eBay: un second souffle bien calculé

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Après s’être basé sur le modèle de l’enchère classique pendant plus de 10 ans, la plateforme a été contrainte de changer de cap pour sauver les meubles. Sa nouvelle vision commence à porter ses fruits au niveau mondial. En Belgique, le site a cédé son leadership à d’autres.

Nous sommes le 18 février 2008. Sur les forums, les réseaux sociaux, les blogs, un même slogan fait le tour du Web : “Rejoignez la révolution eBay !” Pas contents, les utilisateurs du site d’enchères. La nouvelle politique en vigueur (augmentation des commissions perçues sur certains produits, fin des évaluations négatives, imposition de PayPal pour les gros vendeurs…) fâche les internautes au point de leur donner des envies de grève mondiale.

Un boycott qui durera une semaine. Sans grandes pertes ni fracas pour la plateforme de vente. Mais l’épisode révèle les pieds d’argile du colosse. Le champion de la Silicon Valley, l’un des rares à avoir survécu à la bulle Internet en 2000, commence à montrer d’inquiétants signes d’essoufflement, 13 ans seulement après son lancement. “Tout le monde pense que l’industrie du Net ne fait que croître. Mais eBay était confronté à ce moment à son premier turn around. Il fallait redresser la barre”, se souvient Tanguy Peers, ancien directeur de l’antenne belge, parti en 2007 à San Francisco pour devenir vice-président de la stratégie publicitaire du groupe puis responsable de l’expansion géographique jusqu’en 2012.

Malgré ses 83 millions de membres actifs revendiqués à l’époque, son bénéfice s’émiettait lentement mais sûrement. Moins 31 % au 4e trimestre 2008, -22 % au suivant, -29 % ensuite… La chute fut vertigineuse. La remontée le sera tout autant. Au 1er trimestre 2013, ce même bénéfice affichait une hausse de 19 % (677 millions de dollars), tandis que le chiffre d’affaires grimpait de 14 % (3,7 milliards). Signes tangibles d’une santé retrouvée depuis plusieurs mois.

Panne d’innovation Un renouveau qui ne se fit toutefois pas sans sérieux efforts. “En 2008, le déclin s’expliquait par des raisons externes (Amazon montait en puissance) mais surtout internes : le business model, basé sur les enchères classiques, avait montré ses limites. eBay n’y injectait plus d’innovation et les utilisateurs ne s’y retrouvaient plus”, analyse Aurore Goncalves, consultante senior en charge du commerce chez Pierre Audoin Consultants Paris. Sans compter le poids lourd — voire mort — que constituait alors Skype dans son escarcelle. Le logiciel téléphonique, racheté en 2005 pour un peu moins de 3 milliards de dollars, n’avait jamais réellement trouvé sa place dans la stratégie du groupe.

Intronisé en mars 2008 à la place de Meg Withman (passée depuis chez Hewlett-Packard), la mission du nouveau PDG John Donahoe était donc de faire table rase. Skype fut rapidement revendu à hauteur de 65 %, puis totalement à Microsoft. Ce qui permit de faire rentrer du cash et, surtout, d’entamer un vaste processus de rationalisation économique. Réduction des effectifs et fermeture des bureaux devenus non stratégiques. L’équipe belge passa d’ailleurs subitement à la trappe en janvier 2009. “Une gestion à l’américaine, glisse Jean-Louis Van Marcke, co-fondateur de la place de marché belge Bobex. On ouvre des filiales partout puis on les ferme par manque de rentabilité…”

“Le nouveau directeur avait décidé de miser sur le client, raconte Tanguy Peers. Les bonus des salariés furent même directement liés à la satisfaction des utilisateurs. Avant, on avait beaucoup d’idées. Désormais, il s’agissait de se demander si ces idées seraient vraiment bénéfiques pour les membres.” Le système d’évaluation fut revu et corrigé sur base d’une grille de cinq critères, les frais liés à la mise en vente furent supprimés mais la commission fut par contre augmentée sur certaines transactions, les options de mise en avant des annonces furent simplifiées… Le géant de l’e-commerce s’ouvrit également aux bannières publicitaires.

