Comment Belgacom a asphyxié ses concurrents

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L’opérateur historique a étouffé dans l’oeuf les velléités de ses challengers sur le marché des lignes fixes à destination des clients professionnels. En déjouant la vigilance des régulateurs.

Par Gilles Quoistiaux S’il est désormais attaqué de toutes parts tant sur le mobile que l’ADSL et la ligne fixe, Belgacom n’en demeure pas moins l’acteur dominant sur le marché belge des télécoms. Sur certains créneaux, il est même quasiment seul au monde. C’est le cas des offres de ligne fixe à destination du marché professionnel. D’après la dernière enquête de nos confrères du magazine Datanews, la part de marché de Belgacom atteignait 77 % en 2010 sur ce segment juteux, qui représente 539 millions d’euros de chiffre d’affaires pour l’opérateur.

Pourquoi les opérateurs alternatifs ne sont-ils jamais parvenus à se hisser à la hauteur de l’opérateur historique sur ce marché ? Quel est le secret de Belgacom ? Un proche du dossier a accepté de témoigner, dans l’anonymat. Nous avons pu consulter des documents internes expliquant comment Belgacom s’y est pris pour rayer de la liste la plupart de ses concurrents sur le créneau des lignes fixes à destination des clients business. Force est en effet de le constater : les Tellink, Verizon, BT, Colt, All Telecom, Scarlet et autre Télé 2 (liste non exhaustive) ont disparu dans la nature, se sont fait racheter par Belgacom, ou ont conservé une activité mineure sur le territoire belge. BT et Colt par exemple se contentent désormais de fournir le siège belge de quelques grandes sociétés internationales. Mais ils ne démarchent plus les grandes entreprises belges, encore moins les PME ou les indépendants. “C’est vrai, le marché professionnel est très concentré, reconnaît Luc Hindryckx, président du conseil de l’IBPT (le régulateur télécoms). Les opérateurs alternatifs se sont plutôt réorientés vers les multinationales. Il y a peu d’acteurs sur le marché national.”

Ciseaux tarifaires

Pour bien comprendre le mécanisme mis en place par Belgacom pour conserver sa position dominante, il faut se replonger en 1998, lorsque le marché des télécommunications est ouvert à la concurrence. Des règles régulatrices encadrent alors ce grand chamboulement dans un marché belge cornaqué par l’ex-RTT. A dater du 1er janvier 1998, les opérateurs alternatifs (ils seront une bonne cinquantaine à tenter l’aventure) peuvent proposer leurs offres “fixes”. D’un côté, Belgacom doit permettre à ses concurrents d’utiliser ses lignes, moyennant juste rétribution. De l’autre côté, l’opérateur historique ne peut pas “casser les prix” à destination de ses propres clients finaux, sous peine de fausser le jeu de la concurrence. En tout état de cause, Belgacom ne peut pas facturer à ses clients moins que ce qu’il facture à ses concurrents pour l’utilisation de son réseau (les fameux frais de terminaison). “Il n’y a pas de prix plancher à proprement parler pour l’opérateur dominant, mais il lui est interdit de pratiquer ce que l’on appelle des ciseaux tarifaires, explique Sébastien Depré, avocat associé chez Philippe & Partners, spécialisé dans les télécoms. Il s’agit d’offres que les concurrents sont incapables de dupliquer.”

Cette pratique des ciseaux tarifaires, ou price squeeze, c’est précisément ce qui a valu à Proximus d’être condamné en 2009 à 66,3 millions d’euros d’amende par le Conseil de la concurrence. L’organe de contrôle fédéral avait alors considéré que la filiale de Belgacom pratiquait des prix trop avantageux à l’égard de certains gros clients d’affaires. D’après nos informations, des pratiques semblables étaient également en vigueur au sein de la division “téléphonie fixe” de Belgacom, à l’égard, toujours, des gros clients business. Ces pratiques ont persisté, à tout le moins, de 2000 à 2006. Le but étant bien évidemment pour l’opérateur de conserver les “grands comptes”, qui représentent ses plus grosses sources de revenus.

L’astuce du co-advertising

A l’époque, pour convaincre ses clients “VIP” de rester chez Belgacom plutôt que de tenter l’aventure alternative, les équipes de vente peuvent difficilement s’aligner sur les offres agressives des nouveaux entrants, sous peine de pratiquer un price squeeze de manière trop visible. Afin de détourner l’attention des autorités de contrôle (IBPT, Conseil de la concurrence), Belgacom met sur pied un astucieux montage : le co-advertising. Plutôt que d’accorder une franche réduction aux gros clients d’affaires, l’opérateur leur propose un partenariat marketing, que ceux-ci pourront facturer bonbon à Belgacom.

C’est ainsi qu’en 2002, Fortis réclame à l’opérateur la somme rondelette de 844.000 euros, en échange d’actions promotionnelles : bannière Belgacom sur le site internet de la banque pendant 6 mois, distribution de gadgets (bics, posters, bloc-notes…) lors d’événements de l’entreprise, mention de Belgacom dans un article d’un magazine de Fortis. Des prestations qui paraissent bien dérisoires en regard du montant déboursé par l’opérateur. Le même mécanisme est répété en 2003 (610.000 euros de co-advertising) et 2004 (600.000 euros). Il faut dire que le magot à protéger n’est pas mince : le contrat Fortis représente environ 15 millions d’euros pour Belgacom.

L’institution bancaire n’est pas la seule à bénéficier de ces rabais déguisés : Dexia, AXA, la SMAP (ancien nom d’Ethias), les Mutualités Chrétiennes, la CSC, Suez, P&V et d’autres sont invités à envoyer leurs factures à Belgacom pour des actions de promotion. Chaque année, entre 2000 et 2006, une enveloppe d’1,5 million d’euros est dédiée au co-advertising. Objectif : rendre compétitive une offre plus chère, en moyenne, de 15 % à celles des opérateurs alternatifs. “On a triché pendant des années, reconnaît cet ancien de la maison. J’ai assisté à ces réunions concernant le co-advertising. Ces échanges promotionnels, c’était clairement du bidon.” D’autres mécanismes discutables remplaçaient parfois le co-advertising, assure notre source : “Chez un client, on a provoqué une fausse panne, afin qu’il puisse nous réclamer une fausse indemnité.”

Pas de discrimination entre clients

Ces réductions déguisées posent un autre problème : celui de l’égalité de traitement entre les différents clients. “Il est interdit de pratiquer des préférences tarifaires, explique l’avocat Sébastien Depré. Tous les consommateurs qui choisissent la même offre doivent être traités de la même façon.” Cela ne signifie pas que tous les clients doivent bénéficier des mêmes réductions. “Mais il faut pouvoir justifier objectivement la différence de traitement, précise Luc Hindryckx, président de l’IBPT. Il est par exemple logique qu’une grande banque bénéficie de tarifs plus avantageux qu’une PME.” Vu le caractère peu transparent du mécanisme du co-advertising, difficile de vérifier si ce principe de non-discrimination entre clients a bien été respecté.

D’après nos informations, un dossier a été déposé auprès du Conseil de la concurrence. Du côté de Belgacom, on assure n’avoir connaissance d’aucune plainte, mais être prêt à répondre, le cas échéant, aux questions des autorités. “Belgacom a toujours déployé ses activités dans le respect d’une saine concurrence, précise l’opérateur dans un communiqué envoyé en réponse à nos questions. Belgacom ne souhaite pas commenter sa politique marketing dans la presse.”

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