Pourquoi la prochaine récession économique n’est plus qu’une question de temps

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A l’échelle mondiale, les politiques mises en oeuvre sont de plus en plus défavorables aux conditions de boom économique… La récession guette, tapie dans l’ombre.

Au sud de la frontière entre l’Indiana et le Michigan se dresse la ville d’Elkhart, où vivent un peu plus de 50.000 habitants. Mise à part une petite artère commerçante proche du confluent entre les rivières Elkhart et St Joseph, la ville est avant tout informe, bordée d’arbres et suburbaine. Elle est entourée d’usines des principaux fabricants américains de véhicules de loisirs (VL). Les produits finis s’alignent à l’extérieur des gigantesques hangars où ils sont fabriqués.

Les VL modernes sont impressionnants : ces yachts terrestres revêtus de cuir, et dotés de téléviseurs à écran plat et de foyers au gaz constituent le moyen de transport idéal pour sillonner les Etats-Unis. Le secteur des VL est l’un des plus conjoncturels de l’économie américaine. Les ventes de biens onéreux, comme les maisons et les voitures, connaissent inévitablement des fluctuations, mais les VL y sont particulièrement sensibles. Ce n’est qu’après avoir investi dans leur maison et leurs véhicules que les consommateurs envisagent d’acquérir un camping-car. Et quand l’insécurité financière s’empare du pays, les fabricants de VL sont frappés de plein fouet.

Jamais dans leur histoire, les Etats-Unis n’ont connu plus d’une décennie de prospérité économique.

A Elkhart, plus d’un travailleur sur quatre est actif dans le secteur des VL. Lorsque la crise financière de 2007-2008 a plongé l’économie mondiale dans la plus grave récession depuis les années 1930, le taux d’emploi dans les usines de la ville a pratiquement chuté de moitié. Le taux de chômage, quant à lui, a presque été multiplié par cinq et avoisinait les 20 %. Les revenus et le nombre d’habitants sont descendus en flèche. Elkhart fut l’une des premières villes visitées par le président Barack Obama au lendemain de son investiture en 2009 : elle incarnait en effet l’extraordinaire défi économique auquel son administration faisait face.

Les beaux jours sont de retour

Pourtant, la ville a fini par renaître de ses cendres. Au terme du premier mandat de Barack Obama, le taux de chômage avait diminué de moitié. A la fin de son second mandat, peu avant l’investiture de Donald Trump, ce taux avait une nouvelle fois été réduit de moitié et, plus tôt dans l’année, il avait atteint le record exceptionnel de 2 % grâce au regain d’intérêt des Américains pour les produits de luxe. Les entreprises de la région ne trouvent personne pour occuper leurs postes vacants. Les beaux jours sont de retour.

Mais pour combien de temps ? Un jour, les forces qui ont transformé les balbutiements d’une reprise post-crise financière en la deuxième plus longue période de croissance économique de l’histoire américaine changeront de direction et entraîneront dans leur sillage une nouvelle récession à laquelle le monde n’est absolument pas préparé. Il est toutefois difficile de prévoir quand elle se produira. Si l’on en croit les études relatives aux cycles économiques américains, le système pourrait basculer de la croissance au marasme aussi bien à l’aube d’un boom économique que plus tard. Jamais dans leur histoire, les Etats-Unis n’ont connu plus d’une décennie de prospérité économique. A l’inverse, des pays comme l’Australie, le Canada et les Pays-Bas ont récemment bénéficié d’une croissance soutenue pendant plus de 20 ans. Cependant, toutes les bonnes choses ont une fin.

Si les causes d’une récession mondiale ne font pas l’unanimité, un effondrement économique généralisé est souvent caractérisé par un ralentissement brutal de la croissance économique et un déclin du PIB réel par personne. Grosso modo, nous avons assisté à quatre récessions mondiales depuis 1980 : au début des années 1980, au début des années 1990, en 2001 et en 2007-2008. Systématiquement, elles se sont traduites par un ralentissement de la croissance du PIB, une forte baisse de celle du commerce et une contraction du secteur financier. Selon le projet Behavioural Finance and Financial Stability de l’université de Harvard, en moyenne quatre pays par an ont souffert d’une crise bancaire entre 1800 et 2016. Entre 1945 et 1975, période pendant laquelle le système financier mondial était strictement contrôlé, pratiquement aucune crise bancaire n’a eu lieu. Toutefois, depuis 1975, 13 pays en moyenne ont été empêtrés chaque année dans une crise bancaire. Depuis les années 1970, la dérégulation des systèmes bancaires nationaux et la levée des contraintes pesant sur la circulation des capitaux à l’échelle mondiale ont ouvert une nouvelle ère d’expansion et de récession financière. La re-régulation impulsée depuis 2009 n’a pas vraiment changé la donne. La valeur actuelle des créances financières transfrontalières impayées, qui s’élève à 30.000 milliards de dollars, est inférieure au record de 35.000 milliards de dollars atteint en 2008, mais dépasse de loin les 9.000 milliards de dollars constatés en 1998.

