L’épicerie haute-couture de Rudy Smolarek

Rudy Smolarek: "Souvent, les gens nous disent que nos mélanges d'épices sont vraiment bons. Mais c'est normal, ils sont frais !" © Frédéric Raevens

“Une bonne cuisine, c’est d’abord de bons produits !”, comme le dit Paul Bocuse. De bons fournisseurs sont donc un atout essentiel pour un grand chef. Rudy Smolarek fait partie de ceux qui restent dans l’ombre mais sans qui les assiettes étoilées de Belgique ne seraient pas tout à fait pareilles… A la tête d’ Ingrédients du monde depuis 26 ans, il est en effet l’épicier des stars de la gastronomie belge, celui qui parvient à leur dénicher un poivre ou une vanille rare à l’autre bout du monde.

Nous rencontrons Rudy Smolarek, homme discret et timide, chez l’un de ses fidèles clients, Rocky Renaud, chef du restaurant Le Passage (une étoile au Michelin) à Uccle. C’est d’ailleurs le chef qui dévoile à travers le récit de leur rencontre, le trait de caractère qui a fait le succès du bonhomme : la ténacité. ” Quand Rudy est venu la première fois au restaurant, je ne connaissais pas Ingrédients du monde et j’étais un adepte des produits d’ Olivier Roellinger à Cancale. Il est venu me voir une fois, deux fois. Cela ne m’intéressait pas. A la troisième fois, j’en ai eu marre et je lui ai proposé de discuter. Il m’a fait découvrir le vadouvan et l’ajowan indiens, la fève tonka… En ce moment, je prépare par exemple un agneau servi avec une sauce soja infusée à l’ajowan (graine du sud de l’Inde proche du carvi, du cumin et de l’aneth, Ndlr) ou un Paris-Brest que je recouvre de cazette, cette sublime noisette poivrée de Bourgogne que me fournit Rudy. ”

L’homme qui voyage à travers ses épices

Aujourd’hui, Rudy Smolarek (50 ans), a un portefeuille de clients impressionnant : 500 chefs belges dont 70 % de nos restaurateurs étoilés. Et depuis qu’il a lancé son affaire en 1991, il est fier de dire qu’il a multiplié par 14 son chiffre d’affaires. Dans sa caverne d’Ali Baba située à l’entrée de Mons, avenue Reine Astrid, on compte 3.000 ingrédients. Avec plus ou moins 300 épices dont une quarantaine de poivres, une dizaine de vanilles et d’huiles d’olive (dont toute la gamme de l’Huilerie Beaujolaise de Jean-Marc Montegottero), une soixantaine de thés, des vinaigres, des chocolats Valrhona, des fruits secs, des riz et même des produits japonais !

Pourtant rien ne prédisposait ce Montois d’origine polonaise à devenir marchand d’épices. Rudy Smolarek a démarré ses études à l’école des Beaux-Arts de Mons, avant de passer par La Cambre à Bruxelles. Mais celui qui se rêvait peintre a dû se mettre à bosser à cause de soucis familiaux. ” Je pourrais vous dire que ma grand-mère cuisinait de bons petits plats ou que j’étais passionné par la cuisine, mais ce ne serait pas vrai. C’est un hasard si je me suis lancé là-dedans. Cela s’est fait surtout parce que j’aimais les voyages… ”

Pourtant avec quatre enfants et un service de livraisons directes réglé comme du papier à musique, il ne voyage pas beaucoup. C’est plutôt à travers ses épices qu’il parcourt la planète et aux quatre coins de la Belgique qu’il se déplace. Le mardi, il est à Gand ou à Anvers, le mercredi à Bruxelles, le jeudi dans les Ardennes ou à Liège et un vendredi sur deux, il visite les chefs de la Côte ou de Charleroi et de la Botte du Hainaut. ” Je suis toujours sur les routes, rigole Rudy Smolarek. Je parcours 80.000 km par an, et je livre 15 à 40 chefs par jour ! ”

De Paris à Turin, en passant par la Sardaigne

L'épicerie haute-couture de Rudy Smolarek
© FRÉDÉRIC RAEVENS

Lorsqu’il s’est lancé, Rudy Smolarek distribuait les produits de chez Garnier – important grossiste en produits alimentaires repris par le groupe Gelpass – dans le Hainaut et le Namurois. Mais il se rend vite compte que personne en Belgique n’était spécialisé dans les épices haut de gamme… C’est Pierre Résimont, le chef doublement étoilé de l’Eau Vive à Arbre et déjà l’un de ses clients, qui lui parle du célèbre épicier Izraël, dans le quartier du Marais à Paris.

