“Les enquêtes financières sont souvent entravées par les politiques”

© Reuters

Eva Joly, qui avait révélé l’affaire Elf, reste une femme d'”affaires” mobilisée face à la délinquance financière. Ce combat contre les paradis fiscaux, la corruption et la criminalité en col blanc, l’ex-magistrate le poursuit au Parlement européen. Et elle compte bien entrer dans la course à l’Elysée.

En France, le nom d’Eva Joly reste lié au plus important scandale politico-financier de ces 20 dernières années : l’affaire Elf. Depuis qu’elle s’est déclarée “prête” pour l’élection présidentielle française au nom du parti Europe Ecologie Les Verts, le planning de l’eurodéputée est chargé. De passage au Palais d’Egmont, dans le cadre d’une conférence organisée par Transparency International sur la corruption en col blanc, l’ex-juge d’instruction des dossiers Elf, Tapie et Crédit lyonnais a répondu à nos questions. L’occasion de revenir (un peu) sur son passé et (beaucoup) sur ses combats actuels.

Ces dernières années, en France notamment, les pôles économiques et financiers semblent véritablement délaissés et font l’objet d’une obstruction grandissante du parquet. Avez-vous le sentiment que l’on cherche de plus en plus à dépénaliser la criminalité en col blanc ?

Le nombre de dossiers confiés par le procureur aux juges d’instruction est en diminution constante. Est-ce à dire qu’il y a moins d’affaires ? Evidemment non, mais la justice est verrouillée. Le parquet juge l’opportunité d’éventuelles poursuites. La décision de poursuivre une affaire lui appartient. S’il décide qu’on ne poursuit pas ou qu’on va différer cette poursuite, le pôle financier ne travaille pas. En effet, les juges d’instruction ne peuvent pas s’autosaisir.

Les “cols blancs” du business auraient-ils gagné face aux “cols blancs” des magistrats ?

Ce qui est choquant, c’est qu’en matière de délits de droit commun, le discours, c’est “tolérance zéro”, alors que pour les délits commis en “col blanc”, nous sommes dans l’impunité maximum.

Aujourd’hui, vous poursuivez votre combat au Parlement européen, où vous fustigez entre autres l’usage des paradis fiscaux. Du côté de la planète finance, on prétend que ces places offshore jouent le jeu de la compétitivité.

Elles n’ont aucune légitimité économique. L’unique force des paradis fiscaux est d’être au service des personnes les plus fortunées. Les paradis fiscaux déstabilisent le système financier : la criminalité économique, qui est très rentable, affaiblit les recettes fiscales, et donc leur redistribution. C’est un système mondialisé de pillage du bien commun, qui détruit la cohésion sociale.

En outre, je reste choquée par le comportement de certaines banques : elles bénéficient de fonds publics mais continuent de posséder des filiales dans les paradis fiscaux… Savez-vous que plus de la moitié des transactions bancaires mondiales passent par les paradis fiscaux ? A quoi cela sert-il ? Principalement à faire de l’évasion fiscale. Ce sont des optimisations qui permettent à un quart des sociétés cotées à l’indice CAC 40 de limiter les impôts dont elles doivent s’acquitter à… zéro euro. Cela nous renvoie à la question de la souveraineté des Etats car faute de ressources fiscales suffisantes, ceux-ci n’ont tout simplement plus les moyens d’assumer leurs devoirs, et donc aussi leur souveraineté…

Au niveau européen, avec la directive sur la taxation des revenus de l’épargne, il existe un système d’échange d’informations fiscales entre les pays. Est-ce insuffisant ?

S’il n’y a pas de consensus pour s’attaquer aux multinationales qui possèdent de nombreuses filiales implantées dans les paradis fiscaux, en revanche il existe une volonté politique de lutter contre l’évasion fiscale des particuliers qui ont placé leur fortune dans les paradis fiscaux. La directive épargne est la voie de l’avenir, bien qu’elle ne soit pas encouragée par l’OCDE : cette dernière préfère en rester aux contacts bilatéraux – à mon sens totalement inefficaces. Lever le secret bancaire est un premier pas mais il ne règle qu’une partie du problème car il existe encore trop d’exceptions.

Vous ne semblez guère faire confiance aux organismes chargés de lutter contre la corruption, comme l’Office antifraude de l’Union européenne, le Comité anticorruption de l’OCDE ou le Greco du Conseil de l’Europe. Pourquoi ne recueillent-ils pas votre suffrage ?

Ces organismes n’ont pas de crocs ! Aucun d’entre eux ne dispose d’un mandat spécifique pour aborder directement la question des paradis fiscaux. En outre, par nature, ils restent faibles, soumis aux pressions très fortes des Etats. Ils souffrent aussi d’un manque de moyens criant pour lancer des enquêtes. Le Gafi ( Ndlr : un organisme intergouvernemental de lutte contre le blanchiment d’argent) s’est perdu sur le chemin de la lutte contre le terrorisme tandis que l’Office antifraude de l’Union européenne n’a jamais montré une réelle volonté de se battre contre la corruption. L’architecture internationale existante pour lutter contre les paradis fiscaux n’est pas assez puissante.

Les pouvoirs publics sont-ils aussi désarmés ?

Il est rare de bénéficier du soutien des pouvoirs publics. Quelques magistrats indépendants peuvent encore dévoiler le dessous des cartes mais il faut avoir les moyens pour passer au crible les comptes des banques et des sociétés, trouver des éléments de preuve indiscutables, puis aller chercher la trace des détournements jusque dans de lointains paradis fiscaux. La difficulté de telles investigations financières est qu’elles sont souvent entravées par les pouvoirs politiques. En outre, il faut parfois également lutter contre des pouvoirs parallèles organisés au coeur même des pouvoirs officiels…

Que faut-il dès lors mettre en place pour mieux lutter contre la corruption ?

Pour l’heure, les enquêteurs sont limités à leur territoire national, alors que la criminalité financière, elle, est internationale. Il faut dès lors développer une justice supranationale et un parquet européen chargé de la criminalité économique transfrontières. Ce serait une réforme peu coûteuse, et elle est même prévue dans le traité de Lisbonne.

Propos recueillis par Valéry Halloy

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