L'économie américaine, qui reste la pierre angulaire du système économique mondial, est entre les mains de l'impétueux Donald Trump.
L’économie américaine, qui reste la pierre angulaire du système économique mondial, est entre les mains de l’impétueux Donald Trump.© BELGA IMAGE

Impitoyables bourreaux

Les booms économiques ne durent jamais très longtemps et la récession attend son tour, tapie dans l’ombre. A l’échelle mondiale, les politiques mises en oeuvre sont de plus en plus défavorables aux conditions de boom économique. Certes, les Etats-Unis viennent tout juste d’adopter une réforme fiscale qui ruine le budget, et qui promet donc de gonfler le déficit et d’augmenter les dépenses américaines. Toutefois, dans la plupart des autres pays riches, les emprunts d’Etat stagnent voire déclinent. Dans une grande partie des pays émergents, on prévoit également une réduction des déficits au cours des années à venir. Le gouvernement chinois tente de réduire la dépendance de son pays aux crédits, avec un certain succès.

Les banques centrales sont les impitoyables bourreaux des booms à long terme, et la politique monétaire a changé de cap. La Réserve fédérale américaine a progressivement relevé son taux d’intérêt directeur depuis la fin 2015. La Banque d’Angleterre lui a emboîté le pas en 2017 et elle devrait progressivement relever tous ses taux d’intérêt dans les prochaines années. La Banque centrale européenne (BCE) mettra probablement un terme à l’achat d’obligations stimulantes au mois de décembre et pourrait commencer à relever son taux directeur à la fin 2019. La conjoncture financière mondiale, généralement assez décontractée, l’est un peu moins ces derniers temps. La plupart des banques centrales sont désormais davantage préoccupées par l’inflation que par la fragilité économique. Poussée à l’extrême, cette situation pourrait ralentir l’économie mondiale plus que prévu.

La politique pourrait constituer le principal obstacle à la gestion d’une nouvelle récession mondiale.

La Réserve fédérale américaine en particulier emprunte une voie difficile. Au cours des dernières décennies, les cycles économiques et financiers de l’économie mondiale sont devenus de plus en plus étroitement liés. Certains économistes estiment pour autant que ce lien demeure distendu. Selon Eugenio Cerutti du FMI, Stijn Claessens de la Banque des règlements internationaux (BRI) et Andrew Rose de l’université de Californie à Berkeley, les facteurs financiers mondiaux expliquent plus d’un quart des mouvements de capitaux transfrontaliers. Pour d’autres économistes, cette analyse est erronée. Hélène Rey, de la London Business School, dresse un parallèle entre le cycle financier mondial et le penchant pour l’appétit du risque, qui est à son tour régi par l’orientation de la politique monétaire américaine. Òscar Jordà et Alan Taylor, de l’université de Californie à Davis, et leurs collègues ont constaté des oscillations transfrontalières dans les variables financières, et les cours des actions sont à leur plus haut niveau de synchronisation depuis plus d’un siècle.

Hausse du dollar

Le changement de la politique monétaire américaine se répercute sur les marchés mondiaux. En réponse à la crise financière et à la timide reprise qui s’en est suivie, la Réserve fédérale américaine a travaillé d’arrache-pied pour stimuler les dépenses américaines, principalement par l’assouplissement quantitatif (AQ), la pratique consistant à imprimer de l’argent pour acheter des actifs tels que des obligations d’Etat. Les effets de cette politique se sont ressentis dans le reste du monde ; comme les rachats de la Réserve fédérale ont diminué le rendement des obligations d’Etat américaines, les investisseurs ont cherché de meilleurs rendements ailleurs. L’argent a submergé les pays émergents. La dette libellée en dollars des entreprises des pays émergents autres que des banques a presque quadruplé. Les entreprises chinoises détiennent désormais une dette libellée en dollars d’environ 450 milliards de dollars, alors qu’elle était proche de zéro en 2009.

