L’Eldorado “low cost” de Renault

A l’heure où le constructeur annonce un plan social en France, “Trends-Tendances” vous emmène de l’autre côté de la Méditerranée, à Tanger. C’est là, dans la nouvelle usine Dacia, que se dessine l’avenir du groupe Renault. Un avenir placé sous le signe du “low cost”.

Visseuse à la main, blouse grise siglée Renault, le stagiaire serre et desserre une armada de boulons. Réparties de façon désordonnée sur une paroi verticale, les pièces métalliques répliquent un morceau de Lodgy ou de Dokker, les deux modèles de véhicules Dacia produits par la nouvelle usine de Tanger, au Maroc. Sous l’oeil sévère d’une inspectrice soudée à son chronomètre, l’aspirant ouvrier répète, encore et encore, le même mouvement routinier. Le geste est fébrile. Dès qu’il le maîtrisera, l’apprenti-opérateur intégrera les chaînes de montage flambant neuves installées par le groupe Renault à Melloussa, à quelques kilomètres de là.

Le stagiaire rejoindra les quelque 4.000 employés qui s’activent déjà dans cette usine Dacia, inaugurée en grande pompe, en février 2012, par le patron de Renault Carlos Ghosn et le roi du Maroc Mohammed VI. En accueillant le constructeur à Tanger, les autorités marocaines avaient un objectif en tête : fournir du travail aux populations locales, dans un pays où le chômage flirte avec les 10 %. La construction du site de Melloussa, c’est la promesse de créer 6.000 emplois directs à l’horizon 2015, et près de 30.000 emplois indirects. Suffisant pour mettre l’eau à la bouche du roi Mohammed VI. Et le convaincre de mettre les petits plats dans les grands pour attirer cet investissement séduisant.

Maroc 1 – Roumanie 0
Le groupe automobile français n’a pas été déçu. En concurrence avec le site roumain de Mioveni, qui espérait attirer de nouvelles chaînes de montage, Tanger a pu mettre en avant des conditions de rémunération particulièrement attractives. “Au Maroc, le salaire minimum tourne autour de 280 euros. Nous offrons 12 % à 15 % de plus aux opérateurs de base, avance Tunç Basegmez, le directeur de l’usine de Melloussa. Le salaire moyen de nos ouvriers en Roumanie est 2,5 fois plus élevé qu’au Maroc.”

Malgré cet avantage compétitif indéniable, la région de Tanger ne pouvait pas cacher un sérieux inconvénient : au contraire de la Roumanie, elle ne dispose pas de main-d’oeuvre qualifiée, rompue aux exigences des chaînes de montage automobiles. Qu’importe. Dans sa grande largesse, l’Etat marocain a décidé d’offrir à Renault un Institut de formation aux métiers de l’automobile (IFMIA). Intégré dans le site de Melloussa, cette “école Renault” a déjà délivré 650.000 heures de formation et donné aux novices les compétences nécessaires en matière de soudure, peinture, électronique, etc. “Au niveau des ressources humaines, on démarrait de zéro”, confie Youssef Sbai, le directeur de l’IFMIA.

Pour soutenir encore un peu plus le processus de formation, le Maroc a mis en place un alléchant système de chèques-formations. L’Etat verse à Renault environ 6.000 euros par cadre formé, 5.000 euros par technicien et 2.000 euros par opérateur. Cela permet au constructeur d’épargner plusieurs mois de salaires.

Des taxes ? Quelles taxes ?
La liste des incitants consentis à l’entreprise française ne s’arrête pas là. Le montant de l’investissement pour la construction de l’usine atteint 1,1 milliard d’euros. Nouveau coup de pouce à Renault : une partie de la note a été réglée par l’Etat marocain. C’est toujours ça de pris. Mais l’un des arguments massue des autorités marocaines est la création d’une zone franche au lieu d’implantation de l’usine. Cette zone est une sorte de tax free shop pour le constructeur automobile. Elle est entièrement exempte de TVA. Même chose pour l’impôt des sociétés, du moins pendant les huit premières années. Ensuite, l’impôt sur les bénéfices passe à 8 % pendant 20 ans. Un taux plus que raisonnable, quand on le compare par exemple aux 34 % applicables en Belgique.

