“Cherche bilingues désespérément” : être “tweetalig”, le graal des employeurs

Quand une offre mentionne une langue, six fois sur 10, il s'agit du néerlandais. © BELGA IMAGE

Les bilingues manquent sur le marché de l’emploi en Belgique. Les recruteurs alertent : notre niveau de néerlandais est catastrophique. Si de bonnes connaissances d’anglais sont courantes, la maîtrise des langues nationales fait défaut. À l’heure où la Flandre veut attirer chaque année 2500 demandeurs d’emploi wallons, y a-t-il pénurie de polyglottes ?

D’un côté, la Flandre manque de main-d’oeuvre. De l’autre, le chômage en Wallonie s’élève à plus de 13 %. Geen probleem, la solution semble toute trouvée : les ministres de l’Emploi flamand et wallon Philippe Muyters (N-VA) et Pierre-Yves Jeholet (MR) ont signé un accord début février pour faire venir 2.500 travailleurs wallons par an en Flandre. Il n’y a plus qu’à… !

Hélas, trouver des francophones qui parlent néerlandais et qui sont disponibles sur le marché de l’emploi est pourtant loin d’être simple. Pour l’agence de recrutement et d’intérim Page Personnel, ” nous frisons la pénurie de bilingues français-néerlandais “.

” Ce n’est pas nécessairement qu’il y en a moins, mais ils ne sont pas disponibles sur le marché “, explique Olivier Dufour, directeur exécutif chez Page Personnel Bruxelles. En cinq ans, le nombre de candidats francophones parlant le néerlandais qui sont passés chez eux a diminué de 30 %. Le bilinguisme est courant, mais c’est l’anglais que les candidats parlent le plus souvent. ” Côté néerlandophone, nous observons à peu près la même tendance : une moins bonne maîtrise du français et moins de néerlandophones parlant le français “, explique Arnaud le Grelle, directeur pour la Wallonie et Bruxelles de Federgon, la fédération des agences de recrutement et d’intérim.

La compétence “métier” avant tout

Rien de neuf sous le ciel belge : pour trouver du travail, il faut parler néerlandais. Waar of niet waar ? ” Pour l’essentiel des 840.000 personnes prises en charge par les entreprises de services en ressources humaines que nous représentons, la question linguistique accélérera un retour à l’emploi ou, au contraire, sera son premier frein “, répond Arnaud le Grelle.

Mais paradoxalement, la conjoncture actuelle rend le constat un peu moins inquiétant. ” La pénurie de main-d’oeuvre est tellement forte aujourd’hui que l’employeur fera plus facilement une concession sur la non-maîtrise parfaite d’une seconde ou d’une troisième langue, si la personne a les compétences ‘métier’ et colle au besoin, commente Arnaud le Grelle. La tension sur le marché est telle que la question de la langue devient – presque – secondaire. En quelques semaines, nous pouvons inculquer des notions techniques en néerlandais à des travailleurs, même à faible qualification, pour les rendre opérationnels. ”

A Bruxelles, pour les emplois qui requièrent un diplôme de l’enseignement supérieur, six annonces sur 10 exigent des connaissances linguistiques.

Autre constat : en Wallonie, 80 % des offres d’emploi qui passent par le Forem, le service public de l’emploi wallon, ne mentionnent aucune connaissance en langues. Seulement 14 % des offres demandent une langue étrangère, et moins de 5 % en exigent plus d’une. Ce qui est clair, par contre, c’est que le néerlandais est la langue la plus demandée des employeurs. Quand l’offre mentionne une langue, six fois sur 10, il s’agit du néerlandais et cinq fois, de l’anglais. ” En Wallonie, il y a plus d’emplois ouvriers, à faible qualification, où l’on peut encore trouver une certaine employabilité pour des personnes qui sont dans la réserve de main-d’oeuvre, explique Arnaud le Grelle. Bruxelles a une typologie un peu différente : peu de bilingues, avec un emploi de plus grande qualification. Le problème est tout aussi complexe. ”

Le néerlandais crucial à Bruxelles

Dans la capitale, les exigences en langues freinent effectivement l’emploi. Selon les analyses de l’Observatoire bruxellois de l’Emploi, les candidats qui ont une maîtrise moyenne de la deuxième langue nationale ont 37 % chances de plus d’être engagés que ceux qui en ont une connaissance plus faible.

