Ikea vend-il ses steaks à perte ?

© Image Globe/Michel Krakowski

Non, assure Ikea. Si, réplique la Fédération bruxelloise de l’horeca, pour qui le fameux steak-frites à 2,50 euros devrait revenir à 5,89 euros TVAC (minimum) à la chaîne d’ameublement. La fédération a mis en demeure le géant suédois.

La Fédération Ho.Re.Ca Bruxelles a mis Ikea en demeure “de dire la vérité aux consommateurs quant aux prix pratiqués dans les Restaurants Ikea, et de se comporter loyalement à l’égard des restaurateurs qui ne peuvent acheter leurs aliments au prix où Ikea vend ses plats”, indique lundi la fédération dans un communiqué.

“Vendre des steaks pour 2,50 euros, du waterzooi de poulet pour 3,95 euros, des moules à 5 euros, cherchez l’erreur !, insiste la fédération, qui évoque une irresponsabilité sociale. Il est regrettable que ceux parmi nous qui ont des faibles revenus puissent être les proies d’une stratégie commerciale très rémunératrice” d’Ikea, qui présentait en 2010 un chiffre d’affaires de plus de 600 millions d’euros au niveau belge, souligne encore Ho.Re.Ca Bruxelles.

La fédération indique en outre avoir déjà mandaté son avocat, Me Philippe Simonart, de préparer une action en justice à l’encontre de la société d’ameublement. Un délai est accordé jusqu’au 23 décembre.

La porte-parole d’Ikea a pour sa part confirmé avoir reçu la plainte de la fédération, “mais nous devons encore analyser tous les détails. Nous sommes néanmoins ouverts à collaborer avec les autorités pour les besoins de l’enquête.” Elle a rappelé par ailleurs que les restaurants s’inscrivaient dans le “concept Ikea” qui consiste à proposer aux consommateurs des produits présentant “un bon rapport qualité/prix”.

[ANALYSE : l’assiette d’Ikea décortiquée par Trends-Tendances en mars dernier]

Le restaurant du géant suédois de l’ameublement est devenu un véritable produit d’appel. Ikea multiplie les promotions alléchantes pour appâter le client, sur le thème de la petite sortie en famille qui combine idéalement achats déco et repas bon marché. Après les moules à 5 euros, qui avaient provoqué en novembre 2010 des embouteillages monstres autour du magasin gantois, Ikea récidive avec son steak-frites à 2,50 euros.

Portée par une campagne publicitaire tous azimuts, l’assiette à prix cassé a fait des vagues… jusqu’au Boerenbond. La fédération flamande des agriculteurs a alors porté plainte auprès du SPF Economie, estimant que l’enseigne vend à perte, une pratique strictement interdite en Belgique, sauf exceptions limitées (denrées périssables, soldes, liquidation, etc.). Spectaculaire, l’action du Boerenbond s’est pourtant avérée sans effet : le SPF Economie l’a déclarée irrecevable.

“La vente à perte ne concerne que la vente de produits, explique Tom Heremans, avocat associé chez CMS De Backer. Ici, on parle de services de restauration.” Et pour les services, pas de procédure particulière devant le SPF Economie. La seule possibilité est d’introduire une action devant le tribunal du commerce pour manquement aux “pratiques honnêtes du marché”. Par ce biais, le plaignant peut en quelque sorte retomber sur la notion de vente à perte. Il doit démontrer au juge que le commerçant visé affiche des prix aberrants au regard des coûts de production inhérents au secteur concerné, et qu’il pratique dès lors une concurrence déloyale.

Restos Ikea : des prix “inconcevables et indécents”, pour la Fédération wallonne des agriculteurs

Comment est-il possible de proposer un moules-frites à 5 euros quand la plupart des restaurants l’affichent à 20 euros minimum ? Et un steak-frites à 2,50 euros, est-ce crédible par rapport aux prix pratiqués dans la filière bovine ? La Fédération wallonne des agriculteurs (FWA) tranche : “Ces prix sont inconcevables et indécents”, s’emporte Marie-Laurence Semaille, porte-parole de la FWA.

“Nous n’avons pas déposé plainte, mais nous sommes solidaires de nos collègues du Boerenbond et nous sommes d’accord sur le fond, complète Yvan Hayez, secrétaire général de la FWA. Quel est le problème ? C’est qu’Ikea propose au consommateur des produits qui ne reflètent pas leur coût de production.” Avec des prix pareils, l’éleveur ne peut pas s’y retrouver, insiste-t-on à la fédération.

