“La voiture autonome ne tuera pas BlaBlaCar”

Nicolas Brusson (à dr.), avec à ses côtés les deux autres fondateurs de BlaBlaCar : Frédéric Mazzella et Francis Nappez. © BlaBlaCar

La start-up française BlaBlaCar fait aujourd’hui figure de leader mondial du covoiturage, une tendance en plein boom. Mais, en plus, la firme compte parmi les rares licornes européennes, ces start-up valorisées à plus de 1 milliard de dollars. Présente dans 22 pays, BlaBlaCar continue sa stratégie d’entreprise globale et entend multiplier sa base d’utilisateurs, qui compte déjà 35 millions d’adeptes.

En levant 177 millions d’euros en septembre 2015 auprès des fonds américains Insight Venture Partners et Lead Edge Capital, notamment, la firme française BlaBlaCar est entrée par la grande porte au sein du club très select des start-up valorisées à plus de 1 milliard de dollars. Un club qui ne compte qu’une quarantaine d’acteurs européens parmi lesquels Spotify, Shazam et Zalando. Mais à peine trois start-up françaises… et aucune belge. C’est que BlaBlaCar n’est autre qu’un leader sur le marché mondial du covoiturage, un domaine qui a le vent en poupe à l’heure du développement croissant de l’économie collaborative. Et même si cela ne permet pas de présager l’évolution future de la start-up qui ne dévoile pas ses comptes, c’est un sacré gage de confiance pour BlaBlaCar de la part des investisseurs. Et un sacré parcours pour ses fondateurs, Frédéric Mazzella, Francis Nappez et Nicolas Brusson que certains proches prenaient pour des fous au lancement du projet. Alors que beaucoup se demandaient pourquoi ces trois jeunes diplômés, dotés pour certains d’un MBA de l’Insead, se lançaient dans un concept ” d’autostop pour baba-cools “. Depuis 2011, les regards sur la start-up ont bien changé. Mais pas les ambitions des fondateurs qui voient le monde comme un terrain de jeu. Nicolas Brusson, cofondateur et directeur général de BlaBlaCar, nous a reçu dans ses nouveaux bureaux parisiens entièrement aménagés… sur la thématique du voyage et de la voiture.

NICOLAS BRUSSON. Actuellement, BlaBlaCar est présente dans 22 pays à travers le monde. Mis à part les pays nordiques, on couvre toute l’Europe, y compris l’Europe de l’Est au sens large avec l’Ukraine et la Russie. Nous avons également ouvert l’activité dans des pays émergents comme l’Inde, le Brésil, le Mexique ou la Turquie. Nous comptons à ce jour pas moins de 35 millions d’utilisateurs à travers le monde.

Mais vous n’êtes pas encore présents aux Etats-Unis, un marché gigantesque et difficilement évitable quand on veut couvrir le monde entier. Ce marché ne répond-il pas aux conditions que vous vous fixez pour vous lancer dans de nouveaux pays ?

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Les Etats-Unis ne sont pas du tout une priorité pour BlaBlaCar. Pour plusieurs raisons. D’abord, au niveau mondial, le monde des technologies et du Web a beaucoup changé et, aujourd’hui, on peut devenir global sans présence aux Etats-Unis. On voit bien que les technologies sont beaucoup moins ” US centric ” avec l’évolution du marché en Europe et en Asie. Et cela le sera de moins en moins. Il y a aussi une raison rationnelle pour laquelle nous n’y sommes pas : c’est un marché plus compliqué pour notre activité. D’abord, il s’agit du pays où conduire une voiture revient le moins cher au monde, surtout en comparaison au revenu moyen là-bas. Les Américains ont une culture de la conduite et n’ont pas l’habitude de partager leur véhicule. Or, pour BlablaCar, le déclencheur financier se révèle très important pour les utilisateurs dans un premier temps. Ensuite, la configuration des villes aux Etats-Unis n’est pas bonne pour notre activité : pour démarrer le covoiturage, les utilisateurs se donnent rendez-vous en un point. Or, pour rejoindre un bout à l’autre d’une ville américaine, c’est souvent long et les transports publics ne sont pas toujours optimaux. La question du premier et du dernier kilomètre change vraiment la perspective au niveau du covoiturage. Pourquoi Uber cartonne aux Etats-Unis ? Parce qu’il remplace le transport public.

