Voilà ce qui arrive quand un top manager est accro aux changements d’organigramme

Ilse Ceulemans © Sarah Van Looy

Dans son livre ‘Het ministerie van Werkplezier’ (que l’on pourrait traduire par le ministère du plaisir au travail, ndlr), la journaliste Ilse Ceulemans passe à la loupe d’étranges habitudes de management. Trends publie un passage dans lequel elle décrit ce qui se passe quand le top manager est accro aux changements fréquents.

Les êtres humains n’ont jamais cessé de construire des pyramides. A l’époque, cela ne se faisait qu’en Egypte et c’était des monuments funéraires pour le pharaon.

Aujourd’hui, il y a des millions de pyramides. Elles ne sont plus faites de pierres, mais de personnes. Elles n’honorent plus le pharaon, mais le CEO. Ce dernier ne se trouve pas à l’intérieur de la pyramide, mais tout-à-fait au-dessus, au sommet. Et surtout il est encore vivant. Ou du moins cela y ressemble.

(…)

Les pyramides humaines tremblent de peur quand la tempête se lève. Cette peur, vous la ressentez à la réception d’un mail ayant comme sujet ‘réunion du personnel nouvel organigramme’. Vous cliquez pour l’ouvrir et vous y trouvez des choses comme: trajectoire de changement, processus de transformation. C’est parfois encore plus innovant en termes de vocabulaire avec par exemple “spirale d’innovation”. Des mots intrigants qui veulent dire: l’étage du dessus est sur le point de voler en éclats. On fait tomber des têtes. Et maintenant, les gagnants vont être connus.

Vous prenez votre badge et vous descendez bien à temps. Les chaises de la cantine sont alignées en rang, le projecteur est prêt et la surface de projection en place. Tout à l’heure, au bourdonnement du beamer, le CEO montrera le film passionnant de ce qui s’est joué ces dernières semaines au sommet de la pyramide et vous, vous n’aviez rien remarqué. Ce sont tout de même des petits brigands sournois, ces managers.

Le show commence. La toile blanche s’illumine. ‘Expedition Change’ apparaît, en grandes lettres noires. Le CEO prend le microphone. “Les chiffres du dernier trimestre montrent une diminution de 6,67%. Nous en avons tiré des conclusions. Nous devons être future proof. Comme vous le voyez, il y a beaucoup de changements dans la cellule Strategic Intelligence”, dit-il. La cellule Strategic Intelligence, c’est le top de la société. Vous regardez bien le slide, et vous le voyez alors. Le drame. Deux top-managers ont été éliminés. L’un d’entre eux, Catherine, vous la retrouvez dans la salle. Elle se trouve près du distributeur de sodas. Pas d’émotion. Elle porte un masque. Comme Toutânkhamon. Cela fait partie du jeu. Le jeu de la pyramide. Il existe même de bonnes pilules pour traverser des journées comme celle-ci.

Et là! Voilà le gagnant. Les joues bien rouges d’excitation. “Nous désirons avant tout souhaiter beaucoup de succès à Erik pour son nouveau défi en tant que Strategic Manager’, dit encore le CEO. Ensuite, Erik prend promptement le micro.

“Je parcours encore un peu l’organigramme avec vous, dit-il. Les fonctions exécutantes ne sont pas reprises dans le schéma, comme vous le voyez.”

“Pourquoi?”, pensez-vous. “Pourquoi ne nous y trouvons pas?”

“Du fait de la baisse du chiffre d’affaires, nous procéderons à une réduction d’un Fte et demi par département.”

Fte. Cela sonne un peu comme l’attaque cérébrale de l’oncle Ludo, l’été dernier sur la plage de Mariakerke Bad, mais alors vous réalisez qu’il n’avait pas un Fte mais un AIT.

Tous au check in

J’ai travaillé pour une société où on confondait ‘Expedition Change’ avec vacances annuelles. Tout comme certains vont chaque année d’île en île, de la même manière, l’année ne serait pas réussie sans changements massifs dans les fonctions. Et la structure de l’organisation était dès lors continuellement changée.

Etes-vous manager ou non-manager?

Une fois, l’ensemble du personnel a dû se rendre en bus vers une grande salle de concert. Nous devions tous emporter une valise vide. Dans le hall, il y avait un grand espace pour les bagages. Vous deviez passer une douane et ensuite faire un check in. Nous étions tous répartis dans des petits groupes et nous avions reçu des questions que nous devions résoudre ensemble. Ensuite, nous sommes revenus tous ensemble dans le grand hall et le nouvel organigramme nous a été présenté. Nous nous sommes alors entendus dire que nous avions travaillé toute la journée sur le thème du changement et que nous étions dès lors prêts pour traduire notre trajectoire de changement par des actes. Nous pouvions à nouveau aller chercher notre valise vide dans l’espace à bagages, et ‘beaucoup de plaisir, demain, dans notre nouvelle société future proof‘!

