Les banques font à nouveau la loi

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Deux ans après la crise financière, les banques redressent la tête. Tandis que les Etats, endettés jusqu’au cou, sont à genoux. Résultat : alors qu’ils travaillent à moraliser les pratiques de la finance internationale, gouvernements et régulateurs lâchent du lest face à un intense et efficace lobbying bancaire.

Le magazine Trends-Tendances consacre son dossier de couverture, cette semaine, à la guerre opposant la finance et les Etats.

L’été a été celui des bonnes nouvelles pour les banques. Elles ont dégagé d’excellents résultats au premier semestre. Elles ont passé haut la main les stress-tests élaborés pour apprécier leur résistance à des crises financières aggravées. Les marchés se sont calmés. Celui de la dette étatique a même continué à se redresser. Et puis, cerise sur le gâteau, il y a eu ce fameux lundi 26 juillet.

Ce jour-là, le comité de Bâle, émanation de la Banque des règlements internationaux (BRI) où siègent banquiers centraux et régulateurs des quatre coins du monde, annonce une révision de son projet de réglementation relatif aux fonds propres des banques, baptisé Bâle III. Celle-ci prévoit un assouplissement de ses exigences en matière de capitaux propres pour les établissements financiers. Bingo ! Le lendemain, déjà à la fête suite aux bons résultats de ces tests de résistance publiés à la veille du week-end, bien que considérés comme pas très sérieux par l’OCDE, les valeurs bancaires mondiales s’envolent en Bourse. Du côté belge, Dexia signe un bond de 8 %. KBC pour sa part prend 5 %. