Je voudrais dire aux chefs d’entreprise: “N’ayez pas peur”

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Pour les entreprises classiques, la numérisation est un changement tout aussi fondamental que la mondialisation voici 30 ans. Comment s’y préparer, et quelles opportunités la révolution digitale offre-t-elle aux chefs d’entreprises ? Les réponses de Jean-Louis Beffa, un grand industriel.

Transformation numérique, révolution digitale, ubérisation… des changements fondamentaux sont à l’oeuvre. Mais que signifient-ils vraiment pour les entreprises traditionnelles ? Et comment doivent-elles s’y préparer ? Un grand industriel, Jean-Louis Beffa, président d’honneur du groupe verrier français Saint-Gobain, répond à ces questions dans un manuel au titre choc : Se transformer ou mourir. Les grands groupes face aux start-up (Le Seuil). ” Le but de cet ouvrage est d’expliquer aux entreprises traditionnelles qu’il est nécessaire de se transformer, que c’est difficile, mais que cela ouvre des opportunités formidables “, affirme-t-il. Entretien.

JEAN-LOUIS BEFFA. C’est en effet un changement majeur. Chez Saint-Gobain, mon action en tant que PDG avait été d’adapter à la mondialisation ce groupe qui a 350 années d’existence. La tâche fondamentale de mon successeur sera de l’adapter à la transformation numérique.

Une adaptation qui est une priorité stratégique, dites-vous.

De plus en plus de cadres et de chefs d’entreprises sont certes conscients que leur entreprise sera profondément concernée. Ils ne sont toutefois pas encore conscients de l’urgence de l’action. Et ils ne savent pas très bien comment s’y prendre. J’ai voulu leur donner un mode d’action. Dans l’économie numérique, qu’il s’agisse de start-up ou d’entreprises ” méga-numériques ” comme Google ou Amazon, la croissance est absolument essentielle et se réalise à partir de l’écoute du client. De plus, la recherche de cette croissance suppose parfois d’accepter une rentabilité différée.

C’est une autre façon de penser ?

En effet, on s’éloigne des réflexes habituels, qui consistaient plutôt à favoriser, sous la pression des marchés financiers, une rentabilité à court terme. C’est pour cela qu’il est important d’avoir des actionnaires qui comprennent le changement et qui sont d’accord de mettre en oeuvre des stratégies sur un autre horizon de temps. Les actionnaires de long terme, notamment les actionnaires familiaux (mais ce ne sont pas les seuls), facilitent la transformation numérique d’un groupe.

En quoi consiste cette transformation ?

Profil

• Naissance à Nice, le 11 août 1941

• Diplômé (entre autres) de l’Ecole polytechnique et de l’Ecole des Mines (Paris)

• Entre au groupe verrier Saint-Gobain en 1974. Il en devient le président-directeur général de 1986 à 2007, puis président du conseil jusqu’en 2010. Il en est aujourd’hui le président d’honneur.

• Il pilote (sous la présidence de Jacques Chirac) une mission sur le renouveau industriel de la France et est nommé en 2005 à la tête de l’Agence de l’Innovation industrielle (qui sera dissoute en 2008).

• Il est aujourd’hui conseiller auprès de la banque Lazard.

Essentiellement à bâtir des plateformes numériques. Il y en a quatre. Une avec les clients, une avec les fournisseurs, une avec les partenaires (par exemple chez Saint-Gobain, ce sont les architectes qui jouent un rôle important dans la chaîne de valeur), et une avec le personnel. Ces plateformes sont essentielles parce que, moyennant un coût très faible, elles permettent d’entrer en relation avec ces divers acteurs de manière personnalisée et biunivoque . Ces éléments importants et nouveaux vont changer fondamentalement la vie des entreprises

Pourquoi est-il si urgent de réagir ?

Parce que vous êtes face à des ” méga-numériques ” et à des start-up qui avancent plus vite que vous. Si vous attendez, vous risquez un jour de vous faire dépasser par des concurrents qui auront agi différemment, que ces concurrents appartiennent au monde numérique ou traditionnel. Vous voyez déjà, par exemple, que les assureurs ou les banquiers ne sont pas tous au même niveau.

Pour piloter cette transformation, le patron doit-il être autoritaire ou favoriser l’autonomie de ses divers départements ?

Il faut un équilibre entre l’autonomie et la centralisation. Décentraliser pour qu’un maximum de personnes dans le groupe soient ” dans le coup “. Centraliser parce qu’il faut définir les différentes plateformes dans chacune des filiales, dans chacun des métiers, etc., établir une feuille de route avec des calendriers d’exécution, décider des api (les interfaces de communication entre les divers programmes, Ndlr) et déterminer comment ces programmes peuvent communiquer entre eux et avec le monde extérieur. C’est loin d’être un détail. Jef Bezos, le fondateur d’Amazon, a mis en place une telle organisation dès le début : personne ne peut dialoguer, même avec le monde extérieur, sans utiliser l’interface du groupe.

Et c’est aussi pourquoi Jef Bezos ou d’autres patrons paraissent parfois dictatoriaux.

Le monde du numérique véhicule une image de flexibilité, mais je pense qu’il y a des points où il faut être d’une extrême rigueur, où le respect d’un certain nombre de protocoles et du calendrier est primordial.

Un autre point important consiste à mettre des centres de compétence à disposition du groupe. Des centres qui peuvent être internes à l’entreprise, ou extérieurs. Et les entités décentralisées devront s’établir en équipes de projet transgénérationnelles. Des jeunes à l’aise dans le monde de la programmation s’associeront à des anciens très compétents dans les métiers à mettre en oeuvre.

Un tel changement en profondeur apporte son lot de risques industriels…

Il faut montrer qu’à une phase difficile, comportant des suppressions d’emplois, succédera une phase d’expansion.”

Oui, bien sûr. C’est pourquoi il faut s’en tenir à la feuille de route. Le comité directeur général doit faire le point tous les deux mois avec le chief digital officer, la personne responsable de la mise en oeuvre de la transformation numérique. Il est essentiel de regarder où cela grince pour apporter une solution dans l’immédiat. Mais bizarrement, le risque est plus humain que financier. Il est dans les perturbations dans l’organisation et les rapports humains que ce type de transformation peut apporter. C’est pour cela que je suggère, dans certains cas, de créer une filiale purement internet, une avant-garde, disposant d’une très grande autonomie de gestion et qui puisse concurrencer le groupe dans ses métiers traditionnels. C’est ce qu’a fait par exemple la Société Générale en créant Boursorama.

… et suscite aussi de fortes inquiétudes.

Des emplois seront supprimés, c’est vrai. Cependant, une fois que la plateforme sera constituée, vous pourrez faire de nouvelles offres, présenter de nouveaux produits, diversifier vos métiers. Il faut montrer qu’à une phase difficile, comportant des suppressions d’emplois, succédera une phase d’expansion. Les destructions d’emplois ne seront pas immédiates, elles s’étaleront dans le temps. Certains secteurs, au sein même des entreprises, seront encore en phase d’adaptation, d’autres déjà en phase de croissance. Le dirigeant d’entreprise devra faire comprendre qu’une phase douloureuse va advenir, mais qu’elle sera suivie d’une phase formidable. Ceci n’est pas du ” baratin “. J’ai pu constater la chose chez Saint-Gobain où les secteurs aujourd’hui les plus en avance, comme les filiales scandinaves, sont d’abord passés par une phase difficile.

Sur quoi cette expansion se basera- t-elle ?

Internet est d’abord synonyme d’une stratégie de demande, et non plus d’offre. Auparavant, vous faisiez une offre, puis, avec l’aide de la publicité, vous essayiez de convaincre les clients d’acheter votre produit. A l’avenir, vous saurez quel produit veulent chacun de vos clients et vous adapterez votre offre à leur demande. L’écoute du client devient plus fondamentale et plus diversifiée : les besoins seront exprimés de manière plus individualisée. Internet, c’est aussi le monde de la croissance. Il est l’inverse des leveraged buy out (les rachats d’entreprises par des fonds d’investissement qui s’endettent et se remboursent ” sur la bête “, Ndlr). Les LBO constituent un monde de la ” non-croissance “, c’est une neutralisation de la dynamique de l’entreprise. C’est un monde où la rentabilité est récompensée par un sur-profit réalisé par les actionnaires et les banquiers. La transformation numérique est à l’opposé. Elle élargit l’économie réelle dans un monde qui se développe. S’il y a un message que je veux faire passer, c’est de dire aux chefs d’entreprise : n’ayez pas peur. Cette transformation n’est pas à craindre. C’est une opportunité à saisir avec vigueur et enthousiasme.

Certains voudraient, pour défendre l’emploi, créer un revenu universel. Vous êtes contre.

Complètement. Instaurer un revenu universel, c’est dire que nous ne sommes pas capables d’assurer une croissance pour que les gens travaillent intelligemment, c’est admettre que nous avons de tels problèmes de chômage que nous sommes obligés de partager un travail qui n’augmente pas. On peut toujours imaginer un tel monde. Mais je ne vois pas comment ceux qui mettent en oeuvre une telle politique pourront la financer sans non seulement mettre la classe des riches, mais aussi la classe moyenne à contribution. La classe moyenne perdra au moins 30 % de ses revenus.

Les pouvoirs publics ont un rôle à jouer dans cette révolution ?

Ils doivent favoriser l’émergence des plateformes partout, y compris les administrations, et aider à générer des start-up et à garder des centres de décisions en Europe.

Comment ?

Pour éviter aux entreprises européennes la tentation de se vendre à l’étranger, je suis en faveur de la constitution d’un fonds européen de 2 milliards d’euros qui interviendrait à l’achat d’actions de start-up dont le succès est confirmé et remettrait ensuite les actions sur le marché, cela afin de conserver des centres de décisions en Europe. Sinon, on s’aperçoit qu’au-delà d’un certain montant, ce sont les Américains qui achètent. Gardons nos licornes !

Dernier point fondamental dans les politiques d’Etat, ce sont les technologies d’intelligence artificielle et d’analyse automatisée de données. Ce sont des technologies qu’il faudrait développer dans nos pays, alors que pour l’instant les grandes compétences sont américaines (avec la société Palantir de Peter Thiel, le conseiller internet de Donald Trump par exemple) et peut être chinoise. En France, le CEO de Thales, Patrice Caine, a récemment proposé aux pouvoirs publics de mettre en place un programme d’1 milliard sur cinq ans afin de soutenir la recherche dans ce domaine des technologies avancée des activités sur Internet.

Peut-être que l’Etat agit aujourd’hui de manière un peu trop indifférenciée. Il serait préférable d’orienter les soutiens publics vers des programmes plus nécessaires et spécifiques tel que celui-là.

Ces sujets sont-ils abordés dans la campagne électorale qui bat son plein en France ?

On en parle, mais peu de candidats les connaissent bien. Celui qui en a vraisemblablement la meilleure connaissance est Emmanuel Macron. Cela ne veut pas dire que c’est pour cela qu’il sera élu !

“Se transformer ou mourir”, Editions Le Seuil, 158 p., 17 euros

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