Obama à l’assaut des banques

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Le plan du président américain aboutirait à couper en deux les plus gros établissements. Le lobby bancaire dépense sans compter pour le contrer.

Les six mesures qui font peur au système financier américain

* Interdiction faite aux banques de spéculer sur les marchés pour leur propre compte.

* Restriction des engagements bancaires à quinze fois le capital en réserve.

* Diminutionde la taille : Obama projette d’abaisser le plafond des 10 % de part de marché que ne peut dépasser une banque de dépôt.

* Taxe sur les passifs des banques : prélèvement de 0,15 % du montant de leurs dettes.

* Instauration d’une agence de protection des épargnants chargée de surveiller la distribution des crédits immobiliers.

* Impossibilité pour les banques de posséder des fonds d’investissement et des fonds spéculatifs, considérés comme responsables de l’instabilité des marchés.

Wall Street, mardi 2 février au matin. La séance vient d’ouvrir en forte hausse. Sur le légendaire parquet du New York Stock Exchange, les rires fusent. Pourtant, une mine renfrognée tranche. Et pas n’importe laquelle : celle d’Arthur Cashin, trader à UBS Financial Services, mais surtout doyen du temple, avec quarante-six ans de trading floorsous les chaussures. Dans sa mise un peu surannée de vieux courtier, il a l’air sonné. “Cette fois, Obama ne plaisante pas. Jamais vu aucun président aller aussi loin. Son plan de régulation financière veut casser les banques en deux et mettre Wall Street à terre. Le déclin de New York commence maintenant.”

La révolution Volcker

Parole d’un ancien dépassé par les événements ? Pas si sûr. Car le plan concocté pour le locataire de la Maison-Blanche par son inflexible conseiller économique, Paul Volcker, renferme une révolution financière : l’interdiction faite aux banques commerciales de spéculer sur les marchés pour leur propre compte, et de commercer avec les hedge funds. Sous ses dehors techniques, la mesure pourrait conduire les grandes institutions de Wall Street à se couper en deux. D’un côté, les banques de dépôt, chargées de gérer l’épargne des Américains, avec le soutien du gouvernement en cas de coup dur. De l’autre, le trading sur les marchés, comme au casino, mais sans filet de sécurité. Aux banquiers de choisir leur camp.

Pour l’instant, les seigneurs de Wall Street se referment avec l’instinct d’une huître perlière. D’ordinaire si animée, la très sélecte Downtown Association, en face de la Bourse new-yorkaise, n’attire plus la gentry financière depuis quelques semaines. A l’heure du déjeuner, personne dans les salons lambrissés d’acajou et meublés de confortables canapés. Seuls le crépitement d’un feu de cheminée et Alan Valdes, l’un des membres du club, viennent troubler le morne silence. Un lien avec le plan Obama ? “Banquiers, courtiers, traders, tout le monde boude. Sans la spéculation des grandes banques, autrement dit sans le prop trading [proprietary trading,opération menée sur les marchés avec l’argent de la banque], Wall Street perd au moins 20 % des volumes échangés, soit 35 milliards de dollars par jour”, estime – à la louche – le patron de la petite banque d’affaires HuaDe International.

10% de profits en moins

Pour obtenir des chiffres plus précis, il faut se rendre au siège flambant neuf de Goldman Sachs. L’analyste Richard Ramsden y calcule en temps réel le coût du plan Obama pour les banques : “Chaque semaine, le président sort une contrainte supplémentaire. Pour l’instant, il faut compter 10 % de profits en moins, mais combien en mars prochain ?” demande-t-il, un brin soucieux. L’addition se monte pour l’heure à 15 milliards de dollars en se limitant à une définition très étroite du prop trading. Si le plan devait bannir l’ensemble des revenus spéculatifs des banques – y compris ceux réalisés par l’entremise des clients -, la perte de revenus flirterait avec les 80 milliards.

