“Depuis 10.000 ans, les optimistes ont toujours eu raison”

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Essayiste, fondateur de la société de conseil Asterès, Nicolas Bouzou est un économiste libéral très médiatique. On a pu le voir pendant plusieurs années sur Canal + (animant une chronique de La Matinale) et sa signature apparaît régulièrement dans la presse française et étrangère.

Nous retrouvons ce souriant quadragénaire, à deux pas de la place d’Italie, à Paris, chez son éditeur Plon. L’homme est à moitié caché derrière un mur formé d’exemplaires de son dernier ouvrage. Il s’astreint au lassant rituel des signatures des ouvrages devant être envoyés. Il nous tend un livre. Sur la couverture, un titre non équivoque : ” L’innovation sauvera le monde “*.

NICOLAS BOUZOU. Ce n’est pas uniquement ce qui m’a poussé à écrire cet essai, mais quand même… Je pense que ces gens ont tort sur le fond. Dans toutes les périodes de mutation technologiques et économiques, ces théories de la grande stagnation reviennent systématiquement sur le devant de la scène. Dans les années 1940, vous aviez un débat entre le vieux Joseph Schumpeter et un jeune économiste marxiste qui s’appelait Paul Sweezy, que tout le monde a oublié aujourd’hui. Mais dans ces années-là, c’était Sweezy qui dominait le débat. Et cela se comprend. Les mutations sont des périodes de destruction créatrice angoissante : des activités, des emplois, des façons de travailler apparaissent, mais d’autres disparaissent. Ces thèses déclinistes trouvent donc un écho particulier parce que les gens pensent vivre en effet la fin de la croissance et de l’emploi. Ils ne voient pas que ces périodes préparent quelque chose de neuf. Cela a toujours été comme cela. Quand Gutenberg arrive avec sa Bible, du côté des copieurs enlumineurs, le monde s’écroule.

C’est donc une période de mutation comme une autre…

CAPITALISME. Nicolas Bouzou estime que les sociétes telles que Airbnb ou Uber constituent un stade ultime du capitalisme, où tout est marchandisé, en ce compris les biens personnels.
CAPITALISME. Nicolas Bouzou estime que les sociétes telles que Airbnb ou Uber constituent un stade ultime du capitalisme, où tout est marchandisé, en ce compris les biens personnels. © BELGAIMAGE

Il y a quelque chose de spécifique aujourd’hui, surtout dans les pays développés et plus spécialement en Europe : la perte de confiance dans le progrès. C’est d’ailleurs symptomatique : nous parlons d’innovation, pas de progrès. Or, je suis convaincu que nous, les intellectuels, nous devons redonner un contenu précis et concret au mot ” progrès “, qui est intrinsèquement lié à l’humanité. Depuis des dizaines de milliers d’années, l’homme lutte pour vivre mieux, plus longtemps. C’est à cette condition que les gens accepteront cet ancien monde. Dans le domaine de la santé, du développement durable, de la mobilité, nous assistons à l’apparition de nouveautés qui apportent un réel progrès.

Mais ce progrès, nous éprouvons parfois du mal à le percevoir et à le mesurer.

Oui. Notre appareil statistique date du début des Trente Glorieuses. Le découpage économique n’était pas le même qu’aujourd’hui. Nous mesurons très bien l’apport de la sidérurgie à la croissance, mais beaucoup moins bien celui de la génétique. Le problème est que la sidérurgie est un secteur en décroissance, alors que la génétique est en croissance. C’est un problème statistique majeur. Nous éprouvons aussi des difficultés à mesurer l’évolution de la qualité des produits. Quand notre appareil statistique a été construit, on raisonnait alors surtout en termes de quantité : combien de voitures ont-elles été produites ? Aujourd’hui, nous sommes dans une économie (en grande partie) de qualité : quelle est la différence entre la voiture sans chauffeur et la voiture normale ? Nous ne sommes pas encore parvenus à le mesurer.

Une des caractéristiques de notre mutation est ce qu’on appelle l’ubérisation. Qu’est-ce ?

C’est très profond. C’est la transformation de nos entreprises par les technologiques NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatiques et sciences

cognitives). Elles permettent à des entreprises d’être plus petites au départ mais de croître très rapidement, de numériser des accès à des services, de bâtir des positions dominantes rapidement, de faire travailler des gens qui ne sont pas salariés, qui vont être notés par les consommateurs permettant de réaliser ainsi la régulation de la qualité. L’ubérisation est un phénomène technologique extrêmement lourd, que l’on peut réguler mais que l’on n’arrêtera pas. L’économie tout entière a vocation à se faire ubériser.

Ce n’est pas un effet de mode ?

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Non. La mode est ce que l’on appelle l’économie du partage, cette idée selon laquelle sans stimulus économique, en mettant de côté la notion de profit, vous pouvez faire des affaires sur Internet. Elle est portée par des gens qui comme Jeremy Rifkin vantent cette économie comme étant un stade post-capitaliste. Mais ils sont à côté du sujet. Les entreprises comme Airbnb sont pleinement ancrées dans le capitalisme. Et je dirai même qu’elles constituent un stade ultime du capitalisme, celui où vraiment tout est marchandisé. Auparavant, quelqu’un qui partait à l’étranger pendant quelques mois laissait son logement vide ou le prêtait à quelqu’un de sa famille. Aujourd’hui, il va sur un marché et le loue.

Et cette évolution est une bonne chose ?

C’est éthiquement neutre. L’économie n’est ni bonne ni mauvaise. L’économie de marché est ce que l’on en fait. Mais en tout cas, nous ne sommes pas dans l’après- capitalisme, au contraire. Ces plateformes élargissent le capital. Auparavant, il était constitué des machines et des ressources financières. Aujourd’hui, le capital c’est aussi notre logement, notre voiture et demain, qui sait, ce sera notre machine à laver, nos vêtements… Nous n’entrons certainement pas dans l’ère de la gratuité.

Vous dites aussi que le progrès nous est caché parce que les grandes périodes d’innovation débutent généralement par un moment de baisse de la productivité, voire de récession. Pourquoi ?

Pour une raison que l’on peut résumer simplement : nous ne savons pas nous servir correctement des nouvelles technologies qui apparaissent. Prenez un robot chirurgical dans un hôpital. En théorie, il devrait remplacer des chirurgiens et l’on devrait pouvoir engager des aides-soignantes, des infirmières supplémentaires. En pratique, ce robot fait encore doublon avec les chirurgiens qui n’ont pas été bien formés pour s’en servir. Cela n’empêche pas un robot comme Watson (IBM) de faire de meilleurs diagnostics que les médecins dans certaines pathologies. Mais avant que cela se transforme en gains de productivité, il faut réformer l’hôpital et toute la chaîne de soins. Et cela prend du temps.

D’accord, mais aujourd’hui, il y a 6 millions de chômeurs en France et 550.000 en Belgique. Que dire à ces gens-là ?

Nous devons d’abord leur dire que le problème du chômage, en France ou en Belgique, n’est pas lié à l’innovation, mais au fait que nous avons des marchés du travail qui ne fonctionnent pas. Parce que le coût du travail est trop élevé pour certaines catégories de salariés, parce que le droit du travail est trop rigide ou judiciarisé, parce que notre système d’apprentissage n’est pas suffisamment puissant, que la formation continue ne profite pas à ceux qui en ont le plus besoin, parce que les indemnisations de chômage, à mon avis, devraient être dégressives déjà après un an.

Les robots ne vont pas tuer le travail ?

Nous verrons demain, mais aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Il y a beaucoup de pays qui ont un taux de chômage très faible : Royaume-Uni, Allemagne, Autriche, Suisse, Japon, Danemark, etc.

Mais se pose aussi la qualité du travail et des revenus : des pays comme l’Allemagne ou le Royaume-Uni ont un taux de chômage plus bas, mais n’ont pas un taux de pauvreté moins élevé.

MARIE SHELLEY. Il y a 200 ans, la romancière britannique questionnait déjà l'intelligence artificielle dans son roman Frankenstein. Ses interrogations sont encore d'actualité aujourd'hui.
MARIE SHELLEY. Il y a 200 ans, la romancière britannique questionnait déjà l’intelligence artificielle dans son roman Frankenstein. Ses interrogations sont encore d’actualité aujourd’hui.© BELGAIMAGE

Lorsque vous commencez à déréglementer le marché du travail, vous faites rentrer beaucoup de gens qui ont des petits jobs mal rémunérés. Il y a donc un véritable arbitrage à opérer entre une situation française avec des travailleurs relativement bien payés, mais beaucoup de chômage ou une situation à la britannique avec peu de chômage, mais davantage de travailleurs en dessous du seuil de pauvreté. C’est cependant une situation que l’on peut traiter, comme le font les pays scandinaves, au moyen de revenus de substitution, voire – on peut ouvrir le débat – via une allocation universelle.

Et le robot ne prendra pas la place de l’homme ?

Je ne pense pas que l’intelligence artificielle puisse se substituer à l’intelligence de l’homme. Non pour une raison économique, mais parce que l’homme et la machine seront toujours différents. L’homme, c’est la liberté. La machine, elle, en revanche est toujours programmée. Elle prend des décisions sur la base d’un programme initial. Il y aura toujours du travail parce que l’homme et la machine ne sont pas substituables, mais complémentaires. Je suis donc en total désaccord avec les thèses de la fin du travail qui, au passage, reviennent toujours à chaque grande mutation et ont toujours été infirmées par l’histoire. Au passage, je trouve singulier que l’on nous demande toujours, à nous les optimistes, de nous justifier, alors que depuis 10.000 ans nous avons toujours eu raison. Nous avons l’histoire pour nous. Cela ne veut pas dire que nous aurons nécessairement raison cette fois ci, mais…

L’innovation sauvera le monde, d’accord. Mais rien n’exclut l’apparition d’un ” cygne noir “, d’une évolution dramatique même si elle est très peu probable. Le progrès a mené aussi à la bombe atomique et à la potentialité de faire exploser la planète.

