“Oubliez les prévisions : préparez-vous à l’inconnu !”

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Les prévisions classiques sont vaines : elles n’anticipent que le possible et écartent les événements (soi-disant) impossibles, dont les conséquences peuvent cependant tout remettre en cause. Mieux vaut donc se préparer à l’inconnu ! C’est la thèse de Nassim Taleb, ancien trader entré en résistance. Entretien.

Nassim Taleb est l’invité de Trends-Tendances et Econopolis pour une lecture exclusive du Cygne Noir, suivie d’une séance de questions/réponses, le 12 octobre prochain. Pour vous inscrire à cet événement, cliquez ici.

Et si les gens riches et célèbres devaient leur bonne fortune au hasard plutôt qu’à leur talent ? Telle est l’idée maîtresse – ou du moins sa facette la plus simple et la plus accrocheuse – de Nassim Taleb, ancien trader entré en résistance contre les modèles mathématiques, les banquiers et les économistes, pour ne retenir que ses principales têtes de Turc.

Plus globalement, il est parfaitement vain de vouloir anticiper l’avenir dès l’instant où l’on ne prend en compte que ce qui est plus ou moins prévisible et que l’on exclut les événements exceptionnels, ces fameux Cygnes Noirs. Alors que ces derniers peuvent tout remettre en cause, leurs conséquences étant infiniment (au sens propre) plus importantes que celles des événements routiniers. Quelques exemples : la guerre de 14-18, les attentats du 11 septembre… ou encore le succès de Harry Potter.

Un “best-seller” international

Le premier des événements exceptionnels et inattendus à avoir marqué l’auteur est la guerre du Liban, brutalement survenue au milieu des années 1970, alors que le pays était jusque-là présenté comme un “paradis de stabilité”. Nassim Nicholas Taleb est en effet issu d’une famille patricienne du Liban, où il vécut jusqu’à l’adolescence. Ayant fait ses études en français, langue maternelle au même titre que l’arabe dans la communauté chrétienne libanaise, il les poursuit à Paris avant de prendre la direction des Etats-Unis, où il étudie à l’université de Wharton. Il sera trader pendant 18 ans, le temps de mesurer la vanité des marchés financiers et de ses intervenants. Sur cette base, il élabore sa réflexion sur le hasard et, surtout, sur l’aveuglement de la réflexion commune face à l’imprévisible.

Fruit de cette cogitation: Fooled by Randomness, The hidden role of chance in life and in the markets, ouvrage sorti en 2001 et traduit en français en 2005, aux éditions Les Belles Lettres, sous le titre Le Hasard sauvage, Comment la chance nous trompe. Nassim Taleb va ensuite affiner son approche et, plus important peut-être, trouver l’accroche allégorique qui retiendra l’attention du monde entier. C’est le cygne noir, cet animal dont on niait l’existence et même la possibilité d’exister, jusqu’à ce qu’on le découvre en Australie. Avec The Black Swan, The impact of the highly improbable (traduction française : Le Cygne Noir, La puissance de l’imprévisible) paru en 2007, l’auteur fait un malheur : l’ouvrage est traduit dans plus de 30 langues et vendu à près de 3 millions d’exemplaires.

Les cadres au pilori

Le Cygne Noir est un livre essentiellement philosophique, mâtiné d’approches mathématiques mais, un peu étrangement sans doute vu le passé professionnel de son auteur, absolument pas économique. La seule exception notable à cette règle figure dans le… prologue, quand Taleb considère que, “si l’économie de marché fonctionne, c’est parce qu’elle permet aux gens d’avoir de la chance grâce à un système de tâtonnements offensifs, et non grâce à la remise de récompenses ou d’encouragements financiers à la compétence”.

Et l’ancien trader de préciser : “La stratégie des découvreurs et des entrepreneurs consiste à moins se reposer sur une planification directive pour privilégier au maximum les tâtonnements et reconnaître les opportunités quand elles se présentent.” De fait, “contrairement à ce que les sciences sociales ont pu observer, il n’y a quasiment pas de découverte ni de technologie d’importance qui aient été intentionnelles et planifiées”.

Si Le Cygne Noir a eu tellement d’impact dans les milieux économiques et surtout financiers, c’est parce qu’il remet complètement en question les prévisions et modèles présentés comme les garants du succès. Non en les attaquant de front et nommément, mais en sapant leurs bases. C’est aussi parce que Nassim Taleb prend un malin plaisir à distiller les petites phrases assassines, les remarques ironiques et autres banderilles jubilatoires. Dans la première version comme dans l’essai qui vient de paraître.

Pour faire face au Cygne Noir, Mère Nature pratique la redondance défensive : “Nous avons deux yeux, deux poumons, deux reins et même deux cerveaux (à l’exception peut-être des cadres de grandes entreprises).” “Au cours des 2.500 dernières années d’idées connues, seuls les imbéciles et les platonistes (ou, pire encore, l’espèce qu’on appelle les banquiers centraux) ont cru dans des utopies échafaudées.”

Se remémorant son passage dans un groupe financier européen : “Le statut de cadre ne requiert pas tant un développement excessif des lobes frontaux qu’un mélange de charisme, de capacité à supporter l’ennui et de talent pour obtenir des résultats superficiels malgré des plannings de fou.” Il ne permet pas qu’un autre le lui serve, paraît-il, mais il se les sert du reste lui-même avec assez de verve : “Depuis, j’ai rédigé une dizaine d’articles spécialisés concernant certains aspects de l’idée du Cygne Noir. Leur lecture est très, très ennuyeuse, car presque tous les articles académiques sont faits pour ennuyer.”

La sagesse de Mère Nature

Le dernier ouvrage de Nassim Taleb, tout juste sorti de presse, s’intitule On Robustness and Fragility (Force et fragilité). Il s’agit plus précisément d’une dernière partie ajoutée au Black Swan, quelques compléments de réflexion mûris au cours des trois dernières années. L’auteur y élargit sa galerie de personnages abhorrés, notamment aux journalistes du New York Times et aux buveurs de Diet Coke. Sans oublier Robert Rubin, ancien secrétaire au Trésor, qui fut conseiller de Citigroup jusqu’à sa démission en janvier 2009. Il le qualifie de bankster, un terme réunissant les mots banker et gangster et devenu à la mode au lendemain de la crise financière de 2008.

L’ancien trader se montre donc plus agressif dans cet opus. Et d’une précision inédite dans ses “10 principes pour une société aguerrie contre les Cygnes Noirs”. Il s’y insurge contre la socialisation des pertes et la privatisation des gains, relevant qu'”aux Etats-Unis, dans les années 2000, les banques ont pris le contrôle du gouvernement. C’est surréaliste.”

Contre les bonus également, ou plutôt contre leur asymétrie : “Le capitalisme est affaire de récompenses et de punitions. Pas seulement de récompenses.” Il affirme encore que “les systèmes complexes survivent grâce à la marge et à la redondance, non à l’endettement et à l’optimisation”.

Nassim Taleb a en effet entamé ce complément en prenant en exemple de sagesse Mère Nature, qui sait limiter les risques et prévoir des roues de secours. Tremplin pour un nouvel essai ?

Guy Legrand

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