Amazon, Delhaize, les rayons vides… Frans Colruyt fait le point

© Jonas Lampens

“Je ne vais pas faire le fanfaron. Amazon m’empêche parfois de dormir.” Frans Colruyt, COO de Colruyt Group, a fort à faire avec la montée des géants de l’e-commerce et la concurrence locale mais sa confiance demeure intacte. “Je reste convaincu que nous faisons ce qu’il faut”, clame-t-il.

Frans Colruyt ouvre l’entretien par une litote : ” Le marché est actif “. De fait : Ahold, à travers sa filiale Delhaize, concurrente directe du groupe Colruyt, est en train de bombarder le secteur de promotions folles, face auxquelles le groupe est constamment obligé de réagir étant donné qu’il promet les prix les plus bas. Le consommateur exige des aliments de meilleure qualité et plus sains. Les rayons des magasins Colruyt sont parfois vides en raison de négociations houleuses avec les fabricants internationaux comme Nestlé ou Pepsico. La vente en ligne met les activités physiques sous pression, tandis que le colosse de l’e-commerce, Amazon, lorgne de plus en plus l’Europe et la vente en ligne de denrées alimentaires.

Je peux vous dire, et c’est un scoop, que pour l’exercice en cours, nous dépassons les 350 millions d’euros pour les ventes en ligne.

Tout cela alors que Colruyt est devenu le plus grand distributeur de Belgique. Avec un chiffre d’affaires de 9,4 milliards d’euros et près de 30.000 collaborateurs, c’est aujourd’hui un groupe très complexe et diversifié, comprenant des formules aussi variées que Colruyt, Okay, Spar Colruyt Group, Dreamland, Bio-Planet, etc. Mais Frans Colruyt a le sentiment de maîtriser la situation. ” Parfois, je me sens un peu nerveux avec tout ce qui se passe sur le marché, avoue le COO de 57 ans, cousin du CEO du groupe Jef Colruyt. Mais je reste convaincu que nous faisons ce qu’il faut, et nous faisons beaucoup de choses en même temps. ”

TRENDS-TENDANCES. Notamment de nombreuses applis pour les clients…

FRANS COLRUYT. SmartWithFood, avec des conseils alimentaires sur mesure, est plus qu’une simple appli. C’est l’aboutissement d’un changement de cap, pour prendre en compte la conscientisation des clients par rapport aux questions de santé. Certaines autres choses se sont en fait ébruitées un peu trop tôt. Nous allons faire un essai de self-scanning chez Spar ; les gens pourront scanner via une appli sur smartphone. Je ne pense pas que nous aurons des supermarchés sans aucune caisse, car le scanning convient surtout pour des emplettes rapides. Chez Colruyt, les chariots qui passent aux caisses sont tout simplement trop grands.

Il y a eu une autre fuite au début de l’année concernant Apporto, mais là, nous sommes encore occupés à y mettre la dernière main. C’est une plateforme permettant aux clients de faire des courses les uns pour les autres. Nous avons développé l’appli, mais pour le reste, nous nous tenons à l’écart. Le paiement s’effectue directement entre les utilisateurs. Nous espérons bien, évidemment, que les courses seront effectuées chez nous.

Amazon, Delhaize, les rayons vides... Frans Colruyt fait le point
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Vous pourriez aussi tout simplement faire livrer ces courses à domicile…

Je ne vais pas répondre par oui ou par non. Nous avons opté pour des points d’enlèvement essentiellement pour des raisons de durabilité. On nous critique en disant qu’on ne pourra pas s’en sortir, en e-commerce, en ne proposant que des points d’enlèvement. Mais je peux vous dire, et c’est un scoop, que pour l’exercice en cours, nous dépassons les 350 millions d’euros pour les ventes en ligne. Jusqu’ici, nous n’avons jamais communiqué le chiffre d’affaires de nos activités en ligne. La plus grande part revient à l’alimentaire, via notre formule d’enlèvement Collect&Go pour les achats chez Colruyt. La croissance continue d’être très forte, et nous sommes largement leader du marché en Belgique. Nous ne donnerons pas de chiffres précis, mais nous avons quasi atteint le seuil de rentabilité. Chez nous, les clients commandent un énorme panier de courses. Dans l’alimentaire en ligne, c’est crucial pour les bénéfices. Il est impossible de rentrer dans ses frais avec des commandes de 20 ou 50 euros.

Nous en sommes à 250 points d’enlèvement, et nous pourrions aller jusqu’à 400. Il y aurait certes du potentiel supplémentaire à glaner via des livraisons à domicile. Il y a clairement une demande dans ce sens et nous n’allons évidemment pas négliger ce chiffre d’affaires supplémentaire. Mais nous plaçons la barre haut en matière de durabilité. Il faut donc au minimum que cela se fasse avec des camionnettes au CNG ou des hybrides, et pas avec ces diesels polluants que d’autres utilisent. Nous allons préparer cela pas à pas.

Dans quelle mesure l’assouplissement des règles en matière de travail de nuit pour l’e-commerce est-il un mieux ?

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Nous pouvons à présent préparer des commandes jusqu’à minuit. Nous en sommes reconnaissants aux politiques. Dans les magasins qui préparent eux-mêmes leurs commandes Collect & Go, cette aide sera bienvenue. A Erpe-Mere et Zaventem, nous avons deux centres de distribution réservés aux achats en ligne, les commandes étant livrées aux filiales. Mais dans beaucoup de filiales, ce système est combiné à la préparation des commandes dans le magasin, ce qui nous donne un peu de flexibilité. Dans beaucoup de magasins, les entrepôts pour les commandes Collect & Go sont tout simplement pleins. Nous allons essayer de mieux organiser les horaires d’enlèvement, de manière à pouvoir traiter plus de commandes encore.

Pourriez-vous faire de Collect & Go une formule d’abonnement ?

De nombreux distributeurs dans le monde entier vont intégrer cela dans leur vision d’avenir. La question est de savoir à quelle vitesse cela se fera. Il faut aussi voir comment couler cela dans une stratégie concrète. Nous n’avons pas encore vraiment étudié la question, mais nous pourrions probablement, à partir des données que nous possédons, prédire pour beaucoup de clients les achats dont ils ont besoin. Nous procédons de manière progressive parce qu’il faut constamment rectifier le tir. Nos activités en ligne représentent déjà 5 % de notre chiffre d’affaires retail. Tout cela, nous le réalisons actuellement sans beaucoup d’automatisation. Il y a beaucoup de logiciel, mais aussi, encore, beaucoup de travail manuel. En Grande-Bretagne, Ocado ( supermarché en ligne, Ndlr) recourt à des usines entièrement automatisées pour préparer les commandes, mais Londres est un très grand marché. Les investissements que nous allons consentir dans l’automatisation dépendront principalement de la manière dont les choses vont évoluer en Belgique. Mais je ne suis pas Madame Irma : pouvons-nous par exemple atteindre le milliard d’euros de ventes en ligne ?

Les plus grands magasins Colruyt proposent 8.500 références. Nous estimons que c’est un bon chiffre.

Ne devriez-vous pas accélérer la cadence ? Amazon s’approche de plus en plus.

Je ne vais pas faire le fanfaron. Amazon m’empêche parfois de dormir, tout comme ce que nous réserve l’Extrême-Orient. Mais ces nouveaux challengers potentiels me donnent aussi de la combativité et de l’énergie. Je pense qu’il y aura toujours un ou deux local heroes. Des entreprises qui connaissent beaucoup mieux le marché et les goûts locaux, à condition de soigner leurs relations avec les clients. Amazon tente le coup à l’américaine, mais n’oubliez pas que Walmart a déjà essayé de conquérir l’Allemagne avec sa machine. Ils ont dû battre en retraite la queue entre les jambes. Ils ne s’étaient encore jamais retrouvés face à des syndicats.

Avez-vous raté une occasion avec Collishop ? Cela aurait pu devenir le bol.com belge

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La vente en ligne du non-food est également en hausse, et nous sommes en train d’investir discrètement dans ce segment. Colruyt reste avant tout un distributeur de produits alimentaires, rater le coche dans ce segment aurait représenté un danger beaucoup trop important pour le groupe, d’où le choix de nous concentrer sur la vente en ligne de denrées alimentaires. C’est ce qui a fait de nous le plus grand online food retailer de Belgique. Nous ne sommes pas les premiers en tout, mais cela ne m’empêche pas de dormir.

Vous ne vous tracassez pas pour les marges ? Juste après l’annonce de la reprise de Delhaize par Ahold, vous avez dit que Colruyt était disposé à aller loin pour garantir les prix les plus bas.

Et je le répète volontiers. Pour les magasins Colruyt et Okay – dans un domaine plus restreint pour ce dernier – nous garantissons les prix les plus bas. Nous ne nous écarterons pas de cette ligne. Les marges ont légèrement baissé, mais on en donne parfois une vision beaucoup plus spectaculaire que ce ne l’est. Sur le long terme, le nombre de promotions a augmenté, même si on oublie qu’elles sont souvent compensées par l’augmentation du prix d’autres produits. Il y en a qui jouent surtout sur cette perception, mais chez nous, on peut contrôler des milliers d’articles si on veut. Nous devons réagir aux promotions. Nous n’avons aucun problème à adapter nos prix, nous en avons les moyens. Le prix le plus bas est le fil conducteur qui traverse toute l’histoire du groupe Colruyt. Nous avons toujours été très forts en la matière.

L’assortiment ne devient-il pas trop complexe ? Après l’avoir élargi avec ses marques propres, Colruyt lance maintenant des produits ethniques et sans gluten.

Non. Pour chaque produit qui vient s’ajouter, un autre disparaît. Nous nous tenons strictement à cette règle. D’autres distributeurs font d’autres choix ; aux Etats-Unis, il y a des magasins avec 100.000 références. Les plus grands magasins Colruyt en ont 8.500. Nous estimons que c’est un bon chiffre, équilibré, et le large éventail de clientèle de ces magasins en est la confirmation. En outre, l’élargissement de l’assortiment a ses limites. Un supermarché réalise environ 70 % de son chiffre avec environ 600 sortes d’articles.

Je porte un regard très critique sur les CEO qui annoncent un grand plan stratégique trois mois après leur embauche.

Delhaize aussi mise sur le facteur santé. Leur avez-vous pris des parts de marché avec ces marques maison plus saines ?

C’est difficile à dire. Je ne me focalise jamais sur ce que fait un concurrent. Bien entendu, nous restons aux aguets, et notre domaine ( terme utilisé par Colruyt pour ” département “, Ndlr) Competitor Watch me tient au courant de toutes les évolutions du marché. Il y a beaucoup de choses qui nous tombent dessus, mais au bout du compte, nous devons suivre notre propre route. Les clients passent plus facilement d’un magasin à l’autre, en fonction de leurs besoins et du moment. C’est pour cela que, il y a plus de 10 ans, nous avons investi dans d’autres formules, comme Okay, Spar Colruyt Group et Bio-Planet, pour capter autant que possible ces clients.

Est-il encore possible d’avoir une vue d’ensemble sur toutes ces différentes formules et de les diriger ?

J’ai l’avantage de travailler ici depuis près de 30 ans, de sorte que je connais le groupe par coeur. Il y a 10 ans environ, nous nous sommes retrouvés face à un choix : devenir un holding ou une famille soudée d’entreprises coopérant sur de nombreux plans. Je continuer de me féliciter que nous ayons opté pour la deuxième solution. Je laisse autant que possible les différentes formules suivre leur propre voie. En interne, il y a parfois des discussions moyennement amusantes. Une action chez Spar par exemple, cela nuit à Colruyt. Mais cela fait partie du jeu, et un peu de concurrence interne ne peut pas faire de tort.

Amazon, Delhaize, les rayons vides... Frans Colruyt fait le point
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Ces derniers mois, suite à des conflits à propos des prix d’achat, on a vu régulièrement des rayons vides dans les magasins Colruyt. S’agissait-il là de vos négociations les plus difficiles avec des fournisseurs ?

Cela fait déjà 30 ans que je suis dans le groupe, dont 25 dans le commercial. Les négociations ont toujours été rudes, je n’ai jamais fait l’expérience contraire. Mais il ne faut pas tout mélanger. Les négociations avec des agriculteurs ou des PME ne se passent pas de la même manière. Les discussions les plus dures sont celles avec les multinationales, les producteurs internationaux de marques.

Comme chez les distributeurs, les multinationales ont connu une consolidation. Pour vous donner une idée du rapport : nous sommes le plus grand distributeur en Belgique, mais notre chiffre d’affaires est 10 à 700 fois inférieur à celui des multinationales auprès desquelles nous achetons. Si vous n’osez pas élever la voix, vous payez le prix qu’elles veulent. Exceptionnellement, la discussion est sans issue et alors nous ne commandons plus de nouveaux produits pendant un temps. Vu la rotation importante, les rayons se vident rapidement. Nous non plus, cela ne nous amuse pas. Il n’y a pas de gagnant dans de tels conflits, mais ils sont parfois inévitables. Sinon, comme distributeur, vous vous faites saigner à blanc. La distribution fonctionne avec de petites marges bénéficiaires : comparez donc la marge Ebit des distributeurs et des gros fournisseurs, vous verrez qui gagne le plus d’argent.

La Belgique est relativement chère pour les produits de marque, notamment à cause des taxes élevées. Il était donc plus que temps de réduire la charge fiscale des entreprises, l’écart avec l’étranger devenait trop grand. Mais il y a encore une autre explication. Du fait de l’indexation automatique des salaires, la Belgique est un pays où il est facile de faire passer des augmentations de prix. En fait, les multinationales en profitent souvent pour compenser leurs promotions sur des marchés plus grands. Mais nous, nous nous démenons comme des diables dans un bénitier lors des négociations.

Pendant combien de temps encore resterez-vous un diable 100 % belge ? On entend parfois dire que Colruyt pourrait s’allier avec la néerlandaise Jumbo, par exemple.

Je n’en ai jamais entendu parler ( rires). Non, je plaisante. Je le lis moi aussi dans la presse. Mais c’est tout ce que je peux en dire.

La dernière grande reprise de Colruyt date de fin 2003. La principale licence pour Spar, une formule pour franchisés.

C’est une formule pour laquelle je garde un faible. En collaboration avec ces exploitants indépendants, nous sommes parvenus à redresser la situation en deux ans. Aujourd’hui, c’est une des formules les plus rentables pour des franchisés, et en plus, elle nous fait gagner de l’argent. Mais je suis surtout fier de la manière dont nous avons organisé les choses. Avec un Conseil d’avenir, un excellent organe consultatif. Quand je suis devenu directeur général de Spar, en 2005, j’étais le huitième en 10 ans. Le jour où on m’a présenté, des gens dans la salle ont demandé quelle était ma vision. J’ai répondu avec honnêteté : ‘Je n’en ai pas, mais nous allons la découvrir ensemble.’ Je porte un regard très critique sur les CEO qui annoncent un grand plan stratégique trois mois après leur embauche. Il est vrai que, souvent, cela se passe dans des entreprises qui sont principalement régies par des objectifs financiers. Je dois dire que je suis envieux de cette capacité à prendre des décisions aussi rapidement. Mais ce n’est pas comme ça que je suis fait. “

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