“Le ‘business model’ efficace de la voiture autonome est la gratuité”

© Reuters

Google pourrait lancer la voiture autonome comme un service gratuit. A l’instar de son moteur de recherche et de son système de messagerie Gmail. C’est en tout cas la thèse de Franck Cazenave, “marketing & business development director” chez Robert Bosch, qui y voit une menace pour les constructeurs automobiles. Il les invite à ne pas (trop) collaborer avec le roi de la Silicon Valley et à plutôt s’unir pour lui répliquer.

Première capitalisation boursière mondiale, Google devient un souci en même temps qu’une tentation pour les constructeurs automobiles. Fiat Chrysler vient de s’en rapprocher pour développer des voitures autonomes. Mais Franck Cazenave, auteur du livre Stop Google, met les constructeurs en garde.

FRANCK CAZENAVE. On voit des Google Cars en rue : 57 Google Cars roulent dans la baie de San Francisco, au Texas, à Austin, à Phoenix, dans l’Arizona et à Kirkland, dans l’Etat de Washington. Elles accumulent 15 à 20.000 kilomètres par semaine. Je pense d’ailleurs que 1.000 Google Cars pourraient changer le monde, le marché de l’automobile, la mobilité et même le commerce. Google n’a pas besoin d’être un constructeur automobile comme ceux qui nous connaissons, qui sortent des millions de voitures chaque année, pour amortir les investissements.

Comment ces véhicules pourraient-ils être, demain, utilisés par les particuliers ? Google est muet à ce sujet.

La voiture d’aujourd’hui est devenue un produit standardisé : des places devant et derrière, quatre roues, un moteur thermique… C’est un couteau suisse qui doit tout faire : la ville, les longs trajets, accepter un conducteur seul mais convenir aux passagers. Google mise plutôt sur un véhicule urbain, une sorte de pod (capsule, Ndlr) de deux places qui roule à 50 km/h. Le tout mis à disposition gratuitement.

Justement, quel serait le modèle économique de la Google Car ?

Google veut devenir le booking.com du monde réel, amener les gens vers les lieux de consommation et être rémunéré pour cela. Vous voulez acheter des chaussures ? Google vous y amène contre rémunération du vendeur. C’est le modèle économique de Google : il fait déjà payer les magasins aujourd’hui, pour apparaître sur Google Maps. C’est le même principe.

Votre hypothèse est que le déplacement sera gratuit ?

Pour moi, le business model efficace est surtout celui de la gratuité. Regardons celui de Google : il offre des services avec un moteur de recherche, Chrome, YouTube, Google Photos… Le tout gratuitement. Le but : capter les données des individus, puis permettre aux annonceurs de cibler les consommateurs. De cette façon, Google capte déjà 12 % du marché mondial de la publicité. C’est l’ADN de Google ! Il n’y a pas de raison qu’il ne fasse pas de même avec ses voitures autonomes. Transporter quelqu’un sur 5 ou 10 km dans une voiture électrique, sans conducteur, ça va coûter quoi ? Quelques centimes d’euros d’électricité. C’est la transposition du modèle Google au monde réel.

Est-ce que les villes sont prêtes à recevoir ces voitures autonomes ?

La ville américaine est plus simple que la ville européenne : 50 % n’ont pas de trottoirs, peu de piétons, pas de ronds-points, et une structure simple. En ce qui concerne la réglementation, les Etats-Unis n’ont pas ratifié la convention de Vienne de 1968, qui impose la présence d’un conducteur dans une voiture. Idem pour le Royaume-Uni d’ailleurs, où Londres pourrait se transformer assez rapidement pour accueillir la Google Car. Par contre, en France et en Belgique, il faut une évolution de cette convention. Et il faut surtout aménager les villes pour accueillir les voitures autonomes.

Quelle est la menace pour les constructeurs automobiles ? Elle devrait être réduite si Google ne s’intéresse qu’à quelques services urbains ?

Le premier enjeu, c’est la multi-motorisation. Selon l’institut GiPA, 33 % des ménages français et 45 % des ménages belges possèdent plus d’une voiture. Le deuxième enjeu se situe au niveau des dépenses d’un ménage consacré à l’automobile : 10 % en moyenne en Europe, c’est le deuxième budget après le logement. Si Google fait une proposition disruptive dans les villes, il pourrait à terme rendre moins nécessaire la possession d’une seconde voiture, voire même de la voiture principale. De manière générale, c’est la question de la propriété qui est en jeu face à la voiture partagée.

Cela explique que Mercedes ou BMW prennent les devants en développant les services de voiture partagée Car2Go et DriveNow ?

Bien sûr ! En France, le parc est de 38 millions de voitures pour 66 millions d’habitants. Cela représente un actif de plus de 500 milliards d’euros qui est utilisé 10 % de son temps. Nonante pour cent du temps la voiture est en effet garée ! La situation est identique en Belgique.

