Le blues des compagnies d’assurances

© Thinkstock

Le 1er mars, la Cour européenne de justice de Luxembourg a rendu un arrêt spécifiant que le critère du sexe ne pourrait plus être retenu dans les calculs de tarification. Plus vite dit que fait cependant.

Un cataclysme à l’image de celui qui a bouleversé le monde du football suite à “l’arrêt Bosman”, voilà ni plus ni moins ce que d’aucuns prédisent aux assureurs en raison d’un récent arrêt rendu par la Cour européenne de justice basée à Luxembourg. Le 1er mars, cette dernière a cloué au pilori les dérogations octroyées par les Etats membres – dont notre pays – aux assureurs qui continuaient à prendre le critère du sexe en considération pour calculer les primes et les prestations des contrats conclus après le 21 décembre 2007.

En fait, s’appuyant sur la condition légale sine qua non prévue par les textes – pouvoir démontrer le bien-fondé de cette distinction via, entre autres, des éléments actuariels et statistiques pertinents et précis – nos compagnies d’assurances ont continué à commercialiser, par exemple, leurs assurances décès “solde restant dû” (celles généralement souscrites en lien avec les crédits hypothécaires) à des conditions tarifaires différentes selon qu’elles avaient affaire à la gent féminine ou masculine – considérant que l’espérance de vie des femmes est plus élevée que celle des hommes.

Saisie par Test-Achats, la Cour européenne de justice de Luxembourg a donc finalement invalidé les différentes dérogations accordées aux assureurs, soulignant avec détermination que “la prise en compte du sexe de l’assuré en tant que facteur de risques dans les contrats d’assurance constitue une discrimination et qu’elle serait de surcroît illégale à compter du 21 décembre 2012”. En rendant cet arrêt, les juges de Luxembourg s’alignent ainsi – mais avec environ 30 ans de retard – sur la position prise par la Cour suprême américaine sur cette même question.

Une décision sans appel

Pour Viviane Reding, la commissaire européenne à l’Egalité, cette décision est “un moment important pour l’égalité des sexes dans l’Union européenne”. Idem chez Test-Achats, qui parle de “jugement historique”, rappelant au passage que l’égalité de traitement entre hommes et femmes doit être ab-so-lue.

Chez les assureurs par contre, cet arrêt est reçu comme un véritable coup de massue car il remet en cause un des – sinon le – fondements mêmes du métier, à savoir celui de la tarification corrélée à l’importance des risques pris. Personne ne peut nier que les femmes vivent plus longtemps que les hommes. Personne ne peut donc nier qu’à tout le moins sous l’angle technique et concrètement, le risque pris par l’assureur diffère selon que l’assuré est un homme ou une femme. Cependant, la résultante de cet état de fait ne pourra plus être répercutée sur la rémunération du risque pris, bref : sur la prime elle-même !

“Cette décision de justice est donc une pure folie, un revers pour le sens commun”, commentait ainsi Sajjad Haider Karim, parlementaire européen britannique, dans la foulée du prononcé. Chez nous, Assuralia – la fédération du secteur des assurances – souligne que “cet arrêt ne remet toutefois pas en cause les contrats qui ont été souscrits dans la légalité de l’époque et d’aujourd’hui, précise Wauthier Robyns, directeur et porte-parole. Les assureurs adapteront leurs conditions pour l’avenir mais il faudra aussi pour cela que les législateurs – dont les nôtres – adaptent d’abord les lois nationales…”

Un relèvement des primes en perspective ?

Concrètement, les assureurs ont donc comme date butoir celle du 21 décembre 2012 pour adapter leurs conditions et tarifs en fonction de cette nouvelle donne. “L’exercice sera contraignant, prévient déjà Grégoire Tondreau, consultant chez Roland Berger Strategy Consultants à Bruxelles. A priori, il s’avère défavorable aux compagnies d’assurances mais surtout aux assurés.”

Selon Grégoire Tondreau, le risque est en effet tangible d’assister à terme à un réalignement à la hausse de la tarification : “L’assureur met en effet un prix en face d’un risque estimé. Aussi, placer hommes et femmes sur un pied d’égalité va à l’encontre de la volonté des assureurs de segmenter pour offrir un prix collant à chaque risque assuré. L’Europe puis la Cour européenne de justice ont peut-être voulu donner un grand coup par crainte de voir les assureurs tellement segmenter qu’au final nombre de risques ne seraient plus assurables…”

Cela étant, en poussant la logique européenne jusqu’au bout, nous risquerions bien de rentrer dans une logique mutualiste, ce qui est un tout autre métier, une tout autre approche, un choix de société aussi… Chez Moody’s, on estime en tout cas que “cette décision prive les assureurs d’un outil de tarification précieux et qu’elle va vraisemblablement les amener à relever le coût de leurs primes pour prendre en compte la moindre finesse de leur appréhension du risque et les coûts induits par le changement. Cette hausse pourrait par ailleurs entraîner une baisse de la demande en assurances, surtout pour les catégories d’assurés les plus touchées par les relèvements de primes. Enfin, l’abandon de la segmentation par sexe pourrait amener les assureurs à accumuler des risques qui ne correspondent pas à leurs hypothèses tarifaires…”

Par rapport à ce dernier élément, Wauthier Robyns estime que la logique voudrait plutôt que, à primes égales, les compagnies cherchent alors davantage encore à s’attirer les meilleurs risques. “Au niveau des couvertures décès solde restant dû par exemple, on ne s’étonnera pas de voir les compagnies d’assurances privilégier prioritairement des supports tels que les revues féminines pour mener leurs campagnes publicitaires”, prévient-il. Quand on sait qu’actuellement, à âge égal, l’écart de prime entre hommes et femmes pour ce genre de produit peut tourner aux alentours de 40 %, on peut comprendre tout l’intérêt pour les compagnies d’assurances à développer une clientèle féminine, en prévision du jour où la tarification sera réellement unisexe…

Après avoir remporté la bataille du sexe, Test-Achats affûte à présent ses armes pour un autre combat : celui du critère de l’âge. “Une directive portant sur les questions de discrimination en matière d’âge est effectivement en gestation, confirme Wauthier Robyns. Le dossier est actuellement entre les mains de la présidence hongroise, avant la polonaise et la danoise.” Bref, si on ne sait pas encore quand ce dossier aboutira, l’association de défense des consommateurs prévient déjà qu’elle ne laissera pas le champ libre aux assureurs pour qu’ils obtiennent à nouveau une dérogation sur la question du critère d’âge, à l’image de ce qui fut de mise pour le critère de sexe. Si l’association de défense des consommateurs obtient gain de cause, tout le modèle actuel de l’assurance vie serait alors mis à plat…

Jean-Marc Damry

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content