Une attitude plus offensive de la Réserve fédérale est synonyme d’ennuis pour de tels emprunteurs. Depuis 2014, après pondération selon les échanges, la valeur du dollar a augmenté de près de 25 % à la faveur du renforcement de l’économie américaine et de l’augmentation des taux d’intérêt. La hausse du dollar complique la vie des détenteurs d’actifs en devise locale et de dettes libellées en dollars. Comme ces emprunteurs se serrent la ceinture, le crédit se contracte. Compte tenu des difficultés des marchés émergents comme la Turquie et l’Argentine, les monnaies refuges font l’objet de toutes les convoitises. L’appréciation qui en résulte accroît le fardeau des autres marchés émergents, ce qui fait peser un risque de propagation. Si les pays émergents peuvent éviter à l’heure actuelle une crise financière en cascade, leurs économies à croissance rapide, de plus en plus tributaires de la croissance mondiale, subissent des ajustements douloureux qui pèseront sur les économies avancées.

Bonne santé. Depuis 2014, après pondération selon les échanges, la valeur du dollar a augmenté de près de 25 %.
Bonne santé. Depuis 2014, après pondération selon les échanges, la valeur du dollar a augmenté de près de 25 %.© ISTOCK

Un nouveau désordre mondial

Les pays riches sont mal équipés pour gérer une telle pression. Auparavant, la gestion d’un épisode de fragilité économique était simple : la Banque centrale réduisait les taux d’intérêt à court terme jusqu’à ce que la situation s’améliore. Toutefois, au lendemain de la crise financière mondiale, les taux à l’échelle mondiale sont tombés à zéro et la faible reprise qui s’en est suivie ne les a pas fait redécoller. Même la Réserve fédérale américaine, qui est à l’origine de la plupart des hausses de taux d’intérêt après la crise, aura très certainement une marge de manoeuvre historiquement restreinte pour baisser les taux lorsqu’elle entrera dans la prochaine récession. Lors d’une crise économique, les banques centrales ont tendance à adopter immédiatement d’autres instruments utilisés après la crise de 2007-2008, comme l’assouplissement quantitatif. Pourtant, ces instruments sont politiquement plus difficiles à déployer et leurs effets de stimulation sont plus incertains.

La relance budgétaire peut prendre la relève, mais le fait de mobiliser les budgets publics en soutien à l’économie constitue un défi de taille. Dans les économies avancées, la dette publique moyenne est supérieure à 100 % du PIB, une hausse de 30 % depuis 2007. Dans les économies émergentes, la dette a également augmenté, passant d’une moyenne d’environ 35 % du PIB à plus de 50 %. Durant la crise financière, il était difficile d’instaurer de vastes programmes de relance budgétaire, mais il le sera encore plus la prochaine fois. En Europe, le moindre débat sur les emprunts d’Etat menace de raviver les confrontations politiques désastreuses liées à la crise de la dette dans la zone euro.

Le changement de la politique monétaire américaine se répercute sur les marchés mondiaux.

En définitive, la politique pourrait constituer le principal obstacle à la gestion d’une nouvelle récession mondiale. Il y a 10 ans, lorsque le maillon faible était un système financier en désintégration, la coopération entre les gouvernements – de la coordination étroite des banques centrales à travers le monde à la création du G20 comme forum de discussion de la crise – a permis d’éviter une catastrophe encore plus grande. Le monde revêt désormais un visage différent. L’économie américaine, qui reste la pierre angulaire du système économique mondial, est à présent entre les mains de Donald Trump. Le Royaume-Uni est sur le point de quitter l’Union européenne, peut-être de manière un peu chaotique. Le climat politique dans certains autres pays d’Europe a dégénéré. Les économies les plus avancées voient éclore des partis populistes et nationalistes viables qui sont à l’affût du moindre signe de détresse économique. Nombre de marchés émergents ont régressé à leur tour. Les velléités nationalistes et la stratégie de l’homme fort ont le vent en poupe. En Chine, le pouvoir est concentré dans les mains d’un seul homme, Xi Jinping. En raison de la guerre commerciale lancée par Donald Trump, les relations entre les Etats-Unis et la Chine sont devenues ouvertement hostiles.

En 2007, les marchés financiers n’étaient pas préparés à une crise majeure, mais les gouvernements ont pu mobiliser leurs ressources monétaires, fiscales et diplomatiques pour empêcher cette crise de détruire l’économie mondiale. Aujourd’hui, les dominos financiers ne sont pas tout à fait en équilibre instable, mais l’environnement économique et politique au sens large est bien plus contraignant à de nombreux égards. La prochaine récession est sans doute plus proche qu’on ne le pense.

Par The Economist.

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