C’est en effet de l’ordre du possible. Et cela doit d’ailleurs amener, dans le domaine de l’intelligence artificielle, par exemple, une régulation dès maintenant. C’est ce que les Américains appellent le ” bouton rouge “. Entre parenthèses, nous venons de fêter les 200 ans de la rédaction de Frankenstein, le roman de Marie Shelley. Cet auteur était un génie et posait déjà toutes les questions sur l’intelligence artificielle : peut-on légitimement la développer ? , quel statut juridique ? , si la création se retourne contre nous sommes-nous sûrs de disposer d’un ” bouton rouge ” pour l’arrêter ? , etc. Ce sont les mêmes interrogations que pose le patron de Tesla, Elon Musk, aujourd’hui. Mais vous voyez, le problème est philosophique, pas économique.

Une évolution catastrophique irréversible qui inquiète est celle du climat. Pourtant, vous dites aussi que le vrai danger est davantage politique que climatique…

L’ubérisation est un phénomène technologique extrêmement lourd, que l’on peut réguler mais que l’on n’arrêtera pas. L’économie tout entière a vocation à se faire ubériser.”

Je ne veux pas donner l’impression d’être climatosceptique, loin de là. Mais je crois que si l’on sous-estime parfois la gravité du problème climatique, on sous-estime aussi notre capacité à le régler. Si nous construisons de grandes usines de panneaux solaires, je pense que nous pouvons arriver à le solutionner. Pour moi, le principal risque à court terme vient de ceux qui s’opposent à cette mutation, et que je divise en deux camps : les nationalistes et les fondamentalistes, une déclinaison politique et une déclinaison religieuse. Je ne les mets pas évidemment sur le même plan. Ce serait stupide de dire qu’une Marine Le Pen et Daesh, c’est la même chose ! Mais la racine est commune, c’est la radicalité. Daesh, avec son discours, attire ceux qui sont radicalisés et qui cherchaient un discours violent.

Pour contrer ces réactions radicales et faire en sorte que ces mutations réussissent, vous prônez l’amour, la vertu, l’art…

Il y a le risque qu’une grande partie de la population rejette les changements par peur d’une société qu’ils jugeraient désincarnée, sans but. On ne peut pas tout changer dans une société, il faut conserver des points de repère. Et les plus solides se trouvent dans l’immatériel, le spirituel. Le tout n’est pas de changer. Il faut aussi se demander dans quel but. Ce qui est frappant aujourd’hui est que nous avons perdu cette dimension spirituelle. Stefan Zweig raconte dans sa nouvelle, intitulée Les premiers mots qui traversèrent l’océan, comment la population a accueilli la première liaison télégraphique entre l’Europe et les Etats-Unis. Les gens étaient dans la rue, ils ont fait la fête pendant deux ou trois jours, pour saluer cette innovation qui rapprochait les hommes. Cet esprit a été complètement perdu aujourd’hui. Personne ne va descendre dans la rue pour fêter l’invention d’un nouveau médicament permettant de guérir le cancer. L’innovation est désenchantée.

Amour et vertu. Cela paraît un peu naïf et irréel…

Nicolas Bouzou,
Nicolas Bouzou, “L’innovation sauvera le monde”, éditions Plon, 14,90 euros.© PG

Luc Ferry, dans son ouvrage La révolution de l’amour, parle de l’avènement d’un nouvel humanisme basé sur la sacralisation de l’être humain. L’amour, c’est se soucier de nos enfants, des générations futures. La génétique, les nouveaux modes de transport, la biologie moléculaire, etc., tous ces progrès doivent être utiles à nos enfants. On peut intégrer dans cette réflexion la résolution des problèmes de dettes et d’environnement.

L’amour, c’est la direction vers laquelle il faut tendre. La vertu, c’est comment faire. Il faut redécouvrir les vertus cardinales, celle de Platon, reprise ensuite par les Romains puis les catholiques : courage, tempérance, prudence, justice. La justice, ce n’est pas l’égalité des salaires, c’est l’ascenseur social. C’est avoir une société où le plus pauvre peut devenir riche. Cela suppose la flexibilité (favoriser l’entrepreneuriat et la création de jobs) ainsi qu’un système éducatif qui permette l’inclusion.

Et l’art, c’est ce qui dure. C’est ce qui n’a pas d’utilité en soi. Que cherchent les gens qui se pressent dans les musées ? Pourquoi la destruction de Palmyre a suscité tant d’émotions dans le monde ? Parce que l’art est ce qui nous relie à l’éternité. C’est, selon la définition de la philosophe Hannah Arendt, ” la patrie non mortelle des êtres mortels “.

Nous disposons des technologies pour résoudre nos problèmes climatiques, sanitaires, sociaux…. Mais la technologie seule ne suffit pas.

Propos recueillis par Pierre-Henri Thomas.

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