“Beaucoup de travailleurs ont l’impression qu’ils ne servent à rien”

. © PAUL BRADBURY/GETTY IMAGES

Encore quelques coups de lime et l’épaisse planche à cuisiner en bois massif sera fin prête: dans son petit atelier, Morgane Ricada ne regrette en rien son ancien emploi “superficiel” de chargée de communication.

Devenue ébéniste, la jeune femme aux lunettes marrons à écailles s’active, entourée de ses créations, pour honorer ses nombreuses commandes. Sur les étagères s’amoncellent pêle-mêle ustensiles de cuisine, plateaux et objets de décoration. Un décor bien différent de son ancien bureau quitté fin 2014.

“Avant, mon métier c’était principalement des mails et des coups de téléphone. Je rencontrais des gens mais c’était quand même très superficiel. Je me disais parfois +c’est très bien comme métier, mais ça m’apporte quoi personnellement ?+ Aujourd’hui, je me sens à ma place”, analyse la créatrice de 30 ans originaire de l’Aisne, dans le nord-est de la France. Une analyse partagée par un nombre croissant de jeunes Français.

L’idée de travailler le bois la taraudait depuis son enfance. Son licenciement économique lui a donné l’impulsion qui lui manquait.

Après une formation en ébénisterie, elle crée son site internet et ouvre son atelier dans un espace collaboratif temporaire installé sur le site d’un ancien hôpital dans le sud de Paris.

“Ce n’est pas facile tous les jours et je n’ai pas envie de renvoyer cette image qu’il faut lâcher son job et se lancer à corps perdu dans une activité sans se poser les bonnes questions, mais moi je ne regrette pas du tout mon choix”.

Un travail devenu abstrait

Ces reconversions parfois radicales font régulièrement la Une des magazines. De plus en plus de jeunes diplômés n’hésitent plus à renoncer à une carrière toute tracée pour un métier manuel moins bien payé mais plus épanouissant.

Selon une étude de l’Institut supérieur des métiers parue en 2013, 26% des nouveaux chefs d’entreprises artisanales étaient diplômés du supérieur en 2010, contre 15% en 2006.

“Les métiers sont devenus très spécialisés, la division du travail est de plus en plus poussée et beaucoup de gens ont l’impression qu’ils ne servent à rien”, analyse Jean-Laurent Cassely, auteur d’un essai consacré au phénomène.

Dans “La révolte des premiers de la classe” paru en mai dernier, le journaliste dissèque les évolutions d’un monde du travail chahuté par “une transformation numérique très rapide de l’économie”, où de “plus en plus de gens se retrouvent derrière un ordinateur à gérer des projets virtuels”.

Par contraste, dans les métiers de l’artisanat “on voit immédiatement ce qui sort de son travail”.

Dans un pays où rester dans la même entreprise toute sa carrière a longtemps été perçu comme une réussite, les mentalités évoluent. Ainsi, 85% des Français jugent qu’il est bon de changer de métier, selon un sondage Odoxa réalisé en juin.

Des palaces à la plomberie

Dans un appartement en travaux du centre de Paris, Hubert Frouart-Hibou enjambe ses boîtes à outils pour porter du carrelage dans une salle de bain. Il s’agit d’un de ses premiers chantiers depuis sa reconversion en plombier voici quelques mois. Un univers aux antipodes de son ancienne vie de sommelier passée à travailler dans des palaces.

“J’ai fait mon apprentissage dans un trois étoiles Michelin (…) avant de travailler à Paris chez Taillevent puis au Meurice avec Alain Ducasse”, égrène le jeune homme de 29 ans.

Un CV prestigieux et un avenir tout tracé, mais finalement bien éloigné de ses aspirations.

“J’avais l’impression (…) d’avoir un métier parfait sur le papier mais qui, finalement, ne me rendait pas heureux au quotidien”, se souvient-il.

Fin 2014, Hubert Frouart-Hibou quitte l’ambiance feutrée des grands restaurants pour entamer une formation en apprentissage d’électricien et de plombier-chauffagiste, avant de créer son entreprise trois ans plus tard.

Logo soigné sur sa camionnette et chemise blanche sous son bleu de travail, Hubert Frouart-Hibou souhaite à terme officier uniquement dans son quartier pour devenir “un artisan de proximité”.

Une préoccupation partagée par nombre de ces néo-artisans, contribuant ainsi à une forme de gentrification de ces métiers populaires, selon Jean-Laurent Cassely.

“De plus en plus, les consommateurs veulent (…) que les produits ou services qu’ils consomment aient une sorte de supplément d’âme. Dans une société de consommation un peu à bout de souffle que tout le monde à tendance à rejeter, ces nouveaux artisans ont cette capacité à capter ces attentes car c’est une population qui ressemble à sa clientèle”, conclut l’auteur.

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