Dénoncer ses collègues… au bénéfice de l’entreprise

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Organiser des procédures internes de dénonciation de pratiques contraires à la loi ou aux règlements : c’est ce que font de plus en plus de sociétés, en mettant en place des mécanismes de “whistleblowing”. Une pratique qui pose un certain nombre de questions tant juridiques qu’éthiques.

Jusqu’il y a peu, Bradley Birken-feld était un illustre inconnu. Cadre au sein d’un établissement bancaire, comme il en existe tant d’autres. L’Américain est aujourd’hui devenu l’homme par qui le scandale est arrivé. La banque suisse UBS est toujours empêtrée dans les démêlés judiciaires qui ont découlé des révélations de l’ancien gestionnaire de fortune. Qui accusa son ex-employeur d’encourager ses clients à frauder le fisc américain.

Résultat des courses : 780 millions de dollars d’amende pour UBS et une peine de 40 mois de prison pour Bradley Birkenfeld, qui avait tout de même trempé lui aussi dans ces escroqueries. Mais qui en est ressorti riche : 104 millions de dollars de récompense lui ont été alloués pour le remercier d’avoir balancé sa hiérarchie et d’avoir permis au fisc de récolter des milliards de dollars.

L’Américain est ainsi devenu le plus célèbre des whistleblowers, des “lanceurs d’alerte” ou “sonneurs de tocsin”, selon les expressions utilisées en français. Une pratique née aux Etats-Unis avec le Sarbanes-Oxley Act, une loi votée en 2002 suite à plusieurs scandales financiers, dont l’affaire Enron, du nom de cette firme US qui falsifiait ses comptes pour gonfler sa valorisation boursière.

Depuis, toutes les entreprises américaines cotées en Bourse à New York, ainsi que toutes leurs filiales étrangères, sont obligées d’instaurer en interne un système de whistleblowing, permettant aux employés de signaler à leurs supérieurs ou à des structures externes spécialisées le comportement de collègues supposé contraire à la loi ou aux règles internes.

Fraude de grande ampleur

On parle moins ici de dénoncer un confrère qui prolongerait systématiquement sa pause de midi que de comportements frauduleux d’une plus grande ampleur, susceptibles d’affecter l’activité de la société ou d’engager sa responsabilité. Idée sous-jacente : dans toutes les histoires pas très nettes, il y a des personnes qui pourraient éviter l’éclatement public du scandale en se mettant à table.

Cette pratique est désormais assez répandue dans le monde anglo-saxon. Chez nous, bien qu’aucune loi ne l’impose aux entreprises privées, de plus en plus mettent spontanément en place des dispositifs encourageant le lancement d’alertes.

La commission de la protection de la vie privée (qui doit être tenue au courant lorsque des données doivent être traitées dans ce cadre) répertorie environ 180 firmes ayant établi un mécanisme de ce type. Parmi lesquelles Alken-Maes, ING, RTL, Sodexo, Holcim, Mercedes-Benz, KPMG…

Avec quels résultats ? Pas simple d’obtenir une réponse concrète. “Cette procédure est effectivement utilisée mais aucune information ne peut être communiquée ni quant au nombre d’occurrences ni quant au contenu de celles-ci”, nous répond-on par exemple chez ING, où le whistleblowing existe depuis 2004 et a été actualisé en 2013.

Les services publics aussi s’y mettent. La Flandre fut précurseur dès 2004 au sein de ses administrations. Et , s’il n’existe rien à Bruxelles ou en Wallonie, le fédéral l’a suivie en 2014. La loi votée incite les fonctionnaires à dénoncer une “infraction aux lois, arrêtés, circulaires, règles et procédures internes”, mais aussi des actes “impliquant un risque inacceptable pour la vie, la santé ou la sécurité”, “témoignant d’un manquement grave aux obligations professionnelles ou à la bonne gestion” ou encore ayant été “sciemment ordonnés ou conseillés”.

Que dénoncer ?

Une définition pour le moins floue : piquer une rame de papier en douce au bureau reste une infraction aux lois, tout comme ne pas mettre de harnais lorsqu’on travaille en hauteur est une atteinte à la sécurité. Faut-il pour autant lancer l’alerte ?

“Un système de whistleblowing ne devrait être utilisé que pour les vrais dysfonctionnements, pas pour les faits individuels, estime Satya Staes Polet, associé principal au sein du cabinet Freshfields Bruckhaus Deringer. C’est d’ailleurs l’une des premières choses à définir lorsqu’on envisage d’installer un tel dispositif : quels sont les objectifs ? Que peut-on rapporter par ce biais ou pas ?”

Entre la simple délation et la véritable alerte, la distinction ne semble pas toujours simple à opérer. C’est d’ailleurs ce que dénoncent les syndicats : ils considèrent que, mal encadré, ce mécanisme risque d’encourager la dénonciation anonyme de faits presque “secondaires” et non pas uniquement les malversations ou la corruption.

Par ailleurs, une autre question se pose : “la protection juridique des dénonciateurs”, selon Michael Clarke, directeur exécutif de Transparency International Belgium, une organisation qui entend promouvoir l’intégrité et lutter contre la corruption. “Il y a actuellement peu d’incitants pour les lanceurs d’alerte concernant la protection juridique”, poursuit-il.

Un sondage réalisé dans différents pays par le cabinet Freshfields Bruckhaus Deringer soulève que plus d’un salarié sur 10 a déjà “sonné le tocsin”, mais que la plupart craignent des représailles s’ils passent à l’action. Plus d’un tiers des travailleurs interrogés imaginent que leur patron les traiterait le cas échéant de manière défavorable ou tenterait de les licencier.

“Beaucoup d’entreprises stipulent aujourd’hui explicitement dans leurs règlements que les collaborateurs ne doivent pas craindre de représailles, sauf en cas d’abus”, note Satya Staes Polet. C’est par exemple le cas chez ING, où l’on insiste sur le fait que les employés peuvent “signaler un soupçon grave en toute confiance et sans crainte de représailles”. “Si l’employeur veut que le système fonctionne, il est dans son intérêt de faire en sorte qu’il soit neutre sur le plan de la carrière”, ajoute l’avocat.

Mais comment s’assurer que la déclaration d’intention sera respectée dans les faits ? Surtout si les dysfonctionnements en question concernent la hiérarchie directe ? Pour pallier ces interrogations, les firmes sollicitent souvent un service externe qui sera chargé d’étudier les plaintes afin de déterminer leur bien-fondé. Mais qui ne dispose d’aucun pouvoir décisionnel : un rapport final sera remis au big boss qui décidera ou non des sanctions éventuelles à prendre.

Pas sûr que ce processus aurait permis à Bradley Birkenfeld de faire éclater au grand jour les pratiques frauduleuses d’UBS. L’homme affirme d’ailleurs qu’avant de devenir la “gorge profonde” du fisc américain, il avait réalisé des signalements internes. Apparemment sans succès.

Pas sûr non plus qu’il faille espérer devenir riche en dénonçant son organisation, à la manière de l’ancien gestionnaire de fortune américain. Car, chez nous, il n’existe (encore ?) aucune récompense accordée aux délateurs…

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