprise en Belgique sans en faire spécialement des amis : “Je scinde très nettement vie professionnelle et vie privée”, insiste-t-il. A la demande de Thomas Leysen, il a toutefois accepté la vice-présidence de la FEB.

Pierre-Olivier Beckers fait partie des derniers grands patrons francophones en Belgique. Mais il n’a pas ce côté flamboyant qu’avaient les Bodson, Davignon, Jacobs, Lippens et autres de Vaucleroy. “Je ne me considère pas comme faisant partie de l’ establishment, abonde-t-il. C’était davantage le cas de la génération précédente qui investissait énormément de temps, pour des raisons que je ne comprends pas mais que je respecte, dans des mondanités et qui tissait ainsi entre le milieu politique et celui des affaires un réseau très serré. Moi, je n’y crois pas. Je n’attends rien, en tant que patron de Delhaize, des autorités politiques ! C’est à la direction de Delhaize de prendre son destin en main.”

Ceci dit, cela ne l’empêche pas de tenir jalousement à son rôle d’ambassadeur de Delhaize alors qu’il pourrait déléguer une partie de ses missions de représentation au président, Georges Jacobs, avec lequel il prépare toutes les réunions du conseil d’administration. “Nous sommes assez complémentaires, précise l’ancien patron d’UCB. Nos rapports sont très simples car nous sommes deux personnalités très ouvertes.”

Difficile de trouver au plus international de nos patrons belges des défauts ou des faiblesses. “Je ne suis certainement pas parfait”, répond l’intéressé. “Il déteste être retardé ou perdre du temps jusqu’à en être parfois désagréable, lâche un de ses collaborateurs. Il peut être féroce si on ne fait pas bien les choses, si on n’assure pas le suivi jusqu’au bout.” Pour d’aucuns au sein de ses troupes, il tarde parfois à prendre des décisions difficiles. D’autres le trouvent parfois un brin autocratique. “Je n’aime pas éprouver le sentiment de ne pas contrôler la situation”, nuance l’administrateur délégué. C’est l’une des raisons pour lesquelles il n’a pas de chauffeur, se déplace rarement en taxi, même pour se rendre à l’aéroport. “J’ai une tendance un peu mère poule qui a le don d’énerver mes enfants et qui m’amène à vouloir être au courant de tous les dossiers même si j’ai mis en place une culture d’entreprise très décentralisée.”

La montagne et les courses automobiles pour décompresser

Homme de défis, Pierre-Olivier Beckers passe ses vacances en haute montagne avec son épouse, à skier ou à escalader des sommets. Il possède un chalet en Suisse. “J’ai gravi un des plus beaux 4000 m des Alpes, cet été avec ma femme.” Une autre de ses passions : le sport automobile. “Quand j’étais petit, j’étais fou de voitures de courses. Les murs de ma chambre étaient tapissés de posters. Depuis sept à huit ans, je participe avec deux amis et Eric Mestdagh (Ndlr : le patron des magasins Champion en Belgique) aux 25 heures de Francorchamps Fun Cup.” Ces deux hobbies lui permettent de faire le vide. “Lorsque je roule ou quand je fais de l’escalade, je ne pense pas à Delhaize car le moindre faux pas peut s’avérer mortel.”

L’homme a une excellente hygiène de vie. Il soigne sa condition physique, son alimentation et son rythme de sommeil pour tenir le coup. Pour les grands restaurants le midi, c’est niet ! “C’est une perte de temps”, assène-t-il. Contrairement à d’autres grands patrons, Pierre-Olivier Beckers ne s’est jamais fait coacher. “C’est mon épouse Corine, qui est kiné de formation, qui joue ce rôle.” Discret et plutôt réservé en public, le CEO de Delhaize est, dit-on dans son entourage, “un bon vivant qui aime raconter des blagues”. A la liste des valeurs de l’entreprise, il a d’ailleurs ajouté celle de l’humour. “L’humour est très important pour moi car il permet de relativiser tant les succès que les échecs et de faire passer un tas de messages. De plus, une société qui a de l’humour fait preuve de plus de créativité et d’innovation.”