Pourtant, en Inde où vous vous êtes lancés, les villes peuvent aussi être gigantesques et les transports publics pas forcément efficients. Cela n’empêche que vous comptez 3 millions de trajets sur ce marché…

Notre plus gros concurrent, c’est la voiture vide.”

L’Inde, comme le Brésil ou le Mexique, sont des pays où l’accès au transport est totalement différent de nos pays occidentaux. Et l’on n’aborde pas ces marchés de la même manière qu’en Belgique, en Allemagne et en France, où les réseaux de transport sont bons. Dans ces pays-là, nous ne nous positionnons pas comme un moyen de transport sympa, social et abordable mais plutôt comme une solution viable de transport sur des marchés où la typologie des transports est très mauvaise en dehors des grandes villes. Dans nos régions, tout le monde a accès à un véhicule. Et l’on commence à entrer dans une phase où on se demande si c’est la fin de la voiture individuelle. A l’inverse, l’Inde, le Brésil ou le Mexique sont des pays où de plus en plus de gens commencent à avoir accès à la voiture. Il doit y avoir 10 % de voitures en plus par an dans ce pays. Et donc, on arrive en amont de cette évolution en montrant que la voiture… cela se partage.

Votre stratégie, ce sont les transports entre les villes et pas les déplacements dans les villes où, pourtant, l’encombrement est maximal. Pourquoi ?

Pour être très honnête, on suit notre communauté. A l’origine, nous n’avions pas forcément la vocation d’être sur ce créneau-là. Nous avons lancé la plateforme sans cette stratégie. Mais on voit effectivement qu’aujourd’hui le gros de l’activité concerne les trajets entre 150 à 500 km. Et c’est compréhensible : le conducteur peut accepter d’attendre 15 minutes ses passagers s’ils partent pour une heure ou deux de voyage. Pas pour un trajet de 30 minutes. Cela dit, on s’adapte selon les marchés. Imaginez un peu : en Inde, vous pouvez partir toute une journée pour faire 300 kilomètres. En Russie, ils ont aussi un rapport au temps totalement différent. Donc on s’adapte à la demande de notre communauté.

Pouvez-vous nous donner des exemples d’adaptation du business sur d’autres marchés ?

De manière générale, on travaille beaucoup avec Facebook. Par exemple, pour permettre aux gens de créer un compte chez nous on utilise Facebook Connect. Mais en Russie, Facebook ne fonctionne pas et il y a un concurrent, VK. C’est avec lui que l’on travaille. Autre exemple, l’Inde. Là-bas on a constaté que les utilisateurs s’envoient par WhatsApp des photos de leur carte d’identité. Ils ont là-bas une relation à la confiance très différente de chez nous. Ils veulent toujours réaliser un contrôle d’identité. Du coup, nous avons implémenté une fonction qui le permet, dans notre plateforme. Alors que chez nous, les gens seraient plutôt mal à l’aise de devoir communiquer leur carte d’identité.

Revenons-en à votre croissance. Vous comptez 35 millions d’utilisateurs, mais sur 22 marchés. Ce qui n’est finalement pas énorme, surtout quand on sait que vous avez plusieurs millions d’utilisateurs en France…

En France, nous avons en effet une communauté de 10 millions de personnes. Donc vous avez raison… La réalité c’est qu’on est encore dans une phase où l’on doit faire grandir nos nouveaux pays, après les avoir ouverts. Vu notre présence sur une vingtaine de marchés, si nous étions au bout de la croissance, on devrait compter au moins 300 millions d’utilisateurs, au taux actuel de pénétration en France. Cela nous laisse un potentiel de croissance énorme.

