‘Avec des coûts salariaux moindres, la Belgique aurait encore ses usines automobiles’

20180110 Brussel, Belgie. Eric Van Landeghem, Volvo Gent en Patrick Danau van Audi Brussels op het autosalon. © JONAS LAMPENS

La production automobile belge vit un redémarrage sur les chapeaux de roue. Audi Brussels et Volvo Gand surfent sur la vague du succès des marques de luxe. Les travailleurs font des heures supplémentaires. Les directeurs d’usines gardent néanmoins les deux pieds sur terre. “Gagner la confiance du siège central ? Cela reste un combat difficile.”

Patrick Danau, directeur d’Audi Brussels, et Eric Van Landeghem, son homologue chez Volvo Gand, vivent des moments de gloire car la demande est forte auprès des fabricants belges. Mais par le passé, le duo a connu des temps moins favorables. Van Landeghem a travaillé, jusqu’à la fermeture, pour Opel Anvers. Danau a commencé chez Volkswagen Forest, qui n’existe plus non plus.

Aujourd’hui, leurs problèmes sont d’un tout autre ordre. Ingénieurs, techniciens et mécaniciens automobiles sont particulièrement rares. Le constructeur automobile suédois avait même l’intention d’en débaucher au Salon de l’auto, avec une assistante HR électronique dans une berline Volvo. “Nous recherchons continuellement des gens”, affirme le directeur d’usine Eric Van Landeghem. “Au Salon de l’auto, nous devrions pouvoir trouver des personnes avec un intérêt dans la technique automobile et les nouvelles technologies. Les voitures deviennent de plus en plus complexes, avec beaucoup plus d’électronique. La voiture devient un iPad sur roues.”

Audi Brussels recherche également des travailleurs dûment qualifiés.

PATRICK DANAU. “C’est la même histoire que pour Volvo Gand. Nous entamons en outre une toute nouvelle trajectoire. Nous abandonnons les moteurs à explosion, nous passons à la motorisation électrique. Nous allons même fabriquer des batteries. C’est entièrement nouveau pour nous. Nous ne pouvons pas l’apprendre ailleurs, nous devons le faire par nous-même. Par tâtonnements et erreurs. Nous avons également besoin d’ingénieurs. Et il y a pénurie d’ingénieurs en Belgique. Si vous recherchez des connaissances et des compétences très spécifiques, le marché belge est très limité. Nous devons aller chercher une partie de la connaissance auprès d’entreprises allemandes.”

L’ingénierie allemande est-elle introuvable en Flandre?

DANAU. “Les écoles flamandes ne fournissent pas les profils dont l’industrie de demain a besoin. Nous devons les former nous-mêmes. Nous le faisons en partenariat avec les écoles. En Belgique, ce système de formation duale reste relativement limité, alors qu’au siège bavarois d’Audi, deux-tiers des travailleurs ont commencé leur carrière professionnelle de la sorte. Ce qui n’empêche pas que l’Allemagne soit également constamment à la recherche d’ingénieurs.”

Chez Volvo Gand, vous recherchez également la connaissance en Suède ?

VAN LANDEGHEM. “Pour nous, c’est quelque peu différent. Nous engageons des jeunes ingénieurs, que nous formons en interne. Nous recherchons surtout des techniciens pour assurer le bon fonctionnent du parc de machines en grande partie automatisées. Nous supportons en outre nos autres usines dans le monde à partir de Gand.”

La pénurie de main d’oeuvre met également une pression supplémentaire sur les travailleurs. Chez Volvo Gand, il y a eu une semaine de grève en septembre. La grève précédente remonte à 1979.

VAN LANDEGHEM. “L’usine a connu beaucoup de changements. Cela a créé des perturbations. La production de la XC60, notre voiture la plus produite, a été interrompue. En parallèle, l’usine est transformée en vue de l’assemblage des nouveaux modèles compacts.”

Les grèves sont à présent terminées ?

VAN LANDEGHEM. “Nous avons immédiatement pris des mesures. Nous continuons à surveiller cela de près, conjointement avec les syndicats. Pour eux aussi, c’était une grande surprise. Nous en avons tous tiré des leçons. C’est derrière nous. Nous travaillons à présent ensemble à notre futur. Tout le monde est enthousiaste, motivé, désireux d’apprendre.”

Il n’y a pas eu de grèves chez Audi, malgré les profonds changements au sein de l’usine.

DANAU. “C’est facile de critiquer lorsque vous ne travaillez pas vous-même dans l’usine. Nos travailleurs sont toute la journée à la ligne d’assemblage. En parallèle, l’usine a connu des bouleversements. Nous avons amené 7.500 tonnes d’acier, c’est autant que pour l’ensemble de la tour Eiffel. Nous avons coulé 20.000 m³ de béton, c’est l’équivalent de 2.000 bétonnières. Nos travailleurs se trouvaient dans la poussière, les courants d’air et le bruit alors qu’ils devaient se concentrer sur la production. Et puis, notre maison-mère allemande nous a demandé de produire des A1 supplémentaires. D’un point de vue extérieur, vous sous-estimez la charge mentale. Vous obtenez alors des tensions.”

