L’e-mail, plus lourd que le courrier

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Malgré ses allures écologiques, le monde de la communication électronique n’est pas forcément moins “carboné” que celui du bon vieux papier. Les opposer n’a pas pour autant beaucoup de sens. Mieux vaut chercher les complémentarités.

Les TIC – les technologies de communication électronique – offrent sans aucun doute un fort potentiel de réduction du CO2, parce qu’elles réclament peu d’énergie et de matériel pour traiter de grandes quantités d’information. À ce rendement élevé s’ajoutent l’immédiateté et l’interactivité qui sont le propre des médias électroniques. Toutes ces qualités poussent les entreprises, mais aussi les pouvoirs publics, à adopter des stratégies de numérisation de la communication : e-ticketing, e-government, e-banking, e-mail, e-book, e-commerce, etc.

D’après le GeSI (Global e-Sustainability Initiative, un groupement d’intérêt où l’on retrouve notamment BT, Deutsche Telekom, Nokia, Microsoft, HP…), les TIC permettraient une réduction globale de 15 % des émissions de CO2 à l’horizon 2020. Néanmoins, les TIC ont aussi leur coût environnemental. Le rapport Smart 2020 admet que les émissions du secteur sont elles-mêmes en augmentation : elles devraient passer de 0,83 gigatonne de CO2 en 2007 _soit 2 % des émissions mondiales_ à 1,43 gigatonne en 2020. Mais, dans le même temps, les opportunités offertes pourraient mener à des réductions cinq fois plus importantes, jusqu’à 7,8 gigatonnes de CO2 (dont 70 mégatonnes liées à la substitution du papier).

Cela, c’est dans le meilleur des mondes. Dans le monde réel, les technologies électroniques génèrent aussi un “effet rebond” : les économies de temps et d’argent réalisées nous encouragent à consommer davantage de produits et services, à envoyer plus d’e-mails ou de SMS, à échanger des fichiers plus lourds, surfer sur le web, consulter des photos, des vidéos… qui font tourner des ordinateurs, des serveurs, et consomment de l’énergie.

Pas facile de mettre en lumière ces impacts. D’abord parce qu’ils dépendent de très nombreux facteurs (sources d’énergie, intensité d’utilisation, efficacité énergétique des équipements, etc.), ensuite parce que la vitesse à laquelle évoluent les TIC rend toute étude immédiatement obsolète. Enfin, il faut garder à l’esprit les intérêts en jeu : ceux de l’industrie électronique et ceux de ses concurrents, industrie papetière en tête. Les études disponibles ont généralement été financées par l’une ou par l’autre, ce qui n’est pas un gage de neutralité.

L’e-mail, plus lourd que le courrier
Ainsi en va-t-il d’un récent rapport du professeur Peter Arnfalk, de l’Université suédoise de Lund, comparant l’empreinte des TIC à celle du papier. Un travail commandité par la Confédération papetière européenne (CEPI). Il s’agit en fait d’une compilation de différentes études dans les domaines du courrier, du livre et de l’éducation, basées sur des analyses du cycle de vie (ACV).

Le cas du courrier est sans doute le plus éloquent. Le courrier électronique est parmi nous depuis de nombreuses années déjà, et son impact sur le marché postal est désormais patent : partout en Europe, postiers et fabricants d’enveloppes ont vu leurs volumes reculer, et ils s’attendent à de nouvelles contractions. On pourrait donc penser que l’empreinte carbone du courrier se réduit, grâce à la substitution électronique. Les émissions de CO2 liées à l’envoi d’un e-mail sont effectivement inférieures à celles d’une lettre classique : 4 à 9 grammes contre 20 à 25 grammes _deux à six fois moins_.

L’image est différente si l’on considère le volume total des e-mails. En 2009, McAfee évaluait entre 15 et 20.000 milliards le volume annuel des e-mails “légitimes”, à quoi s’ajoutent 62.000 milliards de spams. Au total, 1.000 millions de MB d’information échangés par e-mail. Selon le Pr. Arnfalk, il y aurait 40 e-mails “légitimes” pour une lettre traditionnelle, ce qui se traduirait finalement par une empreinte carbone 7 à 20 fois supérieure pour le courrier électronique !