De son côté, le spécialiste de l’étagère low-cost se défend de toute pratique illégale. L’enseigne estime obtenir des bons prix auprès des intermédiaires, grâce à ses achats effectués en grandes quantités et grâce à ses relations privilégiées avec ses fournisseurs. La ligne de défense d’Ikea est claire : “La vente à perte, c’est illégal, estime Nele Bouchier, porte-parole d’Ikea Belgique. Nous réalisons une marge, même limitée, sur tous nos plats. Nous sommes très transparents à ce sujet.”

L’entreprise suédoise a payé ses steaks à une entreprise belge (Viangros) pour la somme de 9,77 euros/kg. Un prix ultracompétitif mais correct sur le marché de la viande bovine, comme nous l’ont confirmé des professionnels du secteur. Ikea fait cependant semblant d’oublier que la matière première ne représente qu’une partie des coûts de production pour une enseigne de restauration. A ce prix s’ajoutent la main-d’oeuvre et les frais généraux (loyer, chauffage, électricité, matériel, etc.). Même si l’entreprise fait certainement des économies d’échelle grâce à l’intégration du restaurant dans les murs de son magasin, certains coûts sont incompressibles.

La Fédération bruxelloise de l’horeca a accepté de faire l’exercice pour le fameux steak-frites version Ikea (voire infographie ci-dessus). Verdict : en prenant les prix les plus bas pour les matières premières composant le plat, la fédération arrive à un total de 5,89 euros TVAC. Pour son président, Yvan Roque, les choses sont claires : “Ikea vend à perte, estime-t-il. Je leur enverrai un courrier pour leur expliciter notre position. Puis, je verrai avec mes membres s’il y a lieu d’introduire une action.”

L’interdiction de la vente à perte est-elle menacée ?

La difficulté est de démontrer point par point que ce prix est intenable. Sans oublier que le préjudice pour le secteur de la restauration doit également être prouvé. Pas évident. Des décisions de justice existent dans le secteur des services, mais elles sont extrêmement rares.

Même constat du côté de la vente à perte de produits. En 2010, le SPF Economie n’a enregistré que 27 plaintes en la matière, dont 20 % à peine étaient fondées. Doit-on considérer que la législation en la matière est inapplicable ? “Non, elle n’est pas inapplicable, commente l’avocat Tom Heremans. Pour démontrer qu’il y a vente à perte ou concurrence déloyale, il faut calculer précisément le prix de revient d’un produit ou d’un service. Ce n’est pas toujours facile, mais ce n’est pas impossible non plus.”

Reste que la vente à perte ne semble pas déclencher un contentieux particulièrement fourni. Au fédéral, aucun inspecteur ne traque la vente à perte. “Nous avons fait une analyse du sujet, explique Chantal de Pauw pour le SPF Economie. Nous en avons déduit que la vente à perte n’est pas une pratique commerciale à risque pour la Belgique. Elle ne nécessite donc pas de contrôle préalable.”

En Europe, la législation belge fait figure d’exception. En dehors de notre pays, seuls le Luxembourg et la France interdisent la vente à perte. Partout ailleurs, le jeu de la libre concurrence joue à plein. Sous la pression du droit européen, la loi sur les pratiques du commerce évolue d’ailleurs vers une souplesse accrue. Les offres conjointes sont désormais autorisées. Une affaire est actuellement pendante devant la Cour de justice au sujet des périodes d’attente précédant les soldes.

Si l’action aboutit, celles-ci pourraient être supprimées. La vente à perte pourrait elle aussi subir le même sort. “Certains juristes considèrent que l’interdiction de la vente à perte n’est pas conforme au droit européen, indique Tom Heremans. A titre personnel, je pense que la vente à perte devrait être autorisée, sauf en cas d’abus de position dominante.”

Est-ce le cas d’Ikea ? L’enseigne minimise l’importance de son activité “restauration”. “Le restaurant ne représente que 5 % du chiffre d’affaires total et ne fait pas partie des objectifs de développement stratégiques d’Ikea Belgique”, insiste le champion du meuble en kit. Mais la marque ne changera pas son fusil d’épaule : “Nous continuerons à faire des promotions sur nos plats, cela fait partie de notre concept”, prévient Nele Bouchier.

Trends.be, avec Belga et Gilles Quoistiaux

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