Trends Tendances

Changement de paradigme dans les soins de santé et au-delà ?

Si l’on veut parvenir à mieux responsabiliser le patient dans ses comportements de santé, il faut le rendre capable de faire des choix.

Est-il souhaitable que les patients qui fument trop, boivent trop ou mangent mal puissent se faire rembourser les dépenses de santé que leurs excès engendrent ? Ne faudrait-il pas que chacun d’entre nous soit tenu pour responsable des dépenses de santé liées à son style de vie ?

D’après Christian Léonard, économiste et philosophe, et professeur d’économie de la santé et politique de santé à l’UCL, ces questions imposent de revoir la notion même de responsabilité, non seulement dans les soins de santé mais également dans d’autres sphères de la vie sociale.

A l’heure actuelle, le paradigme dominant veut pourtant que le patient soit “responsabilisé” dans sa consommation de soins par des incitants ou des pénalités financières. En Belgique, on a par exemple mis en place un incitant financier pour favoriser la consommation des génériques, ou un forfait pour les urgences non justifiées. Aux Pays-Bas, un mécanisme d’incitant a été tenté pour les personnes qui ne dépassaient pas un certain plafond de dépenses de soins de santé. La plupart de ces mesures n’ont pourtant pas atteint leur objectif premier : une réduction des dépenses de santé. Beaucoup ont même été abandonnées après quelques années. Sommes-nous dès lors condamnés à voir inexorablement croître les dépenses en soins de santé ?

Si l’on se penche plus en détail sur les mesures de pénalisation financière, on constate qu’elles ont été conçues dans l’hypothèse que nous sommes tous égaux face aux soins. Or c’est loin d’être le cas : le contexte social et économique influence grandement les besoins en soins de santé. Le constat peut paraître banal mais les chiffres sont accablants : l’espérance de vie “en bonne santé” pour ceux qui ont un diplôme de l’enseignement supérieur est de 71 ans en Belgique. Mais il n’est que de 53 ans pour ceux qui n’ont aucun diplôme ! Les admissions en hôpital psychiatrique sont par ailleurs deux fois plus élevées pour les classes les plus défavorisées. Dans ces conditions où les gens sont très inégaux face à la maladie, le risque du système actuel qui se dit “responsabilisant” est de pénaliser les conséquences, mais sans s’attaquer aux causes.

Selon Christian Léonard, cette confusion repose sur une vision trop simpliste de la notion de responsabilité. Selon cette vision, l’homo oeconomicus, rationnel et calculateur, ne peut être responsabilisé que financièrement. Or, c’est précisément cette notion de responsabilité qui doit être repensée. A cet égard, plusieurs grands penseurs contemporains, tel le prix Nobel Amartya Sen, se sont penchés sur cette question de “l’épaisseur de la liberté” : que signifie la liberté d’un individu s’il ne peut la déployer et s’il n’est pas reconnu dans cette liberté ? Pour bien penser la liberté et la responsabilité d’une personne, Sen propose la notion de capabilities : pour rendre un individu libre et responsable, il faut le rendre capable de faire des choix. Or la question du choix est particulièrement aiguë dans les soins de santé : par exemple, quel choix a le patient face à une décision médicale ? Bien souvent, il est plus spectateur qu’acteur des choix qui sont faits (et il s’y soumet souvent volontairement).

Pour Christian Léonard, si l’on veut parvenir à mieux responsabiliser le patient dans ses comportements de santé, il faut donc le rendre capable de faire des choix. Il parle ainsi de “responsabilisation capacitante”. Pour ce faire, il propose de promouvoir la notion de care, c’est-à-dire”prendre soin de soi et des autres”. Dans le domaine des soins de santé, cela se traduit comme ceci : rendre le patient autonome et assertif, en collaborant avec lui de manière constructive.

En parallèle, le care souligne l’importance du médecin et du soignant non seulement dans le traitement du corps mais également la prise de conscience de la vulnérabilité et des choix à disposition. On est donc ici dans l’antithèse d’un médecin paternaliste et infantilisant. Néanmoins, il faut bien reconnaître les limites du concept de care : si l’autonomisation peut sembler facile à mettre en oeuvre pour des patients lucides, à qui on laisse par exemple le choix d’une opération réalisée en anesthésie locale ou générale, elle est plus délicate pour des patients dont les capacités intellectuelles seraient altérées. Comment laisser le choix à un patient Alzheimer en fin de vie par exemple ? Le care s’arrête donc pour une personne aux limites de sa conscience mais rien n’empêche qu’une autre personne puisse alors prendre soin de celle-ci.

Le care offre ainsi une alternative intéressante aux mécanismes basés uniquement sur des paramètres financiers, même si elle ne peut être institutionnalisée de la même façon et requiert d’abord un changement individuel. Il souligne l’importance de ce que Christian Léonard appelle l’argument “humaniste”, et qui constitue le coeur même de la vocation dans les métiers de la santé : on ne laisse pas sans aide quelqu’un qui souffre, quelles que soient les raisons de ses souffrances.

Concluons en mentionnant que, bien évidemment, la réflexion sur le care peut être étendue à d’autres sphères de l’activité humaine, le travail par exemple : comment favoriser l’autonomisation d’un collaborateur pour qu’il devienne acteur d’un changement constructif ?

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content