Le système d’enchères, qui avait fait le succès de la plateforme, fut progressivement mis en sourdine au profit des achats immédiats, qui génèrent actuellement 80 % de ses revenus. Enfin, l’accent fut mis sur les smartphones et tablettes. “Huit applications ont été développées, décrit Aurore Goncalves. Ce segment représentait, en 2012, 13 % du chiffre d’affaires.” La plateforme de vente doit également une fière chandelle à la croissance insolente de PayPal, son système de paiement en ligne racheté en 2002 et utilisé aujourd’hui sur de nombreux sites, avec 123 millions de comptes actifs.

La porte ouverte aux outsiders Parallèlement, eBay s’est mis à nourrir l’ambition de devenir le plus grand pourvoyeur de petites annonces au monde. Sur ce terrain, la concurrence commençait à se faire rude : de nouveaux joueurs, locaux et gratuits, s’offraient une part de marché toujours plus grande. “Ce n’est pas que nous n’avions pas vu arriver ce phénomène, estime Tanguy Peers. Nous avions d’ailleurs racheté en 2004 Marktplaats.nl, car les Pays-Bas étaient le premier pays à voir émerger ces modèles gratuits. Mais il y avait peut-être une certaine inertie en interne.”

La brèche était ouverte, des outsiders ont su s’y engouffrer. Chez nous, le leader du marché des petites annonces s’appelle aujourd’hui 2ememain.be. “Nous existons depuis 2000 mais nous avons pris de l’ampleur en 2010, notamment grâce au déclin d’eBay, reconnaît Aldine Reinink, marketing manager. Nous offrons une alternative gratuite, très simple à utiliser, très locale.” En bref, les points faibles d’eBay retournés à leur avantage.

Le site 2ememain.be attire 5 millions de visiteurs uniques chaque mois, suivi de près par Kapaza.be et ses 3,5 millions de visiteurs uniques mensuels. Le chiffre d’affaires de ce dernier a plus que doublé entre 2010 et 2011 (1,6 million), signe d’un attrait grandissant des Belges pour ce type d’intermédiaire. “Nous continuons d’enregistrer une croissance de 20 à 30 % en Flandre, où nous sommes présents depuis 2003, et de plus de 50 % en Wallonie, où nous sommes actifs depuis deux ans, se réjouit le directeur de Kapaza, Fabrice Douteaud. Nous répertorions 1,6 million d’annonces récentes. La crise provoque chez les gens une envie de mieux consommer et nous sommes en réalité une machine à recycler.” Un secteur en plein boom, donc, que d’autres sites se disputent allègrement, quels que soient leurs modèles. “On le voit dans d’autres pays : the winner takes it all. Petit à petit, les gens n’iront plus que sur une seule adresse”, prédit Aldine Reinink.

En Belgique, eBay semble s’être satisfait de sa troisième place. Il a sans doute d’autres chats à fouetter : les Etats-Unis, l’Allemagne, l’Angleterre, qui restent ses principaux marchés. Mais aussi, depuis peu, le Brésil et la Russie. Deux pays où les utilisateurs potentiels se comptent en centaines de millions et où le taux de change du dollar, tout comme la forte demande de biens internationaux, laisse présager de belles retombées. “Maintenant qu’eBay a repris confiance et assaini ses bases, il peut à nouveau se développer à l’international”, résume Tanguy Peers. “Mais son principal challenge pour le futur sera d’anticiper, ajoute Aurore Goncalves. Ne plus être obligé de devenir réactif, comme en 2008, mais être capable de faire évoluer son business model pour devenir celui qui donnera l’impulsion.” Histoire d’éviter, à l’avenir, une nouvelle grève mondiale parmi ses 100 millions d’utilisateurs actifs…

MÉLANIE GEELKENS

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