Le Routard, un business qui marche

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En quatre décennies, le Guide du Routard est devenu une véritable marque, au point de se décliner désormais sur des chaussures, des produits d’assurance et des ouvrages personnalisés. Retour sur une saga décoiffante, portée par son infatigable fondateur Philippe Gloaguen.

“Tout faire pour garder l’emploi sans vendre son âme au diable”. Voilà ce que répond étonnamment Philippe Gloaguen, patron fondateur du Routard, lorsqu’on l’interroge d’emblée sur la stratégie marketing qui enrobe son célèbre guide. Car cette bible du voyageur francophone, qui fête ses 40 printemps cette année, est bel et bien devenue une entreprise performante et surtout une marque culte qui continue à séduire le lecteur nomade. Chaque année, le Routard s’écoule à 2,5 millions d’exemplaires en français, sans compter les milliers de guides édités également en néerlandais (sous le nom de Trotter), en espagnol et en italien. Pour 2013, Philippe Gloaguen vise d’ailleurs les 32 millions d’euros de chiffre d’affaires, histoire de continuer à faire tourner la machine, avec un bénéfice qui n’atteindra certes plus les 6 % comme il y a 10 ans, mais qui gravitera malgré tout autour des 2 %.

L’homme qui apparaissait tel un baba cool sur le tout premier guide sorti dans les seventies n’a donc aucun complexe à revendiquer désormais l’étiquette d’entrepreneur. “Le Routard fait vivre une équipe de 120 personnes et il n’y a aucun déshonneur à dire qu’il est devenu une entreprise, lâche Philippe Gloaguen. Et ma fierté, aujour-d’hui, c’est que nous avons réussi à maintenir l’emploi malgré la crise.”

A la crise économique qui freine le nombre de départs en vacances et donc la vente de guides de voyage, s’ajoutent également les menaces qui planent au-dessus du papier. Comme les journaux et les magazines, le Routard pourrait en effet subir, à terme, une rude concurrence de la part des tablettes numériques et des smartphones truffés d’applications dédiées aux séjours plus ou moins exotiques. Mais pour l’instant, Philippe Gloaguen semble ne pas prêter attention à ces nouveaux concurrents qui pourraient pourtant remettre en question son business model. “Le Routard n’a pas besoin de batteries pour livrer ses bons plans, ironise le patron aux cheveux blancs. Il ne craint pas le sable, on peut l’annoter ou surligner des passages au Stabilo, et il peut même tomber par terre. Et tout cela, pour 9,90 euros ! A ce jour, il reste donc le meilleur des produits nomades.”

Routard.com Viscéralement attaché au format papier, “parce qu’on existe aussi grâce à la confiance des libraires et que ce n’est pas le moment de les laisser tomber”, le Routard n’a pas pour autant raté son virage numérique. Depuis 2002, le guide s’est doté d’un site internet gratuit qui distille ses conseils et ses informations pratiques sur 200 destinations, tout en donnant la parole aux voyageurs à travers des forums animés. Attirant plus de 2,3 millions de visiteurs uniques par mois, www.routard.com occupe 10 personnes à temps plein et s’avère également rentable grâce aux banners publicitaires commercialisées sur la plateforme.

Bien sûr, le site internet du Routard sert d’outil promotionnel pour le support papier, mais il ne représente toutefois pas le seul point d’ancrage digital de l’entreprise, qui n’est donc pas totalement hermétique à la migration numérique de ses éditions imprimées. Actuellement, le guide de voyage propose en effet 10 applications iPhone pour 10 villes, à savoir huit destinations européennes auxquelles s’ajoutent New York et Marrakech. Vendue 5,49 euros chacune, ces applis offrent l’immense avantage de la géolocalisation, proposant ainsi au touriste un vrai service interactif en matière de visites culturelles, de choix d’hôtels et de restaurants tout proches. “C’est un outil formidable mais qui n’est actuellement pas rentable, temporise Philippe Gloaguen, car il faut compter en moyenne 20.000 euros par appli en coûts de développement. Il faut donc en vendre un paquet pour rentrer dans les frais ! Sincèrement, je ne pousse pas à la multiplication de ces applications et il n’y a d’ailleurs aucun projet prévu pour une appli iPhone couvrant tout un pays.”

Au contraire, le Routard profite même de son quarantième anniversaire pour occuper plus que jamais le terrain du papier avec une collection low cost qui sortira en octobre prochain. Baptisé Routard Express et principalement axé “jeunes”, ce nouveau produit comportera six titres — Londres, Venise, Rome, Paris, Barcelone et New York — vendu 4,90 euros chacun et se présentera dans un format ressemblant à “une espèce de plan dépliant” (dixit le patron), avant de s’enrichir de six autres grandes villes pour le printemps 2014.

Une marque culte Mais si le papier semble toujours au coeur des préoccupations de Philippe Gloaguen, ce dernier ne redoute-t-il pas malgré tout la concurrence d’autres acteurs numériques comme par exemple le site TripAdvisor qui joue aussi la carte de la complicité en mettant davantage l’avis des consommateurs en avant ? Confiant, le fondateur du Routard affirme ne pas craindre ce type de concurrent “trop américain” (sic), à qui il compte de toute façon bien répondre d’ici l’hiver prochain avec “le développement d’une espèce de TripAdvisor français sur notre site”, lance en primeur l’intéressé. Il est vrai que Philippe Gloaguen dispose d’une arme de choix dans la “mise à jour” et le développement de son business touristique : en 40 ans, le Routard est devenue une marque forte dont l’univers est immédiatement perceptible dans le chef du consommateur.

Et comme toute marque forte, elle puise ses fondements dans une belle histoire au parfum de mythe : le tout premier guide de voyage écrit par le jeune étudiant en commerce a été refusé par 19 maisons d’édition avant d’être signé en 1973 par un tout petit éditeur qui sera, peu de temps après, écrasé par un bus ! Vu son succès immédiat grâce à son ton inédit dans le secteur, le Routard sera alors très vite récupéré par le groupe Hachette qui, avec sa machine de guerre commerciale, donnera au titre tous les moyens nécessaires pour prendre définitivement son envol.

Quarante millions d’exemplaires plus tard, le Routard s’est bien installé au sommet de l’édition touristique francophone, fort de la relation de confiance et de proximité qu’il a su créer et entretenir avec le lecteur, au point de devenir une mar- que “malgré lui” : “A l’origine, il n’était pas question que le Routard devienne une marque, précise Philippe Gloaguen. Tout ceci est la conséquence du succès. Car si le produit ne tient pas la route, il n’y a jamais de marque. J’ai simplement dû un jour la déposer lorsque les anciens pneus Kléber-Colombes ont utilisé, en 1976, le nom du Routard dans une campagne de pub nationale. Je devais protéger mon travail.”

Sur mesure et produits dérivés Au fil du temps, la marque a décollé, au même titre que les guides de voyage, se déclinant désormais aussi bien sur des chaussures et des vêtements (lire l’encadré ci-contre) que sur des séries spéciales de voitures ou encore d’autres produits dérivés. Même le monde des assurances propose aujourd’hui un produit Routard Assistance commercialisé par le groupe Avi International et vendu sur le site internet du célèbre guide. “Dans les années 1980, il n’existait pas de produit d’assurance ‘facile’ pour les voyageurs, enchaîne Philippe Gloaguen. Or, nous recherchions à l’époque une assistance globale et pas chère, et nous avons donc trouvé un petit courtier qui nous a conçu un produit spécifique qui couvre d’ailleurs nos rédacteurs en voyage depuis plus de 20 ans. Aujourd’hui, la “Routard Assistance” marche très bien et génère environ 10.000 euros de revenus de licence par mois.”