Bien que les actionnaires familiaux (ils sont une cinquantaine à se partager quelque 20 % du capital de l’entreprise) ne soient plus liés par aucun pacte, l’administrateur délégué organise deux fois par an des réunions d’information à leur intention.

Président du COIB Pierre-Olivier Beckers a pratiqué de nombreux sports. Il s’est d’abord lancé dans le judo avant de verser dans la natation. Il a été champion cadet du Brabant dans la catégorie “brasse” mais il ne s’en vante pas. “C’est après avoir vu Mark Spitz remporter ses sept médailles d’or aux Jeux olympiques de Munich en 1972 que je me suis plongé à fond dans la natation.” C’est à cette époque aussi, poursuit-il, qu’il a eu le déclic pour l’idéal olympique. Est venu ensuite le hockey sur les terrains ucclois du Racing – passion qu’il partage aujourd’hui avec ses trois fils, dont l’un évolue en première division nationale au Léo -, le ski, l’escalade, le golf, les sports moteurs… C’est cette passion pour le sport qui l’a incité à devenir président du COIB en 2004, et à “resigner” l’an dernier pour un second mandat de quatre ans.

Au départ, sa candidature avait suscité les critiques des Flamands qui le trouvaient “trop francophone” pour chapeauter l’une des dernières organisations nationales du pays. Mais l’homme a rapidement pallié cette lacune en perfectionnant la langue de Vondel qu’il maîtrisait moins bien que l’anglais. D’autres personnes rétives à sa candidature craignaient qu’il manque de temps pour s’impliquer pleinement dans cette mission. Pierre-Olivier Beckers s’est organisé en conséquence. “On n’a jamais eu un président avec un tel sens des responsabilités, souffle-t-on dans les couloirs du comité. Quand il est en Belgique, il passe une fois par semaine au COIB et y reste plusieurs heures. C’est un président qui essaie de faire bouger les choses.” A l’inverse, le président du COIB se sert des valeurs de l’olympisme dans ses présentations chez Delhaize pour motiver ses troupes.

A côté de la présidence du COIB, un autre mandat l’a accaparé ces derniers mois : la coprésidence du Consumer Goods Forum, qui vient d’être installé à New York. “Cette plateforme mondiale vise à permettre aux distributeurs et fabricants de discuter de diverses problématiques comme l’obésité, l’impact écologique du transport et les emballages.” Un poste qui lui permet de côtoyer les huiles de la distribution mondiale. “Nous ne sommes plus que quatre dans les grands groupes de distribution mondiale à avoir gardé notre place de CEO ces 10 dernières années. Même si je ne suis pas le plus âgé, je suis un peu devenu la vieille plante qui connaît tout le monde dans le secteur ! Je suis déjà un vétéran dans le monde de la distribution !”

Aux commandes pour 10 à 15 ans encore

Vétéran peut-être mais pas question de retraite anticipée même si le principal intéressé ne se sent pas “propriétaire du titre de CEO jusqu’à ses 65 ans”. “Comme il mène bien sa barque et qu’il a une bonne hygiène de vie, il est parti pour rester encore 10 à 15 ans à la tête du groupe”, pronostique Pierre Dumont. Et ainsi battre le record de son père qui a dirigé la société entre 1970 et 1989. Pour l’heure, en tout cas, il reste à “110 %” mobilisé par sa mission. A savoir : “Jeter les bases pour que Delhaize soit encore là dans 100 ans.” En solo alors que les analystes financiers évoquent à nouveau l’intérêt d’un rapprochement entre le groupe belge et son concurrent néerlandais Ahold ? “Delhaize a toutes les bases et les ressources pour continuer son développement seul et mon objectif est de renforcer cette capacité à rester seul. Toutefois il ne faut pas se fermer de portes au cas où une opportunité se présenterait.”

Sandrine Vandendooren

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content