Black Friday: “La transition vers la surconsommation est enclenchée”

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Bart Vereecke Rédacteur MoneyTalk et Trends

Les scènes de hordes de clients hystériques ne sont probablement pas encore à l’ordre du jour, mais depuis quelques années, le Black Friday fait incontestablement partie de la réalité commerciale européenne. Entretien avec Alexandra Balikdjian, docteur en psychologie de la consommation.

MoneyTalk s’est entretenu avec Alexandra Balikdjian, docteur en psychologie de la consommation, concernant les promotions extrêmes, les consommateurs irrationnels et les cadeaux à titre de compensation.

Comment se fait-il qu’un phénomène à l’origine américain comme le Black Friday ait soudainement pris de l’ampleur en Europe ?

ALEXANDRA BALIKDJIAN : Dans un monde globalisé, il ne faut bien sûr pas s’étonner si les formules qui ont du succès passent d’un continent à l’autre. Les frontières sont de plus en plus floues. Tant les consommateurs que les propriétaires de magasins ou de chaînes de magasins s’inspirent de recettes qui semblent efficaces sur d’autres marchés.

D’un point de vue commercial, novembre constitue une sorte de vide, de période creuse entre d’une part la consommation liée à la nouvelle année scolaire, Halloween ou la collection d’automne et d’autre part la période des fêtes de fin d’année. Le Black Friday offre aux commerçants une possibilité de combler ce vide en présentant leur collection aux clients qui sont sans cesse incités à toujours plus de consommation.

De plus, les difficultés financières touchent de plus en plus de personnes. Pour ces consommateurs, les périodes de soldes et les moments comme le Black Friday sont ressentis comme une opportunité de continuer à consommer qu’ils ne peuvent pas laisser passer.

Dans une réaction aux chiffres publiés par Mastercard sur le Black Friday, vous avez dit que le consommateur belge est plus sensible aux promotions que les consommateurs dans d’autres pays.

C’est vrai. Les Belges sont beaucoup plus sensibles aux bons de réduction et aux promotions présentées dans des dépliants publicitaires par exemple. Ils sont également plus actifs sur les sites comparatifs. Quand ils réussissent à obtenir une belle réduction sur leurs achats, ils ressentent presque cela comme une victoire. Aux Pays-Bas et en France par contre, nous observons une certaine gêne chez les consommateurs qui utilisent des promotions. Cette différence dans les comportements est frappante.

Vous disiez même que certains consommateurs, certainement pendant ces périodes, constituent une proie facile. Quelles sont les principales manières d’inciter des clients à l’achat ?

En marketing, dans le cadre d’offres promotionnelles, cela revient à créer chez le consommateur un sentiment d’urgence. Il ou elle doit avoir le sentiment que c’est ‘maintenant ou jamais’ et qu’il s’agit d’une chance qui ne se représentera probablement pas.

Ce sentiment est aussi ce qui conduit à des achats dits impulsifs.

Il y a une infinité de stratégies qui sont appliquées pour déclencher ce sentiment d’urgence chez une personne qui visite un magasin (ou un webshop). La stratégie utilisée doit tenir compte du public cible spécifique, de la catégorie de produit ou de service, etc. Les promotions, par exemple sous forme de bons de réduction remarquables, constituent une méthode bien connue, mais il existe aussi des stratégies beaucoup moins visibles. Le décor modeste de Colruyt est ainsi censé donner le sentiment au client qu’il se trouve dans un environnement bon marché, ce qui le fait augmenter le nombre de ses achats.

Lors de journées comme le Black Friday, est-il également question de pression sociale ? Peu de gens osent encore apparaître à une fête de Noël sans cadeaux pour la famille ou les amis aujourd’hui. Est-il imaginable que nous nous sentirons bientôt en quelque sorte obligés de profiter de ces périodes de promotions ?

Aux États-Unis, où il s’agit vraiment d’une tendance médiatisée, c’est déjà en partie le cas. Bien sûr, les gens veulent tirer profit des promotions, mais le Black Friday est également présenté là-bas comme une expérience en soi, à laquelle cela vaut la peine de participer.

Pour l’instant, le Black Friday n’est pas plus qu’un moment commercial supplémentaire dans notre pays, tout comme les différentes périodes de soldes. En Belgique, je vois également peu de personnes prendre un jour de congé uniquement pour pouvoir aller faire du shopping à volonté.

Je n’exclus pourtant pas que nous évoluions à terme vers des situations plus à l’américaine. Le lien entre notre comportement de consommation et le fait de répondre à des besoins matériels réels devient de plus en plus ténu. Nous commençons progressivement à penser que pas mal de produits de luxe sont indispensables. Et entre-temps, des cadeaux chers et en quantité pendant la période de fin d’année sont devenus la chose la plus normale du monde. La transition vers la surconsommation est donc déjà enclenchée. Il n’est donc pas si insensé que nous puissions considérer à terme le Black Friday comme le jour où chacun est censé aller faire les magasins de manière intense.

Beaucoup de théories économiques et de modèles (politiques) se basent encore sur le principe de l’homo economicus, qui prend ses décisions de manière rationnelle, lucide, en pleine connaissance des implications. L’image que vous brossez du consommateur n’est pas cohérente avec cette description. La pensée économique en tient-elle suffisamment compte ?

Il est simpliste de réduire les comportements du consommateur à l’homo economicus. Cependant, les modèles économiques sont toujours une simplification de la réalité.

Cela vaut néanmoins la peine de développer des modèles en accordant par exemple davantage d’attention au comportement moins rationnel, plus affectif, plus intuitif affiché par les consommateurs.

Trouvez-vous le phénomène de surconsommation préoccupant ?

Je vois deux choses qui sont dangereuses. Tout d’abord, dans notre société vivent bien sûr des personnes qui ont des difficultés financières. Elles sont incitées à consommer toujours davantage par des injonctions qui se traduisent dans leur environnement, dans les publicités et les promotions, bien qu’elles n’aient pas les moyens d’assumer cette consommation non régulée.

Un deuxième danger apparaît lorsque nous conditionnons notre vie familiale et sociale à notre capacité de consommer. Cela conduit souvent à travailler davantage et à consacrer moins de temps aux personnes de notre entourage personnel. Pour compenser cela et pour exprimer l’appréciation de l’autre, on achète alors à nouveau des cadeaux de grande valeur. De cette manière, un système se construit qui contribue au bien-être de peu de personnes.

Pour finir, je vous propose de faire un parallèle avec le monde financier. Si la rumeur circule, justifiée ou non, qu’une banque spécifique est en difficulté financière, cela peut conduire à un conflit entre rationalité individuelle et rationalité collective. Pour le client individuel, il est dans ce cas mieux de retirer le plus rapidement possible son argent de la banque, mais si tout le monde le fait, la banque fera faillite, et beaucoup de clients ne reverront plus leur argent. D’un point de vue collectif, un tel bank run est donc irrationnel. Ce raisonnement est-il également d’application pour notre comportement de consommation ?

La comparaison est intéressante. Vous pouriez en effet dire que pour un consommateur individuel, il est rationnel de bénéficier le plus possible des soldes et des promotions, mais que d’un point de vue collectif et social, il est peut-être préférable de lutter contre la surconsommation.

Bien que cela ne sera pas directement visible lors d’une journée comme le Black Friday, nous observons par ailleurs également, dans différents groupes de consommateurs, un mouvement contraire de personnes qui veulent consommer moins, de manière plus consciente ou pas du tout.

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