Dans cette petite boutique emplie de trésors gastronomiques venus du monde entier, Rudy est émerveillé. ” Chez Izraël, ce fut un choc ! C’est là que j’ai découvert des épices incroyables comme le vadouvan ou le mélange samba, à base de fleurs séchées et de fruits comme la mangue, le fruit de la passion ou l’abricot. ” Il signe un accord avec Izraël et commence à distribuer ses épices en Belgique.

Environ un an plus tard, il devient indépendant et se lance dans la vente de ses propres épices. Ses découvertes, il les fait en bouquinant et en participant à des salons spécialisés comme le SIAL à Paris, le Sirha à Lyon ou l’itinérant Food Ingredients. Mais c’est Terra Madre, le salon du slow food de Turin, qu’il préfère, car il est à taille humaine. L’année dernière, il y a par exemple fait la connaissance d’un petit producteur de vanille de Chinantla, dans l’Etat d’Oaxaca au Mexique, dont il commercialise depuis peu les produits. Et puis, de temps en temps, lorsqu’il voyage en famille, il ramène quelques trouvailles, comme cette fregola(petites pâtes en forme de bille, Ndlr) noire, préparée avec de l’encre de seiche, goûtée en Sardaigne.

Un travail artisanal

” En France, il y a des grands noms comme Olivier Roellinger à Cancale, Thiercelin à Paris, Bahadourian à Lyon… Mais en général, ils ne proposent que des épices, explique Rudy Smolarek. Nous, nous proposons une très large gamme d’ingrédients de très haute qualité. Nous sommes une société unique en Belgique, car nous faisons encore un vrai travail d’artisan. Avec le Comptoir des épices à Verviers, nous sommes les seuls à fabriquer des mélanges d’épices maison. ”

Ce qui fait aussi toute la différence chez Ingrédients du monde, c’est la fraîcheur. ” Souvent, les gens nous disent que nos mélanges d’épices sont vraiment bons. Mais c’est normal, ils sont frais ! C’est plus cher, mais si un plat est préparé avec une épice fraîche de qualité, on goûte tout de suite la différence. Nous avons préparé récemment un baharat(mélange d’épices moyen-oriental, Ndlr) pour le Kommilfoo à Anvers avec de la menthe, des roses… Le chef m’a appelé à 9 h et je l’ai livré à 11 h ! On ne trouve pas ça dans le commerce. C’est cela qui nous différencie. Nous amenons une dimension humaine ; nous expliquons l’histoire du produit… ”

Echanges avec les chefs

L'épicerie haute-couture de Rudy Smolarek
© FRÉDÉRIC RAEVENS

Ce service pointu et haute-couture a convaincu les plus grands chefs du pays. Avant qu’il ne ferme son restaurant tri-étoilé, Geert Van Hecke affichait à la carte du Karmeliet un plat délicatement parfumé avec le mélange Mexican hot chocolate créé par Ingrédients du monde. Quant à Peter Goossens du Hof Van Cleve (trois étoiles), il est devenu complètement fan du lemon myrtle (backhousia citriodora), un arbre originaire de Tasmanie dont Rudy Smolarek lui a fait découvrir les feuilles pulvérisées au goût proche de la citronnelle…

Mais les échanges se font vraiment dans les deux sens. Ainsi, Laury Zioui, de l’Eveil des sens à Montigny-le-Tilleul, a mis ses connaissances des épices marocaines au service du Montois. La complicité se prolongeant parfois jusque dans l’assiette… Quand Laury Zioui fait goûter à son épicier de délicieuses noix de Saint-Jacques assaisonnées d’huile de pistache et de vinaigre balsamique, Rudy Smolarek lui suggère de remplacer ce dernier par de la surette (sorte de vinaigre, Ndlr) à la pomme du Québec. Et le tour est joué !

Un métier en pleine évolution

Mais depuis 10 ans, Rudy Smolarek avoue que le métier a complètement changé et que la concurrence est devenue féroce. ” Aujourd’hui, beaucoup de gens lancent un site et vendent des épices en ligne. Cela dure six mois, un an… Avant Internet, nous étions protégés ; les gens ne trouvaient pas les fournisseurs aussi facilement. Nous avons perdu quelques exclusivités, quelques marchés, mais comme nous offrons des spécialités rares, comme les noix noires du Périgord, ce Garum de Cetara – condiment antique aux anchois – ou cette huile d’olive corse produite avec des oliviers de variété Germaine qui ont plus de 200 ans, nous maintenons notre clientèle. De toute façon, nous ne sommes pas dans cette logique de business, de loi du marché. Nous préférons conserver notre réseau humain. ”

Ce qui n’a pas empêché Rudy Smolarek d’entrer dans l’ère du 21e siècle… Il a depuis plusieurs années un site de vente en ligne. Tandis qu’il y a trois mois, il a fait ses premiers pas sur Instagram. Il a même participé à son tout premier salon en tant qu’exposant début octobre, au Chef17 à Courtrai. Même dans l’univers des épices, le monde change !

www.ingredientsdumonde.kingeshop.com

Par Laura Centrella.

Présent sur les réseaux sociaux, Rudy Smolarek est aujourd’hui directement contacté par les producteurs eux-mêmes. “L’autre jour, je postais sur Instagram des photos de vanille et un Brésilien m’en a proposé. Nous avons ensuite demandé à ce nouveau contact local de chercher d’autres épices.” C’est que les épices d’Amérique du Sud et surtout d’Amazonie ont le vent en poupe. “Lors de l’événement Gelinaz à Bruxelles, Christophe Hardiquest (du bi-étoilé Bon Bon, Ndlr) et d’autres chefs nous ont demandé de trouver de l’açaï, fruit très recherché d’un type de palmier poussant en Amérique du Sud et qui a un goût de framboise chocolatée. Aujourd’hui, nous avons enfin réussi à trouver une poudre de qualité à un prix raisonnable (40 euros les 400g). Nous sommes aussi en train de commercialiser de l’acérola en poudre, qui rappelle l’acide citrique et qui fera merveille avec un chocolat noir aux notes de fruits rouges, comme le Manjari. Du Brésil, nous proposons aussi du guarana blanc, aux notes boisées de réglisse.”

Faux poivres et vanilles

Autre tendance du moment, les baies de zanthoxylum (un arbuste originaire des régions chaudes et tropicales du monde), appelées aussi poivre de Sichuan, au goût citronné. “Il s’agit d’un faux poivre et comme pour des cépages, les notes et les parfums sont très différents en fonction du terroir. Au Japon, on l’appelle sansho et il est très citronné également, alors qu’au Tibet, on l’appelle timut et il offre des notes d’agrume et de pamplemousse. Par contre, personne n’a encore découvert le poivre Uda du Nigéria. Un faux poivre également, qui ressemble au poivre de Selim du Togo, mais qui a des notes fumées. Il va bien avec des aubergines ou du chocolat !”, s’enflamme Rudy Smolarek.

Crise mondiale de la vanille oblige – due à un ouragan qui a endommagé les stocks à Madagascar et à la demande croissante des marchés asiatiques -, les prix sont en train de flamber ! “Il y a 10 ans, on payait la vanille environ 25 euros le kilo. Maintenant, on va la payer entre 500 et 700 euros le kilo ! Or les chefs ne peuvent vivre sans. Nous essayons donc de diversifier nos achats pour proposer des prix raisonnables. A partir de janvier, nous aurons une nouvelle vanille, une variété planifolia de Nouvelle-Calédonie (180 euros/250 g). C’est une super découverte, une vanille exceptionnelle, qui givre naturellement et qui développe des parfums boisés et de cacao. Elle a tout de suite convaincu le Hertog Jan (trois étoiles) de Gert De Mangeleer.

En 2018, Rudy Smolarek proposera aussi de la vanille bleue, un tout nouveau produit mis au point par Harry Leichnig, le Monsieur vanille de l’île de la Réunion. Soit une vanille non étuvée, que l’on consomme comme un fruit, découpée, dans des préparations salées…

Fève tonka interdite

La vanille est d’autant plus nécessaire en Belgique que l’Afsca a, depuis un an et demi, interdit l’importation de la fève tonka, un substitut moins cher et très à la mode il y a quelques années. Une fois encore, Rudy Smolarek a trouvé la parade. Grâce à une société de consultance basée à Montréal, il travaille avec un producteur d’extrait de mélilot. “C’est la vanille boréale du Québec (au parfum subtil de vanille et de foin fraîchement coupé, Ndlr). Beaucoup moins chère que la vanille : 25 euros les 15 cl !”

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