Votre stratégie de croissance est donc aujourd’hui basée sur la croissance au sein des pays où vous êtes présents, plus qu’hier où le but était de conquérir de nouveaux marchés ?

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Notre stratégie passe toujours par l’expansion géographique mais beaucoup moins qu’avant, c’est vrai. Pour une simple raison : On arrive progressivement au bout. Nous avons parlé des Etats-Unis, il y a aussi le Canada, qui est un pays très grand mais avec une population limitée… Il reste donc l’Asie et quelques pays qu’on pourrait ouvrir. A part l’Inde, nous n’avons aucun pays asiatique. Mais nous ne souhaitons pas nous ajouter plein de marchés gigantesques. Donc la stratégie de ces quatre ou cinq dernières années, qui était de planter des drapeaux et de dire qu’on était dans le plus de pays possible, va évoluer. Depuis un an notre stratégie consiste à améliorer l’usage dans ces pays : améliorer l’expérience, pousser à faire des distances plus courtes, renforcer les produits d’assurances pour que le covoiturage devienne plus mainstream. Par ailleurs, on pense ajouter d’autres fonctionnalités et d’autres lignes de produit pour continuer à améliorer la fiabilité de BlablaCar. Car plus on sera fiable et plus on proposera un bon prix, plus on augmentera l’utilisation, la fréquence. Ce sont ces leviers-là qui vont nous occuper.

D’autres acteurs semblent avoir des velléités de se lancer sur le marché du covoiturage, comme Uber avec Uberpool ou Google avec Carpool. Est-ce un business où, comme dans la livraison de repas, il faut être le premier et le plus gros ?

C’était la motivation numéro 1 de notre stratégie depuis 2011. Nous voulions à l’époque offrir un service qui fonctionne et qui soit numéro un sur un maximum de marchés. C’est parfois passé par des acquisitions comme avec notre concurrent Carpooling en Allemagne (en avril 2015, Ndlr). On regarde ce que font les autres acteurs mais aujourd’hui, il n’y a pas vraiment de concurrent direct. La dynamique d’Uberpool est très différente : les utilisateurs partagent leur chauffeur Uber. Quant aux projets de Google avec Waze, ce sont essentiellement des projets pilotes. Notre plus gros concurrent, c’est la voiture vide et l’utilisation de la voiture. Nous devons surtout convaincre plus de conducteurs d’adopter le covoiturage. C’est très intéressant de voir que plus de 50 % des utilisateurs BlaBlaCar côté conducteur deviennent des passagers dans les trois ans. Donc passagers et conducteurs sont souvent les mêmes car ils forment une communauté. Bien sûr il faut aussi convaincre plus d’utilisateurs de prendre des places dans des voitures de notre communauté. Quand on voit le nombre de gens qui utilisent BlaBlaCar et le potentiel existant, on se dit qu’on est encore tout petits.

Les lignes de train sont aussi des concurrents et on voit que les entreprises comme Thalys et SNCF réagissent. L’une en lançant un train low cost (Izy) et l’autre avec des initiatives de covoiturage…

BlaBlaCar est un business de “long tail”. Nous avons un nombre de routes infini. Et elles changent, en fonction des saisons notamment.”

C’est sûr qu’il y a des transferts. Mais beaucoup d’utilisateurs disent que sans BlaBlacar ils n’auraient de toute façon pas voyagé. Ce qu’on ignore souvent, c’est que 60 % des trajets qui se font au travers de notre covoiturage se font entre des villes qui ne sont pas connectées par des lignes de train. Au-delà des Paris-Bruxelles ou Paris-Lyon, on fait tout un tas de petites villes du milieu de la France vers la côte ouest.

Pourtant vous communiquez sur le fait que les trajets les plus populaires sont des liaisons Paris-Bruxelles, Bruxelles-Amsterdam… soit des lignes de train.