Interrogé le 2 février par le comité bancaire du Sénat sur la définition du fameux prop trading, Paul Volcker a répondu : “C’est comme la pornographie. Vous ne pouvez vraiment savoir ce que c’est que lorsque vous le voyez.” Très drôle, un peu flou, mais terriblement stressant pour les banques. A commencer par Goldman Sachs. Cette banque sans agences transformée en véritable hedge fundréalise dans la spéculation environ les deux tiers de ses confortables revenus.

“Bien sûr, les banques d’investissement ne vont pas tirer un trait dessus, mais, contrairement à aujourd’hui, elles ne pourront plus se livrer à des paris boursiers avec les fonds de la Réserve fédérale prêtés à des conditions préférentielles”, se réjouit le syndicaliste de l’AFL-CIO Davon Silvers, auditionné par le Congrès au plus fort de la crise. Mais le plan Obama fera surtout des dégâts dans le bilan des banques à double casquette, celles qui ont des activités commerciales et spéculatives. Le tiercé perdant : Citigroup, JP Morgan et Bank of America, sorties encore plus puissantes de la crise après s’être partagé les dépouilles des institutions en faillite, comme Merrill Lynch et Bear Stearns.

“Comme dans les années 70”

Dans son réduit mansardé de la New York Stern University, Lawrence White, enseignant en économie aux allures de Professeur Nimbus, expose ses calculs : “Entre les hedge funds,les activités de prop trading, les fonds d’investissement et toute la banque d’affaires, Citigroup et JP Morgan devraient céder grosso modo 700 milliards de dollars d’actifs chacune. Mais, même allégées d’une telle somme, leur éventuelle faillite emporterait tout de même l’ensemble du système. Il faudrait les casser en plusieurs morceaux.” La bonne idée du professeur : imposer fortement les dettes des banques pour les contraindre à ne plus prendre de risques. Barack Obama commence doucement avec sa taxe de 0,15 % sur le passif, et espère récolter une dizaine de milliards de dollars chaque année. “En fait, les banques vont changer de modèle : fini les firmes avec gros bénéfices et prise de risques, place à des établissements de service public aux petits profits récurrents, comme dans les années 70”, s’inquiète John Challenger, chasseur de traders et de banquiers d’affaires pour la firme Challenger, Gray & Christmas.

Alors, évidemment, les banquiers de Wall Street, adeptes des grands frissons et des bonus, ne vont pas se laisser transformer en notaires de province sans réagir. A New York, ils se lamentent. A Washington, ils préparent leur contre-offensive. Sans lésiner sur les moyens. En 2008 et 2009, les sommes dépensées par les lobbys bancaires ont atteint 462 millions de dollars, soit une hausse de 120 % sur dix ans. “Ils sentent le danger arriver”, s’amuse le jeune Dave Levinthal dans son petit bureau situé non loin de K Street, l’avenue traversée par un défilé de lobbyistes. A partir des données publiées par les agences fédérales, son Center for Responsive Politics pointe avec délice les dons les plus importants faits aux congressmen par les groupes de pression.

Regain de lobbying

L’un de leurs plus célèbres représentants, Scott Talbott, du Financial Services Roundtable, arpente sans relâche les couloirs du Sénat. Depuis deux semaines, il y reçoit debout tous ses visiteurs. Salutations déférentes aux staffers, les très influents directeurs de cabinet des politiques, coups d’oeil dans les travées pour ne pas rater la sortie d’un congressman… Ce VRP de l’influence doit rendre visite à six sénateurs dans la journée. Le plan Obama ? “Si les banques ne peuvent plus faire du trading à New York, elles s’y adonneront sur d’autres places. Résultat : au lieu de disparaître, le risque se sera simplement déplacé… au détriment des Etats-Unis.”

