Dans les fabriques du pouvoir de l’Amérique, au sein des très fermés “Final Clubs” d’Harvard

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Un diplôme de Harvard, la meilleure université du monde, ne suffit pas à faire partie de l’élite de l’élite. Pour y accéder, il faut encore être coopté par les ” Final Clubs ” du campus, des cénacles exclusivement réservés aux hommes qui entretiennent l’entre-soi – non sans sexisme. La direction veut en finir avec ces usines de reproduction sociale. Un combat difficile.

Achaque rentrée, les étudiants d’Harvard surveillent fébrilement le plancher de leur chambre. Seule une poignée d’entre eux reçoivent en octobre une lettre cachetée à la cire, glissée sous leur porte par un messager anonyme. Le sésame pour rejoindre – peut-être – l’un des clubs très sélects de la plus sélecte des universités américaines.

Car ce n’est pas un secret : être admis dans l’établissement le plus prestigieux du pays (qui ne retient que 5 % des candidats) ne suffit pas tout à fait. Un second tri, social, se fait sur le campus, à l’initiative de quelques étudiants et anciens élèves bien nés, qui tiennent ce qu’on appelle les ” Final Clubs “. Des fraternités très spéciales qui font les carrières de leurs membres depuis plus de 200 ans. Et perpétuent des traditions devenues encombrantes pour une université qui cherche à casser son image aristocratique.

Historiquement masculins, ces cercles fermés, dont sortent les élites de la politique et du business américains, ont toujours occupé une place à part dans la vie sociale d’Harvard. Avec des noms aussi étranges que mystérieux comme le Porcellian, le Fly, le Delphic, le Spee, le Fox, ils ont vu défiler une liste impressionnante de futures célébrités : présidents des Etats-Unis, écrivains, grands patrons, financiers, entrepreneurs, etc.

En être est déjà une forme d’accomplissement ; les recalés sont réputés humiliés à vie. ” C’est simple, la plupart des gens célèbres passés par Harvard ont été membres de ces clubs, que ce soit dans la politique ou les affaires, décrypte Daniel Banks, un jeune diplômé en droit qui a participé à une commission de réflexion sur les clubs créée par l’université cet été. L’appartenance est à vie. ”

Somptueux hôtels particuliers

Avec leur ambiance de club anglais, ces cénacles ressemblent davantage à nos grandes écoles qu’à des associations étudiantes. Financés par de puissants réseaux d’anciens ( alumni), ils possèdent des actifs qui se chiffrent en millions de dollars, à commencer par de somptueux hôtels particuliers, tout en briques et colonnades néoclassiques, entretenus par un personnel payé à plein temps, le long de Mount Auburn Street, à deux pas d’Harvard Square.

Entrer dans un club, c’est la promesse tacite, presque toujours tenue, d’une belle carrière.

Derrière ses rideaux perpétuellement tirés, celui du Fly – dont Franklin D. Roosevelt fut membre – dissimule une magnifique bibliothèque en boiseries abritant des éditions originales, des fauteuils en cuir et des meubles datant de la guerre de Sécession. A l’étage, une immense salle de jeu est ornée de trophées de chasse accrochés au milieu de dizaines de photos en noir et banc des membres remontant à la fin du 19e siècle. On peut y apercevoir plusieurs clichés et effets personnels de l’ancient président, ainsi que de ses trois fils. Mais le club protège jalousement les siens : l’identité des membres reste confidentielle et les rares visiteurs ont l’interdiction formelle de prendre de photos. ” Nous ne sommes pas là pour promouvoir nos membres auprès du public “, résume Rick Porteus, le président, diplômé en 1978, et l’un des seuls à accepter de s’exprimer publiquement.

