“De trop nombreuses entreprises ont sous-estimé la révolution digitale”

© LAURIE DIEFFEMBACQ/Belgaimage

Présenté comme le n° 2 du groupe mondial de communication Dentsu Aegis Network, le Britannique Nigel Morris s’est récemment posé à Bruxelles pour y inaugurer un nouvel espace dédié au futur. Rencontre avec un visionnaire qui, en exclusivité pour “Trends-Tendances”, décode les nouveaux mécanismes publicitaires.

Présent dans le top 5 des plus grands groupes de communication au monde, Dentsu Aegis Network emploie près de 40.000 personnes sur les cinq continents et occupe, en Belgique, la première place du classement des agences médias en termes de chiffres d’affaires (257 millions d’euros en 2016). Dernièrement, l’entreprise a ouvert son tout nouveau NowLab, une espèce de laboratoire d’un futur imminent destiné à épingler les nouvelles technologies qui sont en train de révolutionner doucement l’expérience client.

De passage à Bruxelles pour inaugurer cet espace inédit et rencontrer une vingtaine de CEO de marques phares en Belgique, le n° 2 mondial du groupe, Nigel Morris, s’est confié à Trends-Tendances sur les nouveaux défis du monde de la pub.

NIGEL MORRIS. C’est un espace physique focalisé sur l’innovation et les nouvelles technologies, que ce soit les robots, les objets connectés, la réalité virtuelle, la réalité augmentée, etc. Ce n’est pas uniquement pour nos employés, c’est aussi pour nos clients et nos partenaires pour qu’ils puissent réellement expérimenter ces technologies qui vont de plus en plus faire partie de la vie des gens. Notre slogan est d’ailleurs ” Innovating the way brands are built ” (” Innover dans la façon dont les marques sont construites “). C’est notre vision. Il s’agit finalement de répondre à la question : comment faire les choses différemment ou plutôt de la meilleure façon dans ce contexte de révolution technologique ? Pour cela, nous avons aujourd’hui une série de labs à travers le monde et, désormais, nous en avons aussi un à Bruxelles.

Profil

• Diplômé en sciences économiques de l’Université de Lancaster en 1976.

• Débute sa carrière dans l’industrie de la mode et du textile, avant de se diriger vers la publicité en tant que consultant en stratégie de marque.

• Rejoint l’agence Aegis Media en 1992 et occupe plusieurs postes au sein de sa filiale Carat.

• Fondateur et CEO de l’agence digitale Isobar de 2003 à 2009.

• CEO du groupe Aegis Media pour la zone Amérique du Nord de mai 2009 à juin 2010.

• CEO du groupe Dentsu Aegis Network pour les zones Amérique du Nord et EMEA (Europe, Moyen-Orient et Afrique) depuis 2012.

Vous pensez que les marques, aujourd’hui, ne sont pas technologiquement prêtes et qu’il faut donc les guider ?

C’est une question très intéressante. Je pense que de trop nombreuses entreprises ont sous-estimé la révolution digitale. Elles s’enthousiasment toujours pour les derniers gadgets, mais c’est souvent sur le court terme. Elles ne comprennent pas nécessairement les répercussions à long terme. Je pense qu’il est difficile aujourd’hui, pour les entreprises traditionnelles, de devenir des entreprises pleinement ancrées dans l’économie numérique. Beaucoup de nos clients sont déçus avec les résultats du digital parce qu’ils sont concentrés sur des gains à court terme et non pas à long terme parce que cela nécessite de repenser toute l’entreprise pour répondre à la demande qu’ils peuvent créer. En revanche, c’est plus facile pour des start-up qui se sont précisément bâties sur ce monde numérique. Elles peuvent apporter des réponses en temps réel aux demandes de leurs clients. Elles sont libérées de toute la structure lourde qui pèse sur les entreprises traditionnelles.

L’innovation est donc nécessaire pour une marque, quel que soit son produit ?