L’autopartage n’est-il pas un suicide pour les constructeurs ? Ils vendront moins de voitures…

Pas sûr ! Aujourd’hui, 2 millions de voitures se vendent tous les ans en France (500.000 en Belgique, Ndlr), et parcourent en moyenne 13.000 km. Si les voitures sont partagées, elles rouleront plus et seront remplacées plus souvent. Le volume des ventes peut rester identique voire augmenter. En Europe, 15 % de la population souffre d’un handicap. Donc, avec la voiture sans chauffeur, de nouveaux utilisateurs prendront la route !

Selon vous, la Google Car sera urbaine. Les voitures que nous connaissons, les “couteaux suisses” comme vous dites, vont-ils aussi évoluer vers l’autonomie pour tous les trajets ?

Une voiture urbaine autonome d’ici 2020, c’est possible ! Pour la voiture ” couteau suisse “, ce n’est pas avant 2025. Et certaines conditions météorologiques, comme la neige, posent des problèmes.

Vous estimez que Google constitue une menace pour les constructeurs d’automobiles. Avez-vous l’impression qu’ils soient en train de réagir ?

Ils ont réagi, par exemple, avec le rachat de l’activité de cartographie de Nokia, Here, par trois constructeurs allemands (Mercedes, BMW, groupe VW). La cartographie est stratégique pour les voitures sans chauffeur.

Google est-il actuellement le plus fort en cartographie ?

Google réalise la cartographie en trois dimensions, nécessaires pour la conduite automatique, en repérant les trottoirs, les bâtiments ou la signalisation. Here le fait aussi. Google avait annoncé, fin 2013, avoir couvert 10 millions de km en 3D. Here annonçait 2 millions de km fin 2014.

Le nom Here est nettement moins familier aux conducteurs, qui connaissent mieux Google Maps…

Here possède 80 % de parts de marché de la cartographie embarquée dans la voiture. Seulement, selon le GiPA, en France, 70 % des conducteurs possèdent un smartphone et 65 % utilisent une application de navigation. Google est le leader de la cartographie sur smartphone avec Google Maps et Waze. Here a une audience réduite sur smartphone.

Les automobilistes sont habitués aux smartphones, et cela explique pourquoi beaucoup de constructeurs ont accepté que des applications de smartphones puissent s’afficher sur le tableau de bord, avec les services Apple CarPlay et Android Auto. N’est-ce pas une menace pour Here, donc pour les constructeurs auto face à Google ou Apple ?

Si vous avez Android Auto dans votre voiture, vous utiliserez probablement la cartographie Google Maps ou Waze de votre smartphone, ou Apple Plan pour Apple CarPlay. Et plus vraiment la cartographie intégrée à la voiture. Le lien avec Here risque donc d’être coupé des utilisateurs, sauf si des géants du Web l’utilisent pour leurs applications smartphones, en complément de la voiture.

Les constructeurs ne se protègent-ils pas en limitant les données de la voiture accessibles aux smartphones qui animent Apple CarPlay ou Android Auto ?

Posez la question aux constructeurs ! Ils signent des contrats avec Google et Apple dont les conditions ne sont pas dévoilées… Ne soyons pas candides : l’ADN de Google réside dans l’exploitation des données des individus. Google va donner Android Auto aux constructeurs pour tenter de collecter des données des voitures. Côté conducteur, avec un smartphone Android, Google sait déjà que vous êtes en voiture grâce à l’accéléromètre… Avec Google Maps et Waze, Google connaît déjà tout de vos trajets.

Jusqu’où un constructeur peut-il accepter de fournir des données comme la position GPS, les déplacements, le type de moteur, etc. à Google ?

C’est la grande question ! Les constructeurs peuvent permettre l’usage d’applications du smartphone sur l’écran du tableau de bord avec d’autres solutions qu’Android Auto et rester indépendants.

Mais éviter Google semble difficile. Cette société est-elle vraiment le diable ?

Non ! Google est la première capitalisation boursière au monde et assume son leadership. Aucun constructeur automobile n’a sa rentabilité et son cash. Les constructeurs ont intérêt à s’unir pour partager les investissements coûteux, à faire évoluer leur mentalité pour aller vers plus de services, d’autopartage et rester moins liés au modèle de la propriété. Ils pourraient s’allier avec des concurrents web de Google pour développer une expérience pour les consommateurs, au-delà de l’automobile.

L’industrie du téléphone en sait quelque chose… Les marques des GSM y pèsent moins que le système Android de Google. Les marques des constructeurs sont-elles en danger ?

Google pourrait devenir le système d’exploitation des voitures sans chauffeur. L’intelligence artificielle et la cartographie peuvent être fournies par Google aux constructeurs automobiles, à la manière d’Android aux fabricants de téléphones. Dans ce cas, les constructeurs continueraient à produire la voiture, le hardware, mais l’intelligence, la valeur ajoutée serait détenue par Google. L’accord intervenu entre Fiat Chrysler et Google, début mai, s’inscrit dans cette dynamique.

PROPOS RECUEILLIS PAR ROBERT VAN APELDOORN

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