Entrer dans un club, c’est la promesse tacite, presque toujours tenue, d’une belle carrière. ” C’est la voie royale pour le pouvoir, l’argent et la célébrité, assurés par un réseau d’hommes qui fonctionne comme un LinkedIn pour les riches “, explique l’écrivain John Sedgwick, lui-même issu d’une famille de ” frères Porcellian “. ” Les relations qu’on se fait dans un club sont déterminantes pour la carrière, explique Jason, un étudiant de troisième année. On n’a pas besoin d’être extraordinairement qualifié pour avoir un super job. ” Et de citer l’exemple d’un des membres du Fly qui aurait obtenu un poste à la Maison-Blanche grâce à un coup de fil au gendre de Donald Trump, Jared Kushner, lui-même membre.

“Punching process”

Le Fox Réputé moins élitiste que ses homologues, il a tenté à plusieurs reprises de s'ouvrir à la gent féminine.
Le Fox Réputé moins élitiste que ses homologues, il a tenté à plusieurs reprises de s’ouvrir à la gent féminine.© Getty Images

Pour entrer dans l’une des huit maisons historiques, il faut être invité à participer au Punching process – qui démarre chaque année en octobre et dure plusieurs semaines. Seuls les étudiants du premier cycle sont approchés, puis jugés lors d’une succession de dîners, cocktails et sorties organisés par des anciens, qui les reçoivent au besoin dans leurs villas de Cape Cod ou des Hamptons. ” J’ai été punché en deuxième année par le Porcellian, raconte Daniel Banks. Le premier dîner était peuplé d’anciens dégustant du whisky et du caviar, rien à voir avec des soirées étudiantes où on danse dans le noir et qui sentent la transpiration. Ici vous baignez dans l’argent, littéralement. Les maisons valent plusieurs millions de dollars, vous êtes entouré de grands patrons du Fortune 500, immensément riches, il y a des photos de JFK sur les murs… Vous avez le sentiment d’être arrivé ! ”

Les sorties ne sont pas toujours des plus distinguées. ” Un de mes copains qui est dans un club a été mis dans un train pour New York où il s’est retrouvé dans une soirée avec des banquiers – des hommes mariés – qui lui ont payé à dîner et l’ont emmené dans un club de strip-tease, où des jeunes femmes qui avaient l’âge de leur fille dansaient sur la table, raconte un étudiant. Ces jeunes gens ont vocation à devenir des business leaders… ”

A chaque étape, un écrémage filtre ceux qui seront conviés à l’événement suivant, avec une issue qui reste relativement prévisible. ” J’ai été invité parce que j’avais probablement fréquenté la bonne personne à une soirée, mais je savais que je ne rentrerais pas, admet Daniel Banks. Les membres savent très bien qui ils veulent garder dès le départ. La raison d’être des clubs est de former un espace exclusif pour les enfants des anciens et de perpétuer l’entre-soi. ” La boucle d’entretiens s’achève par un grand dîner en habit, à l’issue duquel une quinzaine d’étudiants sont cooptés, souvent issus des mêmes pensionnats privés de la côte est.

Des bastions phallocrates

Si Harvard a déployé beaucoup d’efforts pour diversifier ces dernières années le profil de ses étudiants (dont 55 % sont boursiers), la mainmise des clubs est restée intacte sur le campus. Ils continuent de régenter la vie sociale de l’université, et leurs soirées – sur invitation – sont incontournables. Une ancienne étudiante devenue journaliste a raconté avoir assisté à l’une d’elles : ” Sur le bar trône une statue de glace en forme de femme nue, fondant sous la chaleur. Ses seins sont énormes, elle est cambrée. Et si on s’accroupit entre ses cuisses, on peut siroter un shot de vodka Rubinoff versé par un senior ( élève de dernière année, Ndlr). ”

A chaque étape, un écrémage filtre ceux qui seront conviés à l’événement suivant, avec une issue qui reste relativement prévisible.

L’université a longtemps toléré en son sein ces bastions de virilité crypto-victorienne. Quand des organisations similaires à Yale ou Princeton devenaient mixtes, celles de Harvard résistaient. Mais l’affaire a pris une tournure beaucoup plus préoccupante pour l’université lorsqu’ont éclaté les premiers scandales d’agressions sexuelles sur les campus américains. Un sondage mené par Harvard en 2015 auprès des étudiantes de dernière année a révélé que 47 % de celles qui avaient fréquenté les clubs avaient déjà subi ” des contacts sexuels non consentis “.

