Luc Tayart de Borms (Fondation Roi Baudouin): “Nous sommes engagés, mais pas militants”

© FRANKY VERDICKT

Une oeuvre caritative, c’est pour beaucoup de gens une lumière dans la nuit. Mais c’est aussi un véritable business. Du moins est-ce ce que l’on peut conclure des résultats annuels présentés cette semaine par la Fondation Roi Baudouin. Les explications de Luc Tayart de Borms, à la tête de l’organisation depuis 21 ans.

La Fondation Roi Baudouin a soutenu pas moins de 2.559 organisations et individus en 2017. Elle a consacré 44 millions d’euros, sur un budget de 64 millions, au soutien de diverses organisations. A cela s’est ajouté le financement de recherches, de journées d’étude, de publications, etc. Son budget de fonctionnement a du reste été porté à 75 millions d’euros pour 2018. Ce qui n’est rien au regard du portefeuille d’actifs et des fonds que gère une organisation valorisée à plus d’un milliard d’euros. La bienfaisance serait-elle devenue un véritable business ?

TRENDS-TENDANCES. Faire des bénéfices, pour une organisation qui soutient de bonnes causes, peut paraître paradoxal. Ne serait-il pas préférable d’accorder plus d’aides encore ?

LUC TAYART DE BORMS. Pertes et profits sont en effet des notions qui peuvent paraître paradoxales dans le non-marchand. Or, une fondation applique les mêmes principes comptables qu’une entreprise traditionnelle. Dans notre cas, le bénéfice s’appuie sur deux piliers : d’une part, les capitaux hérités ou reçus en donation, de l’autre, les plus-values réalisées lorsque nous vendons une fraction de notre portefeuille, et dont dépend étroitement l’évolution des bénéfices. Chez nous, “faire des bénéfices” signifie surtout percevoir de nombreux héritages et libéralités.

Ces sommes ne peuvent-elles être réinvesties plus largement au profit de certaines causes ?

Dans le principe, oui, mais à 95 % de ces dons et héritages, sont associées des obligations à long terme, comme celle d’investir dans la recherche contre le cancer. De surcroît, notre politique veut que nous consacrions chaque année 3 % de la valorisation boursière de chacun de ces capitaux à l’exécution de l’objectif imposé et 0,7 %, à la couverture de nos dépenses. Pour les montants peu élevés, cette méthode est assez difficile à mettre en oeuvre. Un héritage de 100.000 euros qui doit être affecté à la recherche contre le cancer ne permet pas d’appliquer cette stratégie. Dans la mesure où le testament nous y autorise, nous tentons d’étaler la dépense sur cinq à 10 ans, ou nous versons la somme dans un fonds créé dans ce même objectif. Nos budgets augmentent grâce à cette méthode, mais nos dépenses aussi. Quant aux organisations soutenues, leur nombre ne cesse de croître.

Nous sommes essentiellement financés par des gens sans enfants, qui n’ont jamais été mariés et qui ont travaillé dur après la Seconde Guerre mondiale.

Le montant même des aides accordées est orienté à la hausse. Comment expliquez-vous cela ?

Tout est lié au type de fonds. La recherche scientifique coûte cher. En revanche, les fonds qui soutiennent des organisations sociales à un échelon communal sont beaucoup moins importants. Il est tout à fait exact que le montant moyen des soutiens accordés augmente, mais c’est dû au fait que la plupart des héritages doivent être consacrés à la recherche scientifique et médicale, extrêmement onéreuse.

Ceci étant, nous fonctionnons à une échelle très inférieure à celle de l’étranger. Nous faisons figure d’exception, dans la mesure où la plupart des fondations accordent des soutiens plutôt élevées. Voyez la Fondation Bill et Melinda Gates, qui n’intervient pas en deçà de 500.000 dollars. Je pense pourtant que notre approche est pertinente car pour certaines organisations, même 1.000 euros peuvent faire une différence.

Nous ne nous distinguons pas seulement par le niveau des montants octroyés : nous privilégions également une approche plus démocratique et pluraliste, ce qui nous rend plus crédibles. Ce ne sont ni le conseil d’administration, ni le personnel, qui décident de l’affectation des fonds : nous confions cette responsabilité à des jurys et des comités de sélection au sein desquels siègent gratuitement des experts indépendants. Les grandes fondations internationales agissent autrement – toutes les décisions sont aux mains d’un responsable de programme.

Luc Tayart de Borms (Fondation Roi Baudouin):
© FRANKY VERDICKT

Cette méthode contraint naturellement les fonds à investir d’importants capitaux. Quelle est votre stratégie ?

