Paul Vacca

Comment Amazon a inventé l’anti-librairie

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

En inaugurant à travers les Etats-Unis ses nouveaux espaces de vente physiques dédiés aux livres, appelés Amazon Books, la firme de Jeff Bezos a mis au point un concept innovant et disruptif : l’anti-librairie.

Qu’est-ce que l’anti-librairie ? L’anti-librairie est à la librairie, ce que l’antimatière est à la matière. Son contraire absolu. Il s’agit d’une innovation extrêmement ingénieuse, fruit d’un merchandising extrêmement élaboré. Dans ces nouveaux lieux de vente, tout semble parfaitement pensé pour que l’amateur de livres y soit parfaitement déçu.

D’abord, dans un grand espace, ils proposent le moins de livres possible : 3.000 références, là où une librairie de la même surface serait en mesure de vous proposer 50.000 à 100.000 références. Car, comme on le sait, le choix et la diversité sont extrêmement perturbants pour le client. L’anti-librairie propose donc chaque semaine une sélection rafraîchie, présentée non pas sur la tranche – ce qui permettrait de gagner de la place – mais de face pour que chaque livre soit en quelque sorte sa propre tête de gondole.

Ensuite, ils innovent aussi dans la classification. S’ils font une concession à la tradition en rangeant les livres par ” nouveautés ” ou ” thrillers “, ils font oeuvre d’invention avec des rayons tels que ” livres ayant été notés plus de 10.000 fois sur Amazon.com “, ” livres ayant été obtenu 4,8 étoiles ou plus en moyenne sur Amazon.com ” mais aussi avec des indications aussi indispensables que ” livres les plus lus dans votre ville ” ou ” pages turners – les livres que les lecteurs sur Kindle ont fini en trois jours ou moins “. Où l’on apprend au passage que la firme réussit à savoir ce que lisent et comment lisent les possesseurs de Kindle, la liseuse made in Amazon.

Ces magasins sont un véritable manifeste en 3D de ce que représente et a toujours représenté le livre pour Amazon : un simple marchepied.

L’anti-librairie pense aussi au bien-être des enfants. Alors qu’un espace dédié aurait eu le défaut de leur donner envie de saisir un livre en main, l’enseigne fait mieux : elle leur a aménagé des petits bureaux avec des tablettes numériques dotées d’applications et de jeux, jeux auxquels ils s’adonnent déjà toute la journée.

Autre innovation, enfin. Ici, pas la peine d’importuner un libraire – occupé d’ailleurs à expliquer à un client le fonctionnement d’Alexa, l’assistant vocal d’Amazon – en lui demandant un conseil pour un livre. L’enseigne a pris le soin de placer sous chaque ouvrage l’avis éclairé d’un client Amazon – bibi24 ou Polo61. Et si vous voulez d’autres avis, rien de plus simple : vous scannez le code barre du livre et pouvez lire toutes les critiques des clients du site. Magique, non ?

On l’aura compris, l’important dans la rutilante enseigne lumineuse Amazon Books, ce n’est pas Books évidemment, mais Amazon. Car dans ces lieux de vente, le livre n’est qu’un produit d’appel permettant de mettre en valeur les produits et les services de la firme. D’offrir une expérience consommateur : faire tester les produits technologiques mais surtout vendre des abonnements Amazon Prime, le vecteur de fidélisation et d’addiction aux offres d’Amazon par des réductions mais aussi des séries exclusives de prestige telles que Mozart in the Jungle ou Transparent. Ces magasins constituent donc une sorte d’appartement témoin de la firme numérique. Une vitrine technologique qui se donne des airs d’espace culturel. Mais aussi un vecteur de communication efficace permettant à Jeff Bezos d’endosser les habits du chevalier blanc. Regardez, lui que l’on accuse d’avoir tué les librairies investit désormais dans les librairies !

Certains aimeraient y voir une conversion. Mais ces magasins sont un véritable manifeste en 3D de ce que représente et a toujours représenté le livre pour Amazon : un simple marchepied. Moins cassable et plus valorisant que les oeufs. Après l’attaque online, la guerre s’est simplement déplacée sur le terrain. Dans les centres-villes et dans les malls. Non pas par une conversion aux atouts de la librairie, mais avec des anti-librairies. Pour Bezos/Clausewitz, le brick-and-mortar, c’est simplement la continuation de la politique d’Amazon en ligne par d’autres moyens.

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