Ces voitures mythiques qui seront en bout de course en 2018

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Adieu Jeepneys, cars rapides et Coccinelles… L’année à venir marquera la fin du voyage de ces trois modèles automobiles de légende.

Pendant des siècles, les hommes ont voyagé sur les dos d’animaux qui avaient des visages, des caractères, des noms. Depuis les charrettes jusqu’aux omnibus, en passant par les landaus et les cabriolets, les véhicules ont perdu progressivement leur personnalité. Le mielleux vendeur de voitures peut bien vanter un couple et une accélération dignes de Superman, et le rédacteur publicitaire boutonneux faire d’une humble voiture à hayon une déesse sexuelle ronronnante, la vérité est tout autre. La plupart des véhicules modernes sont sans âme. La faute à Henry Ford, dont les Ford T étaient toutes produites à l’identique. Son héritage est le parking à l’extérieur de n’importe quel hypermarché occidental, où la plupart des voitures sont soit des berlines gris métallisé, soit des SUV noirs, et où le malheureux automobiliste qui ne sait plus où il est garé se retrouve, paniqué, à appuyer frénétiquement sur sa clé-télécommande.

C’est d’autant plus triste que 2018 va acter la mort, ou la mort annoncée, de trois véhicules à la personnalité remarquable: la Coccinelle de Volkswagen, les Jeepneys des Philippines et les cars rapides du Sénégal, si mal nommés. Pourtant, ils ont tous dû lutter contre la concurrence d’engins plus profilés, plus spacieux ou plus “verts”. Certes, ils ont fait de très belles carrières ; trop longues, selon certains détracteurs. Il est vrai qu’ils avaient tous des passés modestes, et même un peu louches. Reste qu’on en parlait avec une vraie tendresse, comme s’ils avaient été des amis.

Simplicité charmante

Chaque espèce avait sa propre beauté – car c’est bien d’espèces qu’il s’agissait, et non de simples marques. Chaque car rapide, à l’origine un minibus bleu et jaune sorti des usines Renault, se parait sous le soleil africain d’arbres, de fleurs somptueuses, d’oiseaux, de chevaux, de portraits de saints soufis et de slogans islamiques. L’un d’entre eux a fini au musée de l’Homme de Paris, un extraordinaire objet culturel que les anthropologues pourront étudier, les artistes imiter. Les Jeepneys de Manille, à leurs débuts des Jeeps monochromes, étaient ornées de photos de famille, d’images de saints, de paysages aux couleurs criardes, d’aigles fondant sur leur proie et d’innombrables portraits de femmes à demi nues. La Coccinelle, avec sa ligne d’une simplicité charmante, était repeinte aux couleurs d’une tortue, d’un arc-en-ciel, d’une vague écumeuse, d’un tapis persan, d’une écharpe indienne. Dans les années “flower power” (années 1960-1970), elle devenait souvent un pré ou un champ de pâquerettes. Pourquoi les voitures ne pourraient-elles pas avoir leur personnalité, à l’instar de chacun d’entre nous?

La plupart des véhicules modernes sont sans âme. La faute à Henry Ford.

Ces automobiles repeintes amoureusement reflétaient les passions du conducteur et du peintre, mais aussi celles du véhicule lui-même. Car ces moyens de transport étaient plus ou moins humanisés. Bon nombre d’entre eux avaient des noms. Jade, Goodluck, Saint Jude, Jayson, Beowulf ou Gentle Devil parcouraient les rues de Manille en brinquebalant bruyamment. La Coccinelle, dans sa version originale (toutes les versions sont destinées à disparaître), est devenue Herbie, star de la télévision et des films de Disney, ou Bug (bestiole), un terme d’affection; de par le monde, on l’appelait la Grenouille, la Puce, la Tortue, le Cafard, la Bulle, Fritz. Herbie connaissait son nom, et ouvrait son capot quand on l’appelait. Les “cars rapides” devaient leur nom à leur conducteur (Neyoo, Bakh Yaye), salué au cri d'”Al’hamdoulillah!” (“Dieu soit loué!”). Malgré l’itinéraire parfois incertain, les couleurs étaient gaies, irradiant la confiance en soi. Celle-ci était soulignée, sur les Jeepneys, par du clinquant : rétroviseurs supplémentaires, décalcomanies, statues, signes du zodiaque, débauche de chromes.