Encore une fois : il n’y a pas eu de grèves chez Audi.

DANAU. “Nos relations avec les syndicats sont bonnes aujourd’hui. Nous avons eu de très longues discussions. Nous n’avons encore jamais été aussi productifs que ces derniers mois et ce malgré tous ces changements, impliquant parfois des semaines d’arrêt de l’usine à cause des travaux de rénovation. Nos travailleurs sont captivés par l’Audi e-tron. Ils préfèreraient abandonner l’A1 et passer d’emblée à l’assemblage la nouvelle voiture. C’est un peu comme un petit enfant qui veut jouer avec du neuf. Les nouvelles lignes de production sont là. Cette année, on commencera la production en série.

Les voitures électriques restent un pari. En Belgique, la part de marché globale des voitures électriques représente à peine 0,4%.

DANAU. “C’est le bon pas en avant. L’électrique est-il l’objectif final ? Je n’en suis pas convaincu. Mais nous devons progressivement mettre fin aux moteurs à explosion classiques. La nécessité de l’émergence de la voiture électrique est également due aux normes d’émission de plus en plus strictes. Mais au final, c’est le client qui décidera.”

A Gand, Volvo continue à construire surtout des voitures avec des moteurs à explosion classiques.

VAN LANDEGHEM. “Nous continuons à croire en cette technologie, combinée à une motorisation hybride. Volvo va également proposer des moteurs électriques. Mais les plus petites voitures rouleront certainement encore longtemps à l’essence, peut-être moins au diesel. N’oubliez pas non plus que les voitures électriques ne sont pas bon marché. Les batteries pèsent énormément. La vente sera plus facile pour les très grandes voitures, moins pour les voitures plus petites. C’est la raison pour laquelle nous devons rester prudents. Audi a opté pour un seul modèle électrique, pas pour une gamme entière de voitures électriques. Avec Volvo, nous désirons pouvoir couvrir l’ensemble du marché.”

Pour Audi Brussels, c’est quitte ou double. Si la voiture électrique n’est pas un succès, une autre usine automobile passera à la trappe en Belgique. Dans notre pays, Volvo et Audi sont les derniers des Mohicans.

DANAU. “Nous pouvons être fiers que nos deux entreprises prouvent que l’industrie automobile n’est pas morte en Belgique. C’est dommage, ce qui s’est passé dans notre industrie ces dix dernières années. La faute en incombe surtout au coût du travail. Si on avait réagi à temps, les usines qui ont été fermées seraient encore là aujourd’hui. J’en suis convaincu.”

VAN LANDEGHEM. “Il y avait surcapacité en Europe. Le milieu de gamme, avec Ford, Opel et Renault, s’est rétréci du fait de la croissance des marques de luxe au cours des dix dernières années et de l’arrivée des marques à bas coût comme Dacia et Seat. Quand des quartiers généraux doivent décider où ils doivent réduire la capacité, les coûts salariaux sont alors un facteur important. VW Forest est devenue une usine Audi et a ainsi pénétré le segment premium. Volvo Gand se trouvait déjà sur ce marché. Nous profitons également de sa croissance. Si nous devions nous trouver sur le segment moyen, nous aurions assurément également plus difficile.”

Eric Van Landeghem, Volvo Gand, et Patrick Danau, Audi Brussels, au salon de l'auto
Eric Van Landeghem, Volvo Gand, et Patrick Danau, Audi Brussels, au salon de l’auto© JONAS LAMPENS

Le gouvernement Michel a diminué l’écart des coûts salariaux avec les pays voisins. Cela vous a-t-il aidé ?

DANAU. “Nos concurrents ne se trouvent pas en Allemagne, aux Pays-Bas ou en France. Nous sommes en concurrence avec le sud et l’est de l’Europe. J’ai travaillé cinq ans en Espagne. Les coûts de la main d’oeuvre y sont 20 à 25% inférieurs à ceux de la Belgique. Ici, c’est 40 euros par heure, en Espagne environ 30 euros. La construction d’une Audi A1 exige 20 heures de travail. Par voiture, il y a déjà une différence de coût salarial de 200 euros. Si vous voulez construire un million de voitures, cela vous coûte 200 millions d’euros moins cher qu’en Belgique. Nous devons faire attention.”

Les Belges sont néanmoins plus productifs que les Espagnols ?