L’université a alors réagi fermement : depuis cette année, ces membres (identifiés) ne peuvent plus occuper de fonctions représentatives dans les instances étudiantes, ni postuler pour les bourses de troisième cycle. Surtout, à compter de la rentrée prochaine, il est désormais question d’exclure de l’université tous les futurs adhérents. ” La façon injuste dont ces clubs choisissent leurs membres et leurs invités (pour ceux qui organisent des soirées) les rend incompatibles avec les objectifs et normes d’Harvard “, conclut un rapport rédigé cet été par un comité d’enseignants, d’étudiants et de personnels de l’administration, pour qui ces organisations ” ont pris une importance démesurée dans la vie sociale des étudiants ” et ” forment des façons de penser dont il est très difficile de se défaire “.

Le Porcellian, Un de ses salons, photographié en 1909.
Le Porcellian, Un de ses salons, photographié en 1909.© Getty Images

Seul le Spee est devenu mixte

Les clubs n’ont pas apprécié l’offensive. Le Porcellian a ainsi embauché un consultant extérieur et le Fly un avocat pour poursuivre l’université en justice, au besoin. Sur les huit cercles, seul le Spee a accepté de devenir mixte. ” Les étudiants ont d’autres occasions d’être dans des environnements mixtes, argumente Rick Porteus, qui rappelle l’importance de l’histoire. Les clubs ont été créés à une époque où les résidences universitaires n’existaient pas et les étudiants n’avaient pas d’espace pour se retrouver. Ils leur permettent de forger des amitiés qui dureront toute leur vie, et de partager des choses intimes, comme le feraient des frères. On y apprend ce que cela veut dire être un homme. ”

Balayant les accusations d’élitisme, le Fly affirme avoir fait des efforts démesurés pour diversifier les profils. ” Pour intégrer le Fly, il faut avoir les caractéristiques d’un futur leader, être capable d’inspirer la confiance, avoir une certaine présence, et savoir être dans la conversation, admet-il. La fortune n’est pas un critère et tous les profils socio-économiques sont bienvenus. Si les étudiants ne peuvent pas payer leur cotisation au club, un fonds les prend en charge pour eux. ” Des arguments qui font sourire certains étudiants. ” Ceux qui n’ont pas d’argent ne peuvent pas se payer de costume et ceux qui ne savent pas faire la conversation dans un cocktail sont désavantagés à la base, dit un ancien ayant rompu avec son club. Et aucun gay ne pourra se sentir à l’aise dans un environnement qui renforce autant la norme hétérosexuelle. ”

Le bras de fer s’est durci car ces clubs sont arrogants et butés, ils ont mis l’université dans une position intenable.

Paradoxalemment, ce sont les clubs féminins qui ont le plus vivement réagi. Faute d’avoir réussi à forcer l’entrée des cercles male only, une poignée d’étudiantes ont créé des organisations féminines au début des années 1990, qui fonctionnent de la même façon que leurs équivalents masculins, sans avoir toutefois la même influence. Inquiètes pour la survie de leurs organisations, menacées par les projets de l’université, plusieurs centaines d’étudiantes ont manifesté dès les premières sanctions.

” Sur le campus, et dans une société tellement dominée par les hommes, les espaces réservés aux femmes sont une source cruciale d’émancipation “, a martelé Caroline Tervo, membre du club Pleiades Society. ” Les filles veulent un espace où exister, confirme l’une des manifestantes. Les garçons dominent dans la classe, leurs performances sont davantage reconnues, et dans les clubs, les anciens s’occupent des jeunes et les aident à progresser, ce qui renforce encore ce système. ” Un argument qui n’a convaincu qu’à moitié. ” On trouve dans les clubs féminins les mêmes profils que dans les clubs masculins, issus du même milieu social, venant de Boston ou de New York, explique Daniel Banks. La seule différence, c’est que ce sont des femmes. Le premier club féminin a été créé par un ancien qui voulait un espace dédié pour sa fille. ”