Des yeux et des cils

Ces véhicules avaient aussi des yeux. Les phares de la Coccinelle ressemblaient à ceux d’un insecte ou d’une grenouille, et étaient grands par rapport à sa taille. Pour les Jeepneys et les cars rapides, en revanche, des phares anthropomorphes ne suffisaient pas, même quand ils étaient agrémentés de cils multicolores. De vrais yeux, plus grands, y étaient peints également. “Ils ont tous des yeux, parce qu’un homme a deux yeux”, expliquait un peintre de Dakar. On en trouvait aussi souvent sur les pare-boue arrière, qui regardaient le conducteur debout à côté d’un air menaçant – car ces deux sortes d’engins passaient beaucoup de temps sur le bord de la route à attendre des réparations.

Qui sait quelles nouvelles personnalités auront les automobiles, une fois qu’elles se conduiront elles-mêmes?

Aucun de ces véhicules ne se donnait de grands airs. Ils étaient tous très utiles, toujours prêts à servir. Ils n’avaient pas oublié leurs origines modestes: les cars rapides avaient été acheminés en masse dans une colonie lointaine, les Jeepneys étaient des Jeeps abandonnées par l’armée américaine, la Coccinelle était “la voiture du peuple” rêvée par Adolf Hitler pour les masses allemandes. Cars rapides et Jeepneys, perpétuellement rafistolés et bricolés dans des arrière-cours, étaient des bus pour les pauvres: courses bon marché, arrêts à la demande, toujours disponibles. La Coccinelle promettait la même chose: toujours là pour vous transporter, au bureau ou en forêt, attendant fidèlement devant chez vous, comme la décrivait un propriétaire, tel un chien fidèle. Après la guerre, elle en est venue à incarner le “bon Allemand”, délibérément en retrait, gentil.

Pollueuses

Certes, leur comportement n’a pas toujours été irréprochable. Herbie représentait le côté secrètement dingo de la Coccinelle, lancée dans des zigzags vertigineux à travers San Francisco, doublant par la droite, faisant des roues arrière. Lorsqu’il était énervé, il faisait jaillir de l’huile noire de son pot d’échappement. Quant aux Jeepneys et aux cars rapides, ils ont élevé ce mauvais comportement au rang d’art. Ils se bloquaient les uns les autres en poursuivant les clients. Ils dédaignaient allègrement les ceintures de sécurité et les contrôles techniques, prenant tous les passagers qui réussissaient à s’accrocher sur leurs flancs. Pis encore, leurs moteurs tournaient au gasoil: chaque Jeepney recrachait 40 kilos de CO2 par jour. Ils sont directement responsables de la terrible pollution de Manille et de Dakar. En somme, ils étaient voués à disparaître.

Au Sénégal, des bus blancs importés de Chine ou d’Inde remplacent déjà les cars rapides. Aux Philippines, un “écosystème complet de transport” va remplacer les Jeepneys. Au nom de la modernisation, de la sécurité et de la santé, leurs conducteurs devront passer à de nouveaux véhicules plus coûteux et plus ordinaires, et apprendre à aimer ça. Entre-temps, sur les chaînes de montage de Volkswagen, l’inusable et très polluante Coccinelle va céder la place à des voitures toujours plus “vertes”, notamment électriques.

Pourtant, dans cette saga décourageante, une lueur d’espoir va continuer à briller dans les phares. Qui sait ce que les peintres d’arrière-cours de Dakar vont faire à leurs nouveaux engins ternes, à la faveur de la nuit? Et qui sait quelles nouvelles personnalités auront les automobiles, partout dans le monde, une fois qu’elles se conduiront elles-mêmes?

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