A un certain moment, une enquête de satisfaction a été faite auprès du personnel. Cela s’est déroulé anonymement, mais la première question était toutefois: êtes-vous manager ou non-manager ?

J’ai coché non-manager. Je me suis demandé si c’était une nouvelle tendance. Allais-je sous peu voir des offres d’emploi dans le journal pour des non-garagistes, des non-chefs coq, des non-professeurs ou des non-infirmiers ? Ce dernier, je préfère ne pas l’avoir à mon chevet, je le dis à toute fin utile. Ensuite, le terme ‘non-manager’ exprimait une grande liberté, ai-je trouvé. Car si vous ne devez pas ‘manager’, beaucoup de choses deviennent alors soudainement possibles c’est ce que j’ai ressenti intuitivement. Rentrer une petite heure plus tôt à la maison ce jour-là, par exemple. En tant que non-manager, ce ne serait certainement pas étrange. Oui, le terme non-manager était intéressant. Je voyais des possibilités.

Plus encore, la question concernant le non-manager signifiait une éclaircie, pour moi. C’était comme si je me réveillais tout à coup d’une situation d’années de confusion. En une fois, je voyais plus clair. Un mot est apparu en moi, auquel je n’avais plus pensé depuis le cours de religion quand j’avais quatorze ans: un schisme. Étrange, qu’un tel mot puisse subitement surgir, après être resté inconscient dans votre tête pendant 25 ans. Mais nous avions sans nul doute affaire à un schisme, à ce moment-là.

Un schisme est une rupture au sein d’une religion. Ce qui s’était passé à l’intérieur de notre maison d’édition était la même chose: une rupture était née entre d’une part les personnes qui font des papiers et d’autre part les personnes qui rapportent aux actionnaires. Ces deux parties allaient de plus en plus penser indépendamment l’une de l’autre, avec des idéaux propres, des caractéristiques propres, des normes et des valeurs propres. Et un langage propre.

Les managers forts veillent à ce que les gens de métier et les managers forment une unité dans leur société.

Elles s’étaient éloignées l’une de l’autre, alors qu’elles étaient assez curieusement bel et bien reliées l’une à l’autre par le produit qu’elles faisaient : des publications, et toutes les dépenses médiatiques liées aux publications. Tout comme les deux églises étaient encore reliées l’une à l’autre par la Bible. Une zone de tension était née entre l’amour pour le métier et l’amour pour la bourse.

Bonjour stress, adieu focus

Ceci se passe dans beaucoup de sociétés cotées en bourse. Vous pouvez reconnaître le schisme en observant le rythme de changement de l’organigramme. Ici, le top-manager montre qu’il désire avoir une prise sur l’organisation, mais qu’il n’est plus tellement préoccupé par le produit qui se trouve à la base.

Les managers forts évitent le schisme. Ils veillent à ce que les gens de métier et les managers forment une unité dans leur société. Si cela réussit, ils peuvent compter sur une énergie performante. Les managers faibles se cramponnent aux organigrammes et perdent le produit de vue. Pour qui regarde bien, verra que le stress que cela crée ne génère pas un travail meilleur, bien au contraire. Les personnes sont moins focalisées. Elles ont peur. Elles ont une famille, une hypothèque, un hobby. Elles veulent les garder. Si la structure de l’organisation change à chaque instant, les employés ne sont plus aussi certains de pouvoir continuer à rembourser l’emprunt de cette maison. Ils deviennent nerveux. Ils sont affectés. Le travail disparaît à l’arrière-plan. Ils ne viennent plus avec des idées neuves. Ils abandonnent. Jusqu’à ce qu’il y ait à nouveau de la terre ferme sous leurs pieds.

Le bon management n’est donc certainement pas celui qui jongle avec les organigrammes. Naturellement, le marché est constamment en mouvement et il faut s’y adapter. Bien sûr, les managers doivent par conséquent aussi procéder à des changements. Mais je ne pense pas que l’on doit pour autant sans cesse chambouler l’ensemble de l’organigramme. Il est plus intelligent de laisser la pyramide se reposer et de simplement donner des nouvelles tâches aux personnes qui s’y trouvent, en fonction de l’évolution du temps. La variation leur fait plaisir et l’organisation ne perd pas un temps précieux à la conception d’une nouvelle structure.

Les managers qui attachent de l’importance au savoir-faire et aux compétences des personnes, manipulent avec prudence les changements. Ils veillent à ce que l’on puisse construire sur elles. Car ils le savent. Une pyramide qui est continuellement sous les échafaudages, cela n’attire personne.

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