C’est vrai mais l’un n’empêche pas l’autre. Ce que nous disons, c’est qu’il y a plus de gens qui font des trajets types Paris-Bruxelles. Mais la somme de tous les trajets entre des petites villes non reliées est bien plus grande. En réalité, BlaBlaCar est un business de long tail. Nous avons un nombre de routes infini en réalité. Et elles changent, en fonction des saisons notamment. L’hiver, il y a plus de trajets vers les Alpes et l’été beaucoup plus vers le sud, c’est logique. Sans oublier les routes vers les festivals durant l’été. Aucune firme de chemin de fer ne va créer des lignes vers les festivals perdus dans le fin fond de la Bretagne. Or les lignes BlaBlaCar se créent naturellement.

Le patron d’Uber évoque sans ambiguïté sa stratégie globale qui, selon lui, n’est pas de concurrencer les taxis mais plutôt de faire en sorte que les gens ne doivent plus véritablement posséder de véhicules, qui restent de toute façon inutilisés plus de 90 % du temps. Vous inscrivez-vous dans une vision similaire ?

Je ne le vois pas comme cela. Il y a beaucoup de confusion entre le progrès technologique et le changement au niveau de la propriété. Mais ce sont deux choses différentes. Nous allons vers un monde de voitures autonomes, même si nous ignorons encore si c’est dans cinq, 10 ou 20 ans. A terme, nous conduirons de moins en moins. Mais quel sera le modèle de propriété de ces véhicules ? Ce seront essentiellement des individus qui vont les posséder. On le voit avec les Tesla : tout le monde en Californie veut acheter une Tesla. Cela crée un désir de propriété. A un moment donné, plein de gens voudront acheter des Google Car, cela ne fait pas de doute. Pour moi, la question sera surtout de savoir quel est le modèle de la possession de véhicules dans le futur et comment va s’aménager le partage de véhicules qui sera largement simplifié dans le futur…

Le lancement des voitures autonomes posera-t-il un problème à Blablacar ?

Profil

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Titulaire d’une maîtrise en physique appliquée de l’Université de Paris et d’une maîtrise en optique de l’Ecole supérieure d’optique, Nicolas Brusson a commencé sa carrière en travaillant dans le monde des start-up de la Sillicon Valley, au début des années 2000. Après un passage au sein de Gemfire Corporation, un sous-traitant du monde des télécoms, le jeune homme rejoint le monde de l’investissement en devenant investments manager chez Amadeus Capital Partner, à Londres, où il se spécialise dans les investissements dans le domaine des télécoms et du Web. Il décroche, en 2007, un MBA de l’Insead alors que démarre l’aventure BlaBlaCar qu’il cofonde avec Frederic Mazzella et Francis Nappez. Mais ce n’est qu’au moment de conduire la stratégie internationale de la start-up de covoiturage qu’il a cofondée dès 2007 qu’il rejoint BlaBlaCar à temps plein.

Absolument pas. Nous anticipons ce genre de choses et nous essayons d’être immunisés face à ce genre de changement. Notre valeur fondamentale, c’est de regrouper trois ou quatre personnes dans une voiture et d’assurer un partage de frais. Après, si la voiture est autonome, cela ne change pas grand-chose. Quand les propriétaires de voitures autonomes voudront optimiser leur véhicule, nous serons là, grâce à notre mise en contact, nos avis, nos moyens de paiement etc. Peu importe si le véhicule se conduit seul. Le meilleur test pour prouver cela serait d’interroger notre communauté. Si vous arrêtez un véhicule BlaBlaCar et vous demandez aux quatre personnes dedans ce qu’ils font, tous répondent ” je vais à tel endroit “. Aucun ne dit, ” je conduis “. C’est très différent pour un Uber. Et cela montre bien notre proposition de valeur. La voiture autonome ne tuera pas BlaBlaCar. Au contraire, cela créera plus de fiabilité autour de la voiture. Toutes les réticences et les questions liées à la sécurité, à la conduite de l’utilisateur, à la vitesse et à l’état de la voiture trouveront des réponses. On retirera dès lors les plus grosses craintes des gens par rapport au covoiturage, qui se base aujourd’hui uniquement au travers de la confiance.

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