L’innovation est totalement cruciale pour une marque. Cependant, la définition de l’innovation n’est pas toujours adaptée au business en question. On croit souvent que l’innovation se résume à un nouveau produit. Or, il faut plutôt s’interroger vers où l’on va. Il faut penser en termes de stratégie à moyen terme : comment le monde sera dans cinq ans ? On sait que les changements externes seront significatifs d’un point de vue technologique. Donc, chacun doit construire ou renforcer ses capacités pour être efficace dans ce changement d’environnement dans les cinq ans qui viennent. Mais la première chose à faire, c’est d’avoir une vision claire. Vous devez savoir où vous allez. En ce qui nous concerne, nous avons choisi d’être une entreprise 100 % ancrée dans l’économie numérique pour 2020. C’est pour ça que nous avons acquis Merkle il y a quelques mois, une société de 4.000 personnes spécialisée dans le traitement des données à des fins marketing. Nous sommes très heureux avec notre stratégie data. Car tout va devenir plus confortable, plus personnalisé, grâce aux données qui permettront de toujours mieux comprendre les consommateurs.

L’innovation est essentielle pour une marque. Si vous ne vous adaptez pas, vous mourez ! C’est la loi de la nature.”

Mais pour les publicitaires, plus de data, n’est-ce pas moins de liberté au final ? Car on peut être enchaîné aux données : elles sont précieuses, certes, mais elles peuvent aussi cadenasser la créativité…

La data, qu’est-ce que c’est ? C’est avoir les bonnes informations pour mieux connaître les gens et donc savoir que vous, vous êtes différent de moi et que vous n’avez pas les mêmes centres d’intérêt. Les données vont nous permettre de vous atteindre avec une bonne communication, un message pertinent, mais aussi avec les bons produits et les bons services. Mais nous restons toujours des humains. Nous réagissons à ce qui nous plaît, à ce qui nous fait rire ou à ce qui nous fait pleurer. Et c’est là que la créativité intervient. Plus je vous atteindrai de manière précise, plus le message que vous recevrez sera important à vos yeux. Historiquement, les annonceurs devaient deviner. Je vous rappelle cette citation (de l’homme d’affaires américain John Wanamaker, fondateur des grands magasins du même nom à la fin du 19e siècle, Ndlr) : ” La moitié de l’argent que je dépense en publicité est perdue. Le problème, c’est de savoir de quelle moitié il s’agit ! ” Ce que l’on a commencé à comprendre au siècle dernier, c’est que ce n’était pas si grave finalement parce que la télévision, en particulier, était bon marché ! Toucher autant de personnes avec un seul média… C’est comme ça que les grandes marques ont construit leur business. Mais depuis, les médias se sont atomisés et l’efficacité a décliné. Or aujourd’hui, les bases de données permettent justement de construire une meilleure relation avec les gens. On peut davantage cibler de manière personnalisée. Et si je veux encore mieux cibler, je dois davantage être pertinent et donc être créatif…

Pour le monde de la pub, la télévision sera-t-elle un média démodé dans cinq ans ?

Non. la télévision, c’est un écran qui trône dans une des pièces de la maison et que l’on regarde seul ou à plusieurs. Il sera toujours là car il aura toujours une mission de rassemblement, mais le modèle, la façon dont la pub sera délivrée, sera différent. On sera davantage dans la personnalisation et le temps réel. Si on prend 100 ménages en train de regarder le même programme télé aujourd’hui, on a toujours la même pub sur ces 100 écrans télé. Or bientôt, on pourra avoir 53 pubs différentes, en même temps, sur ces mêmes 100 écrans parce que, techniquement, la pub télé sera de plus en plus personnalisée. Pour moi, en tant que consommateur, ça va davantage me parler.

Quel est le prochain gros challenge des marques ? L’avènement des robots et de l’intelligence artificielle, et en particulier les ” chatbots “, ces robots conversationnels capables de discuter avec l’être humain ?