La zone franche est directement reliée au port de Tanger Med, complément indispensable de la chaîne de production située 30 kilomètres plus loin, au sud-est de la ville. “Nous aurions aimé que l’usine soit les pieds dans l’eau, mais cela n’a pas été possible pour des raisons environnementales”, regrette Jacques Prost, membre du comité de direction du groupe, et patron de Renault Maroc depuis quelques mois. Encore une fois, les autorités locales ont trouvé une solution : tirer une ligne de chemin de fer entre Tanger Med et Melloussa, sur un trajet particulièrement vallonné, nécessitant la construction de plusieurs viaducs. Rien n’est trop beau pour Renault et ses sous-traitants, qui sont en train de s’installer autour de l’usine.

Au port, 5.500 places de parking à ciel ouvert (13 hectares) sont réservées pour les véhicules Dacia acheminés par convoi ferroviaire. L’investissement de 55 millions d’euros a été entièrement couvert par l’opérateur public gérant Tanger Med. Le port de Tanger poursuit une politique de développement ambitieuse et cherche à attirer un maximum de trafic, pour stimuler l’activité économique de la ville.

Pour Renault, l’endroit ne manque pas d’atouts. Depuis Tanger, la côte espagnole est parfaitement visible. Un ferry ne met qu’une heure et demie pour traverser le détroit de Gibraltar. Idéal pour acheminer les moteurs réalisés par les usines espagnoles de Valladolid et de Séville. Idéal aussi pour envoyer dans toute l’Europe les voitures produites à Melloussa. Les ferrys farcis de voitures à partir de l’embarcadère de Tanger Med prennent en effet la direction du Havre, de Zeebrugge, de Barcelone ou de Gênes. “L’usine est liée au marché européen”, conclut Jacques Prost, directeur de Renault Maroc.

Des voitures discount pour l’Europe
C’est l’une des faces les plus surprenantes de l’histoire Dacia-Renault. Au départ prévues pour attaquer les marchés émergents, les Logan et consorts ont rapidement été réorientées vers le marché européen. En 2012, Dacia a vendu près de 360.000 véhicules. Et ses deux plus grands marchés ne sont autres que la France, avec 84.000 voitures vendues, et l’Allemagne, avec 46.000 Dacia écoulées ! Dans le top 10 des ventes, on compte sept pays européens, auxquels s’ajoutent l’Algérie, la Turquie et le Maroc. En Belgique, la filiale de Renault a vendu 12.700 véhicules en 2012, dont environ 6.000 Duster, l’une des 4×4 les moins chères du marché (prix de départ : 11.900 euros), et plus gros succès de Dacia.

Le constructeur français est donc en train de changer son fusil d’épaule. Il n’abandonne évidemment pas ses modèles Renault, comme la Clio ou la Mégane. Mais il mise de plus en plus sur la marque roumaine Dacia, que le groupe détient à 99,43 %. A raison, puisque la marge bénéficiaire du groupe provient désormais essentiellement de cette filiale low cost. Aussi étonnant que cela puisse paraître, il est beaucoup plus rentable pour Renault de vendre des Logan que des Scénic ! La compression des coûts dans la phase de production compense les prix de vente plancher des modèles Dacia. En même temps, la crise du marché automobile en Europe et la baisse de la demande tirent les prix vers le bas pour les modèles “classiques”. Au point que la marque Renault enchaîne les exercices en pertes ces dernières années (voir graphiques ci-contre).

400.000 véhicules par an
Le groupe a donc décidé d’investir massivement dans son programme low cost, notamment de l’autre côté de la Méditerranée. L’impressionnante usine de Melloussa, qui fonctionne pour l’instant en deux cycles de huit heures, produit le Dokker, un utilitaire, et le Lodgy, un monovolume. La productivité est actuellement de 30 véhicules par heure. Mais elle devrait atteindre 60 véhicules de l’heure. Cet objectif sera réalisé quand la deuxième chaîne de montage sera en service, et que la phase de rodage sera terminée. L’usine livrera alors en capacité maximale 400.000 véhicules par an. Renault espère y arriver dès 2013.