Ici, cet argument, servi à l’envi par les banquiers, s’appelle le regulatory arbitrage. En français comptable, la recherche de la réglementation la moins contraignante. A entendre Scott Talbott, tous les traders des Etats-Unis prépareraient déjà leurs bagages pour aller à Singapour et à Dubai. Info ou intox ? Peu importe, il faut faire vite : le fameux plan est encore en discussion à la Chambre des représentants, et ses opposants comptent surtout sur le Sénat pour gommer ses articles le plus contraignants. L’ami Scott dispose aussi d’arguments sonnants et trébuchants pour arriver à ses fins. Depuis l’élection de Barack Obama, il a distribué 250 000 dollars à une soixantaine de députés et sénateurs, sans préférence partisane (53 % aux démocrates, 47 % aux républicains).

Mais les chèques ne font pas tout. L’un des heureux bénéficiaires, Ed Royce, membre républicain du comité bancaire de la Chambre des représentants, témoigne : “Je soutiens le plan Obama-Volcker, et je n’ai pas eu de contact avec les banquiers depuis son annonce, fin janvier”, lance-t-il au milieu de la Rayburn Room. Dans ce haut lieu du marchandage législatif qui jouxte l’hémicycle, tenir tête aux lobbys requiert du cran. Car certains d’entre eux se livrent à de sacrés coups bas. En particulier la Chambre de commerce des Etats-Unis, l’institution la plus puissante, avec 300 000 dollars de dépenses par jour en moyenne au cours du dernier trimestre 2009.

Depuis son bureau avec vue sur la Maison-Blanche, Gary Litman, l’un des directeurs de l’institution, chargé de l’Europe, n’y va pas par quatre chemins : “L’élection de mi-mandat arrive en novembre, et nous sommes prêts à financer la publicité télé des candidats qui partagent notre avis. Si ce projet de législation financière reste en l’état, nous pourrons même soutenir les adversaires de ceux qui auront voté en sa faveur. Le budget devrait tourner autour de 40 millions de dollars.” Et pour ses spots publicitaires, la Chambre de commerce des Etats-Unis peut dépenser sans limite légale, depuis une décision de la Cour suprême rendue le 26 janvier.

“Les banquiers iront toujours plus vite que les régulateurs.”

Porte-à-porte, gros chèques, franche intimidation, cela existe. Mais le lobbying bancaire se pratique aussi dans une version plus gentlemen. Entre techniciens du droit. En ce moment même, des cabinets d’avocats mandatés par les grandes banques traquent la moindre faille du plan Obama. “Des contraintes comptables trop lourdes pousseront immanquablement les banques à les contourner légalement et à créer de nouvelles bombes”, prévient Carole Van Cleef, avocate pour la firme Patton Boggs, avec sans doute quelques schémas en tête. Et Robert Colby, son homologue du cabinet Davis Polk, de poursuivre : “Les banquiers iront toujours plus vite que les régulateurs.” Cette course, il la connaît par coeur, après vingt-cinq ans passés à la SEC, le gendarme de la Bourse américaine. Ceux qu’ils pourchassaient hier recourent à ses services pour la modique somme de 1 000 dollars l’heure.

Enfin, les banquiers s’y prennent de plus en plus directement pour rallier quelques congressmenà leur panache doré, avec une centaine de millions de dollars en dons de campagne depuis deux ans. En quelques années, JP Morgan a augmenté “son effort” de 52 % (11,7 millions de dollars ces deux dernières années), Morgan Stanley, de 140 %, et, Goldman Sachs – décidément la banque de tous les records -, de… 442 %. Comme si elle éprouvait le besoin de faire oublier sa proximité avec l’administration Bush depuis l’élection de Barack Obama. Depuis 2007, elle alloue 79 % de ses subsides au Parti démocrate. Mieux, son président, Lloyd Blankfein, avait déjà soutenu le parti d’Obama pendant les sénatoriales de 2007, avec un chèque de 27 500 dollars. Le roi de l’anticipation a senti le vent tourner. Trop forts, ces banquiers…

Franck Dedieu et envoyé spécial à New York et à Washington

Trends.be, L’Expansion.com

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