Vous savez, 40 % des 250 plus grandes entreprises actuelles n’existeront plus dans 10 ans. Au risque de me répéter, l’innovation est essentielle pour une marque. Si vous ne vous adaptez pas, vous mourrez ! C’est la loi de la nature. Certaines grandes entreprises l’ont compris et je pense notamment à Adidas avec son usine 100 % robotisée en Allemagne. Alors, on entend beaucoup de gens dire : ” Oh, on n’aura bientôt plus de boulot parce que les robots vont prendre nos jobs “. Mais cela fait juste partie du progrès ! Si on repense à la première révolution industrielle, on a assisté à l’époque à la séparation des fabricants et des consommateurs. Jusqu’alors, le fait main était la règle. Les artisans (charpentiers, tailleurs, etc.) faisaient à l’unité ce que leurs clients demandaient. Avec cette première révolution industrielle, les producteurs ont commencé à faire des choses qu’il fallait ensuite vendre. C’est là que le marketing et la publicité sont apparues, mais aussi les invendus ! Il est temps de penser à un avenir proche où l’on fera uniquement ce que les gens veulent vraiment. On pourra alors uniquement utiliser un tiers des ressources que l’on utilise aujourd’hui. En fait, l’économie numérique représente quasiment les conditions de la concurrence parfaite. Les consommateurs et les producteurs ont la même connaissance et le même pouvoir. C’est l’application sous-jacente la plus importante. Et si on arrive, dans ce modèle théorique, à un véritable équilibre entre l’offre et la demande, il n’y aura plus de gaspillage dans le système.

On assiste donc à un retour de balancier ? Un service ” one-to-one ” ? C’est ça, le nouveau rôle du marketing ?

Pensez à votre voiture, pensez à votre assurance, pensez à votre banque… Quelle est la dernière fois où vous êtes allé dans une agence bancaire ?

Elle est dans mon salon ou, plutôt, sur mon smartphone…

C’est ce média qui vous donne effectivement plus de contrôle ! Parce qu’à la fin, c’est un média. Un média entre vous et votre banque. Un média entre vous et un fournisseur de contenus comme Netflix. Un média entre vous et un géant de l’e-commerce comme Amazon. C’est devenu le point de contact critique entre les marques et vous. Et chaque fois qu’un contact est établi, cela crée un point data, une donnée qui permet une meilleure compréhension du client, de ce que vous voulez et de ce que vous ne voulez pas. Mieux je vous comprends, meilleure sera ma communication à votre égard et je pourrai mieux personnaliser mon message. Donc, le marketing, aujourd’hui, c’est ça : le point de contact comme un service à travers ce nouveau média. Il doit agir comme un capteur et les services clients des grandes entreprises doivent répondre aux signaux. Pensez à certaines compagnies aériennes. Elles vous guident littéralement sur votre smartphone et vous rappellent constamment ce que vous devez faire. Elles vous rappellent, à travers votre média, à quelle heure est votre vol, quand vous devez embarquer, à quelle porte d’embarquement, etc.

C’est un peu effrayant, non ? C’est Big Brother…

Tout dépend si vous êtes opt in (option d’adhésion)ou pas. Personnellement, je voyage beaucoup trop et j’aimerais passer un peu moins de temps dans les aéroports (rires). Donc, moins j’y suis, mieux c’est ! Et ce genre de service me convient parfaitement pour minimiser, justement, le temps que je passe dans les aéroports. Encore une fois, rappelez-vous de cette époque pas si lointaine où vous n’aviez aucune information des compagnies aériennes lorsqu’un vol était retardé. Quel temps perdu ! Alors que maintenant, vous avez l’information en temps réel et vous pouvez optimaliser au mieux votre temps. Alors oui, les gens parlent de la protection des données personnelles et de la sécurité de ces données, c’est important évidemment, mais la responsabilité de mes données l’est aussi. Je suis un adulte et je peux toujours éteindre mon smartphone. Cette décision m’appartient.

Vous pensez que l’on se dirige vers un monde idéal, hyper-connecté, avec des voitures autonomes pour tous et des publicités ultra-ciblées dans les magasins, comme dans le film de Steven Spielberg ” Minority Report ” censé se passer en 2053 ?