A Bruxelles, 53 % des offres traitées par l’organisme régional de l’emploi Actiris requièrent des connaissances en langues. Et huit fois sur 10, c’est la combinaison français-néerlandais à laquelle les employeurs font référence. L’anglais est demandé en plus des langues nationales dans 23 % des cas.

Or, seulement un peu plus d’un demandeur d’emploi bruxellois sur cinq déclare avoir une connaissance orale moyenne de la deuxième langue nationale. La proportion chute à 7 % pour ceux qui déclarent de bonnes connaissances. Alors que l’anglais seul ne représente que 14 % des demandes, les candidats à l’embauche sont plus confiants dans cette langue pour laquelle plus d’un tiers déclarent des connaissances moyennes et près d’un cinquième des bonnes connaissances.

Les compétences des candidats à l’embauche sont donc en décalage avec la demande des employeurs. D’autant plus que pour Actiris, ces chiffres sont sous-estimés. Par rapport aux besoins réels, l’organisme régional de l’emploi reçoit proportionnellement plus d’annonces du secteur non marchand que du secteur privé, plus gourmand en bilingues. Une partie des demandes passe donc sous le radar.

La Fédération des entreprises de Belgique (FEB) fait le même constat. La Stib, société des transports publics de Bruxelles et plus gros employeur de la capitale, aussi : ” C’est notamment difficile d’attirer des néerlandophones à Bruxelles, explique Cindy Arents, porte-parole de la Stib. Les francophones répondent davantage à nos offres d’emploi. Le ratio peut aller d’un à 10, voire plus. En Flandre, le taux de chômage est très bas, ce qui ne pousse pas à venir chercher du travail sur Bruxelles. On a parfois en plus l’impression que certaines personnes habitant en Flandre ont une mauvaise perception de la capitale et n’ont pas envie de venir y travailler “.

© ISTOCK

L’exigence varie selon la fonction

Si le manque de bilingues touche tous les domaines, les exigences changent d’un métier ou d’un secteur à l’autre. ” Alors que dans certains cas, une connaissance parfaite des deux langues est requise, une connaissance élémentaire suffit dans d’autres “, précise l’Observatoire bruxellois de l’emploi.

Le néerlandais est surtout une contrainte pour tous les métiers administratifs ou commerciaux : secrétaires, réceptionnistes, vendeurs, etc. Pour Olivier Dufour, le problème se fait particulièrement sentir dans les fonctions commerciales. ” En Belgique, sur un marché de 11 millions d’habitants, vous avez une probabilité assez forte de vous retrouver confronté à un moment au néerlandais et au français, explique-t-il. C’est pareil au niveau du marketing, quand vous représentez une marque, c’est au niveau national. ” Les difficultés de recrutement dans le secteur de l’horeca s’expliquent en partie par le manque de maîtrise des langues : les travailleurs doivent en effet souvent parler avec leurs clients ou leurs fournisseurs. Les ingénieurs et les informaticiens sont, eux aussi, très touchés, comme les domaines de l’économie, des finances et du management. Dans ces secteurs, à Bruxelles, sept annonces sur 10 requièrent les deux langues nationales et/ou l’anglais.