Les clubs 100 % féminins du campus ont vivement réagi au serrage de vis annoncé par la direction de Harvard.
Les clubs 100 % féminins du campus ont vivement réagi au serrage de vis annoncé par la direction de Harvard.© Getty Images

Chez les profs aussi

Le débat a gagné le corps enseignant, où certains voient ces mesures comme la dérive d’une administration qui ne cesse d’étendre son contrôle sur les étudiants. ” Les étudiants ne devraient pas être punis pour ce qu’ils font ou les clubs qu’ils choisissent, a protesté l’éminent professeur Harry Lewis, ancien responsable ( Dean) du premier cycle. Il y a des problèmes sociaux à Harvard, mais on ne les résoudra pas en bafouant la liberté d’association. ”

Dépassé par la violence des réactions, Rakesh Khurana, le responsable du premier cycle, d’abord partisan d’une ligne dure, a dû composer. Il a assuré ne pas vouloir ” persécuter les élèves ” mais simplement leur ” permettre de devenir ce qu’ils disent vouloir être dans leurs lettres de candidature “. ” Le bras de fer s’est durci car ces clubs sont arrogants et butés, ils ont mis l’université dans une position intenable, tempête Daniel Banks. C’est un comportement d’enfant gâté à qui on enlève son jouet. ”

Malgré le débat qui fait rage sur le campus depuis septembre 2017, les étudiants demeurent très prudents. Mark, un étudiant de première année qui s’est aventuré à faire quelques commentaires critiques, supplie qu’on protège son anonymat. ” Je préfère que vous ne disiez même pas que je suis un étudiant de première année “, ajoute-t-il inquiet, admettant ne pas vouloir compromettre ses chances d’être un jour coopté. Un peu plus loin, trois jeunes filles qui révisent dans l’herbe se mettent nerveusement à ranger leurs affaires quand on les interroge. ” Les gens qui sont dans ces clubs trouveront toujours une façon de rester ensemble “, lâche l’une d’elles avant de s’éloigner par Massachussetts Avenue. Toute en briques et pierre blanche, celle-ci accueille depuis des siècles les visiteurs avec un message plein de promesses : Enter to grow in wisdom.

Par Elsa Conesa.

Légendes et célébrités

Porcellian (1791)

Le plus ancien, le plus prestigieux et le plus secret des clubs. Franklin Roosevelt, qui n’y avait pas été accepté, en conserva le souvenir d’un cuisant échec. Parmi les anciens : des juges de la Cour suprême, ainsi que l’ex-président Théodore Roosevelt. Il se dit que si les adhérents ne sont pas devenus millionnaires à 30 ans, le Porcellian leur verse 1 million de dollars.

Fly (1836)

Le club littéraire et intellectuel, réputé prisé des New-Yorkais. Parmi les membres les plus illustres, le président Franklin Roosevelt et ses trois fils, ou Jared Kushner, le gendre de Trump.

Delphic (1889)

Surnommé The Gas. Refusé dans le club de son choix, JP Morgan Jr racheta une fraternité datant de 1848 pour créer le sien, qu’il baptisa le Delphic. Chaque soir, il allumait un lampadaire au gaz pour briller comme ses voisins d’où son surnom. L’acteur Matt Damon en fit partie. Il est aussi très prisé des sportifs.

Spee (1852)

Fréquenté par John et Robert Kennedy. Il fut le premier à accepter un étudiant noir et l’un des premiers à avoir admis un juif et un catholique. La légende raconte qu’un ancien, devenu riche industriel, fit récupérer tous les meubles, rideaux et tapis qu’il avait donnés au club pour le punir d’avoir refusé son fils.

Fox (1898)

Réputé moins élitiste que ses homologues, le Fox a tenté à plusieurs reprises de s’ouvrir aux femmes. A chaque fois, il a dû faire machine arrière sous la pression des anciens qui menaçaient de lui couper les vivres. Parmi les figures glorieuses : Bill Gates et Steve Ballmer.

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