DANAU. “Les Espagnols ne doivent rien envier aux Belges. Ce sont de solides travailleurs. Mais ils aiment également faire la fête. J’ai travaillé à Pampelune et quand les taureaux courent dans les rues lors des fêtes de San Fermín, il est impossible d’obtenir qui que ce soit au travail. Mais par ailleurs, ils sont jour et nuit à l’usine si nécessaire. Les Espagnols sont particulièrement flexibles. Ce n’est pas pour rien que l’Espagne est devenue, à une exception près, le plus grand pays de production automobile d’Europe. Les producteurs automobiles savent pourquoi ils se trouvent là.”

VAN LANDEGHEM. “Cela m’irrite que l’on nous compare toujours avec les pays voisins. Nous sommes en concurrence avec l’Europe du sud, l’Europe de l’est et des pays encore plus lointains. La maîtrise des bons processus de qualité permet de construire de la qualité. Partout dans le monde.”

Les coûts salariaux doivent donc continuer à diminuer?

DANAU. “Certainement, mais nous ne comblerons jamais l’écart. Les syndicats ont lutté pour obtenir les coûts salariaux au niveau que nous connaissons aujourd’hui. C’est notre héritage culturel. Et soyons honnête : vous et moi, nous en bénéficions. Mais nous devons combler une partie de l’écart et nous montrer beaucoup plus flexibles. Livrer des voitures quand il y a de la demande, et pas quand on en a moins besoin. Nous devons élaborer des formes de travail plus modernes qui veillent à davantage de flexibilité, réparti sur 24 heures par jour et 7 jours par semaine, sans que cela ne crée un problème au niveau individuel. Nous devons devenir au moins aussi flexibles que les Espagnols.”

Quelles sont les principales préoccupations des sièges centraux concernant leurs usines en Belgique ?

DANAU. “Ils veulent que nous puissions travailler quand ils souhaitent que le travail se fasse. Ils critiquent la manière dont les partenaires sociaux gèrent leur mécontentement concernant la politique du gouvernement. Avec des grèves nationales, ils bloquent l’industrie pour envoyer des signaux au gouvernement. En Allemagne, ils ne rient vraiment pas avec cela. La protestation ne doit pas nécessairement impliquer l’arrêt des usines, cela peut aussi se faire d’autres manières. Cela ne doit pas toujours être au détriment de l’entreprise. Mais nous obtenons bien sûr également des bons points. Nous sommes de solides travailleurs, nous sommes fiables. Mais nous devons continuer à nous battre contre les coûts. Le tax shift nous aide, mais nous devons poursuivre sur cette voie.”

VAN LANDEGHEM. “Les mesures du gouvernement actuel et du gouvernement précédent nous ont incontestablement aidés à attirer des investissements. Mais nous devons éviter les actions sociales qui n’ont rien à voir avec la société. Il n’y a pas moyen d’expliquer cela en Suède et certainement pas à notre actionnaire en Chine. Nous devons vraiment faire attention à cet égard. C’est contre-productif. Gagner la confiance du siège central reste une lutte difficile. Les chiffres y jouent assurément un rôle. Mais finalement, tout tourne autour de la confiance.”

‘Tesla nous a ouvert les yeux ‘

Le fabricant de voitures électriques Tesla a dû, une fois de plus, revoir ses objectifs à la baisse début janvier. Les directeurs d’usines belges ne se moquent pourtant en aucune manière du nouvel arrivant. “Nous sommes des constructeurs automobiles classiques. Nous savons comment construire une voiture et comment la mettre sur le marché”, explique Eric Van Landeghem. “Tesla a commencé sans histoire ni tradition. L’entreprise est en plein processus d’apprentissage. Elle va bien y arriver.”

Patrick Danau estime que Tesla est une bonne chose. “Cette société a ouvert les yeux à beaucoup de marques. Tesla a grandi à partir de rien, et fascine les gens. Tesla apprend de ses processus. Quasi toutes les marques ont aujourd’hui changé de cap. Elles savent qu’elles ne doivent pas perdre l’électromobilité de vue. A l’horizon 2025, Audi à l’intention d’avoir un quart à un tiers des nouveaux modèles équipés d’une motorisation électrique. On construira également des voitures électriques dans d’autres usines Audi.”

Une vie dans le monde automobile

Patrick Danau et Eric Van Landeghem ont tous deux 61 ans et sont tous les deux ingénieurs. Le duo travaille dans le secteur automobile depuis des décennies. Patrick Danau a commencé en 1978 dans le Groupe Volkswagen à Forest et est ensuite parti en Afrique du sud, en Allemagne et en Espagne. Depuis le 1er mai 2014, il est directeur général d’Audi Brussels.

Eric Van Landeghem a travaillé pendant trois décennies chez Opel et son ancienne maison mère américaine General Motors. De 2005 à la fermeture fin 2010, il a été vice-directeur de l’usine d’Opel Anvers. Il est ensuite devenu vice-directeur de l’usine de Volvo à Gand. Début septembre 2013, il est devenu administrateur délégué de Volvo Car Belgium, la filiale belge du groupe suédois.

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