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Du bon usage de la fin d’un monde ?

Selon les pères de l’économie politique classique, le bonheur va de pair avec la consommation. Pourtant, l’évolution socio-économique des pays occidentaux ces dernières années tend à infirmer ce lien.

Selon les pères de l’économie politique classique, le bonheur va de pair avec la consommation. Pourtant, l’évolution socio-économique des pays occidentaux ces dernières années tend à infirmer ce lien. Sur le plan macroéconomique, la plupart des indicateurs de bien-être dans les pays développés stagnent malgré la hausse du PIB. Une étude dirigée par Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie en 2002, a d’ailleurs montré qu’il n’y a quasiment pas de relations entre le sentiment de bonheur éprouvé et le salaire, une fois qu’un certain niveau est dépassé (20.000 dollars/an en 2006 aux USA pour une famille de quatre personnes et 9.800 dollars pour un individu). Selon le philosophe français Patrick Viveret (*), notre société actuelle ne se caractérise pas par le couple consommation/bonheur mais plutôt par le couple démesure/mal-être. Nous vivons ainsi dans une société de consolation, régie par une logique de “toujours plus” que l’on pourrait comparer à de l’addiction.

Toujours plus

Ce “toujours plus” se marque dans nos rapports à la nature, dans nos liens sociaux mais aussi dans le rapport à nous-mêmes. La publicité, par exemple, nous expose à une multitude de messages sur l’être (“sois beau”, “aime”, “sois vrai”…) dont elle affirme qu’ils peuvent être résolus par de l’avoir (“mets une crème protectrice”, “offre ce cadeau”…). Tout est mis en £uvre pour nous convaincre que le mal-être qui résulte des injonctions souvent contradictoires de la publicité peut être consolé par une consommation accrue d’avoir. Et pour couronner le tout, la culture de notre système économique nous invite à croire qu’il est “éthique” de consommer plus (pour soutenir l’emploi, par exemple). Il nous en faut plus, toujours plus…

Sommes-nous donc condamnés à nous enfoncer toujours plus dans le cercle vicieux de la démesure et du mal-être ? Viveret ne le croit pas, ne fût-ce qu’à cause des limites bien réelles qu’impose la vie terrestre. En effet, malgré ses avancées prodigieuses, il est de plus en plus difficile de croire que la science nous permettra de continuer àéchapper à une version contemporaine du “piège malthusien” : la progression démographique et consommatrice actuelle est en effet incompatible à terme avec les ressources terrestres disponibles, et ce quel que soit le niveau d’ingéniosité avec laquelle la science nous permettrait de les exploiter.

Patrick Viveret pense d’ailleurs que nous arrivions concomitamment au terme de trois cycles d’ampleurs différentes : la fin du capitalisme financier qui s’est développé durant les dernières décennies ; la fin de l’époque moderne, industrielle, qui s’est développée durant les derniers siècles et la fin de l’ère de l’homo sapiens demens qui a dominé le monde depuis le néolithique et qui doit faire place au véritable homo sapiens sapiens, plus sobre dans ses besoins et d’avantage orienté par un désir positif d’être, sous peine de mettre fin à l’humanité, d’une façon ou d’une autre.

Comment faciliter l’avènement de ce nouveau monde ? Patrick Viveret propose de nombreuses pistes tant au niveau individuel que structurel qu’il regroupe sous l’idée de sobriété heureuse. Cette idée n’implique pas la décroissance dans toutes les activités productives mais plutôt une “autre” croissance, adéquate et plus en phase avec nos véritables désirs d’être.

Comment promouvoir pratiquement cette sobriété ? Tout d’abord, en reconsidérant notre façon de comptabiliser la richesse. En effet, la façon dont nous la comptabilisons (dans les comptes nationaux, les bilans d’entreprises…) façonne notre réalité et induit parfois des comportements dangereux. Pour le comprendre, il suffit de penser qu’une catastrophe écologique se traduit aujourd’hui dans nos comptes par une augmentation de richesses et qu’inversement la découverte d’un médicament peu coûteux pour une maladie importante se traduirait probablement comme une baisse de nos “richesses” comptables. Ces thèses ont également été défendues récemment par Stiglitz, Sen & Fitoussi dans leur rapport sur la mesure de la performance économique et du progrès social.

En fait, il s’agit de promouvoir d’autres “contes” au travers de nos “comptes”. Ces autres “contes” doivent entre autres nous induire à revoir les horizons de temps, aujourd’hui beaucoup trop courts, sous lesquels nous prenons nos décisions managériales. Patrick Viveret pense également que les entreprises peuvent expérimenter beaucoup plus et canaliser l’énergie extraordinaire que leurs employés recèlent à des fins positives, sans d’ailleurs y perdre au change. A cet égard, citons l’exemple du géant américain de la distribution Wal-Mart qui a lancé en 2007 un programme invitant chaque employéà lancer un projet personnel de développement durable, allant du “j’arrête de fumer”à”je consacre x heures par semaine à une association caritative”. Au bout du compte, près de 700.000 employés sur les 1.600.000 que compte l’entreprise ont décidé de lancer leurs projets personnels. Bien qu’il s’agisse d’un programme concernant l’ensemble de l’entreprise, chaque démarche est individuelle. C’est donc une somme de projets microscopiques qui donne lieu à un changement macroscopique. L’exemple de Wal-Mart nous montre donc pratiquement comment la sobriété heureuse peut se traduire, en partie, dans une entreprise. Demain peut-être dans la vôtre également ?

(*) Auteur de Du bon usage de la fin d’un monde, qui paraîtra prochainement.

Laurent Hublet, membre de l’asbl Philosophie et Management, et Laurent Ledoux, gérant de l’asbl Philosophie et Management.

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