Dans le cas du livre électronique, où la numérisation est plus récente, les études sont moins concluantes. Peter Arnfalk reconnaît que leurs résultats dépendent largement des postulats de départ : le nombre de livres lus, l’inclusion ou non des invendus, le nombre de lecteurs pour chaque livre imprimé ou encore la durée de vie estimée des appareils. Mais là aussi, on peut s’attendre à un effet rebond dans la mesure où l’outil électronique permet de diffuser d’énormes quantités de titres qui n’auraient jamais été imprimés (livres à compte d’auteur) ou réimprimés (titres épuisés). Il suffit de songer au projet de numérisation de Google pour en prendre la mesure.

Enfin, le professeur suédois cite une étude sur l’usage des TIC dans l’enseignement. Il en ressort que l’enseignement à distance permet une réduction de 85 % des émissions de CO2 liées aux déplacements des étudiants. Mais, dans le même temps, l’utilisation intensive de l’informatique (moteurs de recherche, webcast, podcast, bibliothèques en ligne, etc.) augmente de 33 % la consommation d’énergie par rapport au support “papier”, sans oublier que les étudiants restés chez eux doivent se chauffer, s’éclairer, etc. Une fois encore, le recours aux TIC cache un effet rebond non négligeable.

Compétition ou complémentarité ? “Je ne me prononcerai pas sur les chiffres, mais l’effet rebond est une réalité”, confirme Gaëtan Dartevelle, cofondateur de Greenloop, société de conseil en développement durable. Greenloop a développé pour bpost un outil de calcul des émissions de CO2 des mailings. “On ne va pas se passer de l’e-mail, mais on doit pousser les TIC à s’améliorer. Quand on étudie la question, on se rend compte que l’industrie du papier a déjà fait beaucoup d’efforts en matière de durabilité, mais n’a pas réussi à communiquer sur ce thème. Les TIC, de leur côté, représentent une technologie encore jeune, en plein développement, orientée vers la recherche et la nouveauté, où l’on commence seulement à se pencher sur la durabilité.”

“Pour les entreprises de services classiques, le papier ne représente qu’un petit pourcentage de l’empreinte carbone, en-dessous de 5 %”, indique Antoine Geerinckx, du bureau CO2logic, qui collabore également avec bpost en matière de compensation carbone. “Mais symboliquement, c’est quelque chose de très important, qui permet de sensibiliser les gens, parce que c’est visible, concret. Et puis, il ne faut pas oublier qu’en dehors du CO2, réduire la consommation de papier représente une économie pour l’entreprise. L’empreinte des TIC est beaucoup plus difficile à cerner.”

Peut-on se baser sur les ACV (Ndlr : analyse du cycle de vie, méthode de comptabilité des impacts environnementaux) pour décider qu’une option est meilleure qu’une autre ? “Dans une certaine mesure, répond Peter Arnfalk. Mais la comparaison entre des supports différents est souvent peu pertinente.” Pour Antoine Geerinckx, c’est une comparaison dangereuse. “Pour qu’elle soit valable, il faudrait respecter exactement les mêmes paramètres, avec les mêmes standards s’ils existent. Plutôt que de comparer, il faut obliger les deux secteurs à devenir plus écologiques. Il ne s’agit pas de faire un choix entre le papier et l’électronique. Ce sont deux supports différents, avec leurs qualités propres. Ces deux supports vont rester en concurrence, parce que l’un ou l’autre conviendra mieux, selon les applications.”

Il n’y aura certes pas de retour en arrière : plus personne n’imagine aujourd’hui se passer des TIC. Mais nous devons soumettre les nouvelles technologies à un regard critique, évaluer leur véritable impact écologique et exiger son amélioration. S’il nous paraît légitime de réduire notre consommation de papier, ne devrions-nous pas aussi nous interroger sur notre consommation informatique ?

Emmanuel Robert

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