Dans d’autres professions, le constat surprend. ” Pour des fonctions comme chauffeur de poids lourd, il y a de plus en plus d’exigences, y compris de maîtrise des langues, explique Arnaud le Grelle. A côté de son permis, le chauffeur doit posséder des connaissances sur le métier de magasinier pour pouvoir enregistrer ses marchandises. Il y a un peu d’exigences en informatique, mais les langues, elles, sont présentes. ”

Les exigences varient aussi en fonction du niveau d’études. Plus la personne est qualifiée, plus les employeurs demanderont d’elle un bon niveau de néerlandais. A Bruxelles, pour les emplois qui requièrent un diplôme de l’enseignement supérieur, six annonces sur 10 exigent des connaissances linguistiques. Pour un diplôme du secondaire, le chiffre tombe à cinq sur 10. En Wallonie, c’est moins mais la différence selon le niveau d’études exigé est similaire : 36 % des offres d’emploi pour des diplômes de l’enseignement supérieur demandent de parler au moins une langue ; cette part diminue à 10 % pour les détenteurs d’un diplôme du secondaire supérieur.

La faute à l’enseignement ?

Pour Olivier Dufour, le bilinguisme de Bruxelles constitue un véritable avantage comparatif pour la capitale belge. ” C’est un des points d’attractivité de Bruxelles et de la Belgique. Si les institutions internationales y sont venues, c’est aussi pour ça. Vous pouvez regarder les plaques des rues et vous dire que c’est dans les deux langues, mais la réalité est différente : en dehors de ça, je n’ai pas vraiment l’impression qu’on entretient le bilinguisme pour en faire une force. ” Pour lui, la formation linguistique est loin d’être optimale.

Pour Actiris aussi, le niveau de connaissance de la deuxième langue nationale est trop faible à la sortie du secondaire. De son côté, la FEB encourage l’école et les universités à donner plus de cours en néerlandais.

Côté enseignement, les réformes en Fédération Wallonie Bruxelles prévues dans le pacte d’excellence proposent de démarrer les cours de langue plus tôt, dès la troisième primaire. Pour les recruteurs, il s’agit d’un pas en avant, mais insuffisant vu l’enjeu. ” Démarrer en troisième primaire, c’est finalement relativement tardif “, pointe Arnaud de Grelle.

De plus, les réformes ne prévoient pas d’imposer le néerlandais en Wallonie. Les élèves pourront choisir entre l’anglais, le néerlandais ou l’allemand. Et les chiffres le montrent, les élèves wallons choisissent de moins en moins le néerlandais comme première langue. ” C’est évidemment une grosse erreur, pointe Arnaud le Grelle. Le premier partenaire commercial de la Wallonie et de Bruxelles, c’est la Flandre. Evidemment, il y a beaucoup de bons arguments pour dire que l’anglais est la langue internationale. Mais d’un point de vue fonctionnel, quel que soit le niveau d’emploi, le néerlandais et l’allemand sont certainement les priorités. ”

Bruxelles Formationa formé 1.200 demandeurs d'emploi au néerlandais en 2017.
Bruxelles Formationa formé 1.200 demandeurs d’emploi au néerlandais en 2017.© PG

Au minimum trilingue !

Pourtant, pour Philippe Hiligsmann, directeur des programmes de langues et littératures modernes et de communication multilingue à l’UCL, il serait illusoire de vouloir imposer le néerlandais à tous. ” C’est une décision qui aurait dû être prise il y a 50 ou 60 ans, opine-t-il. Aujourd’hui, c’est trop tard. Beaucoup de gens vont dire que c’est un retour en arrière, que la langue internationale par excellence, c’est l’anglais. Et ils n’ont pas tort. En fait, celui qui est bilingue aujourd’hui est un peu, quelque part, un handicapé linguistique. Aujourd’hui, il faut être au minimum trilingue en Belgique. ”

Le professeur pointe un autre souci du pacte : les professeurs de langue font, eux aussi, défaut. ” Si on ne forme pas suffisamment de bons profs de langues, on court à la catastrophe ! s’indigne Philippe Hiligsmann. Dans l’enseignement, chaque fois qu’il y a des demandes, ce qui manque, ce sont principalement les profils néerlandais. Où va-t-on trouver des enseignants pour assurer ces cours ? ”

La barre trop haut ?

Pour Danny Etienne, chercheur dans le domaine de l’enseignement du néerlandais à Saint-Louis, peu importe les réformes, le rôle de l’enseignement n’est pas de produire de parfaits bilingues. ” Si on attend que l’enseignement produise des bilingues, on court à la déception, explique-t-il. Bilingues, vous l’êtes par l’éducation et la culture. Il faut éviter de placer la barre trop haut. On veut aussi que les futurs employés soient bien formés dans leur discipline principale. Les programmes d’étude ne sont pas extensibles à souhait. ” Pour lui, mieux former aux langues dans l’enseignement se fera au détriment de la formation aux métiers. ” L’entreprise pourrait prendre une partie de cette formation en charge ou mettre les employés dans une situation qui leur permettrait d’apprendre les langues “, propose-t-il.

D’autant plus que pour les recruteurs, c’est aujourd’hui que le manque de bilingues français-néerlandais se fait sentir, précise Arnaud le Grelle. Pas question pour le marché de l’emploi d’attendre jusque 2030. ” Il y a des vacances considérables en Belgique. Nous essayons combler le fossé le plus rapidement possible. Nous encourageons les demandeurs d’emploi à apprendre un minimum de néerlandais pour pouvoir les mettre au travail. ”

Un effort d’apprentissage qui ne devrait pas se faire en vain, même sans parvenir au sacre recherché de ” parfait bilingue “. Sur la VRT, le ministre flamand de l’Emploi, Philippe Muyters, a même promis ” de sensibiliser les employeurs flamands à voir les connaissances du néerlandais comme une compétence qu’on peut acquérir au lieu d’une condition pour être engagé “.

Par Sandrine Puissant.

Pourquoi sommes-nous si mauvais en néerlandais ?

Pour Philippe Hiligsmann, directeur des programmes de langues et littératures modernes et de communication multilingue à l’UCL, la langue de Vondel est plus difficile à apprendre que celle de Shakespeare. Ce n’est pas qu’une question de linguistique, mais aussi de contexte culturel.

1. La concurrence de l’anglais

” L’anglais est plus sexy, plus international, explique le professeur. Nous baignons dans le monde anglo-saxon par les films, la musique ou les réseaux sociaux. Pour être confronté au néerlandais en Belgique francophone, il faut faire un effort. Contrairement à la réalité des faits, de plus en plus se disent que le néerlandais n’a plus d’avenir, qu’ils vont miser sur l’anglais. C’est se voiler la face. On est en train de couper les jeunes de toute une série d’emplois. ”

2. Les dialectes

Le néerlandais qui est appris à l’école n’est pas le même que celui qui est pratiqué en Flandre. ” Les dialectes sont toujours très vivaces en Flandre, explique Philippe Hiligsmann. Lorsque deux Gantois se rencontrent, il y a fort à parier qu’ils vont parler leur dialecte. C’est uniquement avec des personnes qui ne sont pas de la même région qu’ils vont passer à un néerlandais plus standard, qui est proposé dans l’enseignement. C’est un aspect rébarbatif pour les Wallons. ”

3. Le contexte politique

” Il ne faut pas nier le poids du politique… Les partis politiques sont scindés. Qu’est-ce qu’il reste de belge ? L’équipe nationale belge de foot, de la Coupe Davis… Les contacts entre les deux communautés sont de moins en moins importants. Le néerlandais est une langue étrangère en Belgique francophone “, déplore l’universitaire.

4. Un complexe francophone

” Globalement, les francophones ont tendance à fortement se sous-estimer en néerlandais, explique Philippe Hiligsmann. Leur maîtrise est souvent meilleure que ce qu’ils pensent. En anglais, c’est l’inverse. Parfois ils se surestiment. Il y a un complexe des francophones. Ils se disent que les Flamands sont de toute façon meilleurs en français qu’eux en néerlandais. Ce n’est pas conforme à la réalité. “

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