Juteux, le filon du Routard est aussi exploité par l’entreprise pour vendre des guides “sur mesure” à de grandes marques commerciales désireuses d’associer leur nom à la silhouette du fameux globe-trotter et de séduire ainsi leurs propres clients avec un produit original. Du Club Med au quotidien français Les Echos, en passant par Hertz, Renault ou encore Total, on ne compte plus les Routard “customisés” qui ont apporté leur paquet d’argent sonnant et trébuchant au guide mythique. Au risque de diluer l’âme du guide dans une grande soupe lucrative ? “Ce qui compte, c’est l’emploi ! répète inlassablement Philippe Gloaguen, légèrement courroucé par la question sensible du respect d’une certaine déontologie. Moi, au moins, je ne licencie personne ! Il est vrai que nous sommes souvent sollicités et je suis d’ailleurs davantage dans l’attitude du refus que de l’acceptation. Car nous avons évidemment nos limites. Vous ne verrez jamais un guide du Routard associé à une marque d’alcool, de cigarettes ou de produits industriels culinaires.”

Et si, par toute cette politique de diversification, l’entreprise est devenue aujourd’hui une affaire qui marche, il n’est toutefois pas question pour Philippe Gloaguen de songer à la vendre, même s’il se dit incapable de se prononcer sur la pérennité de la marque à long terme.

Seul maître à bord du Routard, le sexagénaire pourrait toutefois passer le relais à l’un de ses deux fils dans les années à venir. Soit à l’aîné, hôtelier, âgé de 30 ans ; soit au cadet, un publicitaire de 27 ans. “Tout ça leur reviendra ! conclut l’entrepreneur. Si je voulais être riche, je vendrais tout simplement le Routard, comme l’a fait le propriétaire de Lonely Planet, mais il n’en est pas question. Je vis bien. Et mon boulot, c’est de continuer à vendre des bouquins.”

32 MILLIONS D’EUROS Le chiffre d’affaires espéré par Philippe Gloaguen, patron du Routard, pour l’année 2013. Les chaussures du Routard, une histoire belge 123 C’est en 1998 qu’une PME wallonne décroche, contre toute attente, la première licence pour exploiter la marque du Routard sur des vêtements et des chaussures.

Basée à Fleurus, la société AGC a tapé dans l’oeil de Philippe Gloaguen et son directeur Joe Garot commercialise alors les tout premiers modèles textiles frappés du logo de l’infatigable voyageur. Dix ans plus tard, AGC est revendue à l’entreprise belge Manexco, société soeur de Chaussures Maniet, à laquelle le patron du Routard donne son feu vert pour que se poursuive l’aventure commerciale, moyennant une commission de 8 à 10 % sur le prix des produits facturés aux magasins.

“Nous livrons aujourd’hui 200 points de vente en Belgique pour le textile et les chaussures, contre seulement une petite centaine de magasins en France où l’on ne fournit, pour l’instant, que des chaussures, affirme Arnaud Vanderplancke, product manager de Manexco. Nous travaillons avec une société belge qui s’occupe du stylisme et du développement, et les produits sont ensuite fabriqués au Portugal et en Tunisie.” Représentant plus ou moins 12 % du chiffre d’affaires de Manexco (soit 1,5 million d’euros sur un total de presque 12 millions), les chaussures et les vêtements du Routard sont aujourd’hui au coeur d’une nouvelle stratégie commerciale visant à doper l’énorme potentiel de la marque en ce 40e anniversaire du guide de voyage. “Il est vrai que le Routard dispose d’un grand capital sympathie, enchaîne Arnaud Vanderplancke, et notre volonté est d’aller plus loin, plus fort, en développant davantage le textile et la baga-gerie, en plus des chaussures qui, jusqu’ici, étaient prioritaires.” Shorts de randonnée, tee-shirts anti-UV, pantalons à séchage rapide, vestes anti-moustiques, baskets en toile, sac à dos multipoches…, la gamme de vêtements, d’accessoires et de chaussures du Routard va s’étoffer dans les prochains mois pour attaquer légitimement et surtout plus agressivement le marché français, avec l’espoir secret de s’intéresser un jour à la Suisse et au Canada, tout aussi friands des fameux guides de voyage. En attendant, Manexco devrait prochainement bénéficier d’une meilleure visibilité sur le site du Routard pour commercialiser également ses produits en ligne.

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