Les Dacia sont donc attendues comme le messie sur un marché européen en complète déconfiture. En Belgique comme ailleurs, le marché automobile s’est effondré : 14,94 % d’immatriculations en moins en 2012. Un modèle discount comme le Lodgy peut-il séduire les acheteurs ? Son prix démarre à 9.990 euros, soit moitié moins que son “équivalent” Renault, la Scénic. En Belgique, la commercialisation du Lodgy a commencé en mai 2012 pour atteindre en fin d’année les 2.000 exemplaires vendus. En constante progression, Dacia occupe désormais 2,5 % de parts de marché en Belgique.

Lente mutation Malgré cette lueur d’espoir, le constructeur n’est pas sorti de l’auberge. Inutile de rappeler que le secteur automobile européen souffre actuellement le martyre. Le groupe Renault dans son ensemble vient d’annoncer une baisse de ses ventes de 6,3 % en 2012. L’Europe souffre particulièrement, avec une chute historique de 18 %. Dans un contexte de crise économique, les clients se rabattent vers les modèles low cost. Contrairement à son rival français PSA (Peugeot-Citroën), Renault a anticipé ce mouvement, en développant fortement ses véhicules discounts, siglés Dacia. La marque au losange est aussi de moins en moins dépendante du marché européen : pour la première fois de son histoire, le groupe a même réalisé plus de la moitié de ses ventes en dehors du Vieux Continent. Cette combinaison de facteurs pourrait lui permettre de se redresser plus vite que son concurrent PSA.

Mais sur le chemin de sa mutation, Renault a développé une stratégie qui n’a pas toujours plu à l’Etat français, détenteur de 15 % des parts du groupe. Les sites français, déjà fortement automatisés, sont touchés par une nouvelle cure d’amaigrissement (lire encadré : 7.500 emplois menacés en France). Parallèlement, de nouveaux sites de production s’ouvrent en dehors du territoire hexagonal : Inde, Turquie, Maroc… Le but est évidemment de réduire les coûts de production.

A Tanger, la recette semble être particulièrement efficace : “On sera bientôt aussi rentable que l’usine indienne de Chennai”, assure Paul Carvalho, responsable des ateliers à Melloussa. Les faibles salaires permettent d’engager une main-d’oeuvre locale abondante, et limitent le recours aux robots. A peine 16 % de l’usine de Tanger est automatisée. Des postes de boulonneurs particulièrement durs, qui ont disparu des chaînes de montage d’Europe occidentale, réapparaissent de l’autre côté de la Méditerranée. Certains en France accusent le constructeur de pratiquer le dumping social. Mais force est de constater qu’il devient extrêmement difficile pour la France ou la Belgique de concurrencer l’attractivité de pays comme le Maroc, qui sont prêts à tout pour capter des activités industrielles génératrices d’emplois.

Gilles Quoistiaux

7.500 emplois menacés en France La déglingue du marché automobile européen force Renault à prendre des mesures drastiques pour ses usines situées en France. Celles-ci sont menacées par la surcapacité (comme Ford Genk) et une compétitivité inférieure à celle des sites implantés hors du pays d’origine de Renault. Le groupe a annoncé son intention de supprimer 7.500 emplois à l’horizon 2016, ce qui représente plus de 15 % des effectifs hexagonaux. Selon la direction, la plupart des suppressions de postes correspondent à des départs naturels (retraite, réorientation professionnelle, etc.). Contrairement à son concurrent PSA, la marque au losange espère opérer cette coupe sombre dans les effectifs sans fermer un seul site sur le sol français. C’est probablement ce qui a convaincu le ministre du Redressement productif Arnaud Montebourg de soutenir ce plan douloureux, et d’inviter les syndicats à faire de même. “Je préfère des efforts, modérés certes, plutôt que des faillites, des fermetures et des pertes de substance industrielle”, a-t-il indiqué dans un entretien au quotidien français La Voix du Nord.

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