Les fonds américains investissent davantage en actions que les fonds européens. Nous-mêmes investissons relativement beaucoup en actions au regard des normes européennes. Longtemps, les fondations du Vieux Continent se sont limitées aux obligations. Nous en détenons toujours, mais 55 % du capital sont désormais investis en actions. Pour pouvoir donner un petit 4 % l’an sur ses fonds propres, il faut dégager un rendement de près de 6 %.

Vous êtes à la tête de la Fondation depuis plus de 20 ans. Comment le monde des oeuvres caritatives a-t-il évolué ?

Beaucoup de choses ont changé. C’est normal, le monde est en pleine mutation. L’idée d’investir en combinant retombées sociales et financières gagne désormais du terrain. Au lieu d’accorder une aide à une coopérative burundaise active dans la culture du café, on peut tout aussi bien investir le même montant dans un fonds qui prêtera à cette coopérative l’argent nécessaire à la construction d’une usine de déparchage ( traitement final des grains de café, Ndlr). A partir de là, l’aide n’est plus seulement un subside, mais un investissement. Ce genre d’idée fait véritablement son chemin.

Les investissements durables ont eux aussi désormais leur place dans la politique de la Fondation. Nos décisions d’investissement tiennent compte de l’aspect social, de la responsabilité sociétale et de la gouvernance. Quant à la philanthropie, elle est remise au goût du jour. Lorsqu’il y a des années, nous avons créé le Centre de philanthropie, nous avons hésité à le baptiser ainsi, tant ce nom était désuet. Aujourd’hui, des personnalités comme Bill Gates et Marc Zuckerberg rendent à la philanthropie ses lettres de noblesse.

Les investissements durables ont eux aussi désormais leur place dans la politique de la Fondation.

Nous établissons tous les trois ans un Index de la philanthropie. Il permet de constater que si les montants perçus ont été moins élevés pendant la crise financière, le nombre de donateurs est resté sensiblement inchangé. A présent que la confiance renaît, les donations se multiplient. Les gens s’intéressent à notre action. Il n’est pas rare que l’on nous demande d’encadrer un projet philanthropique. La Belgique n’est pas le pays le plus accueillant sur les plans juridique et fiscal – avant 2002, le concept de fondation n’y existait juridiquement même pas. Certes, la Fondation Roi Baudouin a été créée en 1976, mais sous la législation relative aux ASBL. Nous ne cherchons pas à avoir le monopole. Les très riches ont leurs propres conseillers ; du reste, ils ne représentent pas nos principaux donateurs. Nous sommes essentiellement financés par des gens sans enfants, qui n’ont jamais été mariés et qui ont travaillé dur après la Seconde Guerre mondiale – l’on pourrait dire la génération “bons de caisse” des années 1970 qui a investi dans l’immobilier.

Vous êtes donc la Fondation de la classe moyenne ?

(Il rit) On peut dire cela ainsi. En tout cas, de la classe moyenne supérieure. Les personnes âgées qui ont vécu le boom économique des années 1980 et 1990 sont financièrement à l’aise.

La mission de la Fondation est vaste. La Loterie Nationale la soutient généreusement, année après année. Comment définissez-vous vos objectifs ?

Contrairement à ce que conseillent tous les ouvrages de management, nous refusons de nous focaliser sur un sujet en particulier, même si nous avons désormais défini des domaines d’activité précis. Cela est dû au fait que nous acceptons les héritages : les testateurs imposent la direction à emprunter. C’est normal. Mais notre approche a également l’avantage de permettre aux philanthropes de disposer d’un “guichet unique”, grâce auquel ils peuvent soutenir en une seule opération aussi bien des patrimoines communaux que la coopération au développement, par exemple.

La Loterie Nationale est en effet l’une de nos grandes sources de financement : elle fournit 9,8 millions d’euros, sur un budget annuel de 75 millions d’euros. Cela nous permet d’axer nos efforts sur un certain nombre de problèmes sociétaux dont nos donateurs se préoccupent moins, comme la migration. En réalité, indépendamment de ce que peut décider le conseil d’administration, les donations très élevées peuvent entraîner des déséquilibres. La Fondation de France avait un jour reçu de la famille Bic un héritage aussi élevé que tous ses autres fonds.

Par ailleurs, nous privilégions le long terme et ne collectons pas activement des fonds : nous ne cherchons pas à concurrencer les organisations qui s’adressent au grand public, comme Médecins Sans Frontières ou Action Damien. Nous participons bien à des campagnes publiques, comme Viva for Life, mais uniquement pour soutenir des projets.

Luc Tayart de Borms (Fondation Roi Baudouin):

Qui sélectionne les projets ?

La sélection est confiée aux 2.600 volontaires qui composent les comités de gestion et les jurys, dont les décisions sont arrêtées en toute indépendance. Pour les nouveaux venus au sein du conseil d’administration, cette politique exige une certaine faculté d’adaptation. Si la stratégie globale suit une orientation sommet-base, la mise en oeuvre se déroule dans l’autre sens. Nous sommes donc une organisation en réseau, dont les comités, certes constitués par la direction, sont pluralistes, pour renforcer la confiance. En réalité, ce type de peer review est classique dans le secteur de la recherche scientifique, mais nous l’appliquons à tous les domaines.

Cette stratégie présente plusieurs avantages, dont le principal est, d’après moi, la recherche du consensus qui régit les processus de décision. Je n’ai rien contre les compromis, mais nous mettons l’accent sur l’intérêt général. Nombreuses sont les associations qui se fient à la toute-puissance d’un responsable de programme, qui statue seul. En tant que fondation pluraliste, c’est quelque chose que nous ne pouvons nous permettre.

La recherche du consensus ne complique-t-elle pas considérablement le travail du conseil d’administration ?

Faire en sorte qu’un conseil d’administration opte pour un et un seul choix stratégique est horriblement compliqué. Il faut toujours disposer de deux ou trois propositions, qui soient complémentaires. Il n’est pas non plus question de consulter le conseil sur la manière de résoudre une problématique en particulier – la crise des réfugiés, par exemple. Dans ce domaine, le pluralisme est incompatible avec le consensus. En revanche, il est tout à fait possible de le convaincre que la crise des réfugiés est un problème important, qui ne sera pas résolu en quelques jours et qui exige une solution démocratique.

La Fondation soutient également de nombreux projets à l’étranger. Quelle est l’importance de l’aide internationale dans sa politique ?

Les problèmes de société belges et européens sont, logiquement, étroitement liés. De surcroît, nous ne sommes pas une institution fédérale, mais une fondation privée active dans de nombreux domaines. Nous intervenons parfois en Belgique, parfois en Wallonie, en Europe, voire au-delà. L’une de nos forces réside dans le fait de pouvoir relier ces différents niveaux.

Aujourd’hui, des personnalités comme Bill Gates et Marc Zuckerberg rendent à la philanthropie ses lettres de noblesse.

Les réformes de l’Etat ne nous affectent pas réellement. L’internationalisation est aussi en partie un phénomène naturel. Nos activités en Afrique sont un héritage des générations précédentes, qui avaient de la famille là-bas ; puisque ces fonds nous ont été confiés, nous sommes actifs sur ce continent également.

Vous considérez-vous plutôt comme un banquier ou comme un lobbyiste ?

Ni l’un, ni l’autre, même si le métier a évolué. Au départ, la Fondation ne fonctionnait que sur ses fonds propres et sur les dotations de la Loterie Nationale. Le rôle d’une organisation comme la nôtre doit être observé dans son contexte, lequel n’est pas le même au Congo qu’en Belgique. Là-bas, beaucoup de choses partent à vau-l’eau alors que la Belgique dispose de pouvoirs publics forts et d’entreprises dynamiques. Quelle est dès lors, à l’intérieur de nos frontières, notre valeur ajoutée ? Elle se situe surtout dans notre capacité à rassembler. C’est du reste la raison pour laquelle nous organisons nombre de journées d’études, donnons des conseils ad hoc, mettons certains thèmes sociétaux à l’agenda, etc. Mais je n’ai en aucun cas le sentiment qu’il s’agisse de lobbying. La Fondation ne défend aucun projet sur lequel un groupe pluraliste n’a pas fait rapport. L’approbation du conseil d’administration n’est pas indispensable. Les rapports sont adressés à la Fondation, ils n’en émanent pas. La différence est subtile, mais importante.

Nous avons la capacité à fédérer les qualités humaines, à observer et initier les changements sociétaux. Prenez l’exemple des titres-services : ils ont été imaginés ici, étant entendu que les choix politiques ont évidemment été faits rue dela Loi. Nous sommes engagés, mais pas militants. Il est très agréable de vivre en sachant que l’on peut faire énormément de choses, tant que l’on ne veut pas absolument savoir à qui les crédits seront attribués. Ce sont généralement d’autres qui ont l’honneur de partir avec le fruit de notre travail, mais c’est bien ainsi. Mon boulot est de pérenniser la plus-value sociétale de la Fondation, le travail de banquier n’est qu’un moyen. Mettre un banquier à la tête de l’organisation serait du reste un très mauvais calcul. La Fondation Roi Baudouin est investie d’une mission, au sens littéral du terme.

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