Je pense qu’il n’existe pas de monde idéal. Je pense qu’on pourrait peut-être avoir un monde meilleur, mais c’est à nous de le construire. Malheureusement, ce monde sera toujours peuplé par les humains et ceux-ci ont déjà créé d’énormes dommages à la Terre depuis des milliers d’années ! En fait, tout est une question de relativité. Prenez les voitures autonomes. Aux Etats-Unis, 35.000 personnes meurent chaque année dans les accidents de la route. Moi, je pense que l’intelligence artificielle peut nous rendre service. Mais imaginez ce qui va se passer la première fois où une personne sera tuée par un véhicule autonome. Ce sera la furie ! Ce sera la fin du monde ! Et c’est ça, le paradoxe : on tolère que 35.000 personnes meurent chaque année sur les routes aux Etats-Unis en grande partie à cause des humains, on sait très bien que les voitures autonomes sont l’avenir de la sécurité, mais on continue à se méfier !

L’économie numérique représente quasiment les conditions de la concurrence parfaite. Les consommateurs et les producteurs ont la même connaissance et le même pouvoir.”

Dans ce monde qui est en perpétuel changement, des géants comme Google et Facebook pourraient-ils devenir, chacun, de grands groupes de communication et donc vous faire de l’ombre en travaillant directement avec les annonceurs ?

Nous considérons Google et Facebook comme des partenaires précieux, mais qui ne voient pas toujours les choses de la meilleure façon. Nous travaillons pour le compte de nos clients et nous les représentons d’ailleurs auprès de Facebook et Google. Bien sûr, certaines marques entretiennent déjà des relations directes avec eux parce que ce sont des partenaires importants dans tout le système. Mais les agences de communication ont toujours un rôle important à jouer au niveau du conseil. Parce que si vous demandez à Facebook quel est le meilleur moyen pour une marque de communiquer, il vous répondra Facebook ! Et Google vous répondra Google ! Notre job est d’être justement indépendants en termes de solutions médias. Nous avons vraiment un rôle à jouer.

Vous n’avez donc pas peur de ces géants ?

Non, pas du tout ! Nous voulons au contraire les ” challenger ” pour qu’ils soient meilleurs, parce qu’ils doivent faire face actuellement à des problématiques telles les mesures d’audience, la sécurité de marque, etc. Notre rôle est aussi de les aider à s’améliorer.

Les ” adblockers ” ou bloqueurs de pub représentent aussi une autre grande menace pour l’industrie publicitaire. Que pouvez-vous faire contre ce fléau qui ne cesse de s’étendre ?

C’est une problématique tout aussi intéressante. Pour moi, si vous êtes un consommateur et que vous ne voulez pas de pub, il n’y a pas de raison particulière de vouloir un adblocker. Car vous pourrez la bloquer sur un support, bien sûr, mais elle finira toujours par s’imposer à vous dans la rue, à la radio ou sur un autre support. La vraie question, c’est plutôt de proposer aux gens une publicité pertinente. On en revient à ce que je disais précédemment sur les données et la créativité. Aujourd’hui, le plus grand défi pour une marque, c’est de proposer du contenu de qualité qui parle aux consommateurs. Bref, notre job pour lutter contre les adblockers, c’est tout simplement de produire des publicités de meilleure qualité dans lesquelles les gens verront de la valeur et le bouche-à- oreille fera le reste. Si on vous donne un message pertinent, qui vous convient, ce n’est plus de la publicité, c’est du contenu.

La pub doit devenir un service ?

Oui, c’est un mot très important. Historiquement, si on prend le vieux modèle de la publicité, il s’agit de marques qui parlent aux consommateurs quand elles souhaitent faire passer un message. Aujourd’hui, les consommateurs veulent que les marques leur parlent quand ils le souhaitent. Et si elles ne répondent pas assez vite, ils passent à autre chose. La substitution est devenue tellement facile. On vit dans un monde de substitution infinie. Vous n’avez pas ce que vous voulez, vous n’attendez pas et vous allez le chercher ailleurs, chez un concurrent. Aujourd’hui, les marques doivent être terriblement réactives et terriblement efficaces. Elles doivent proposer du contenu. Elles doivent proposer un service.

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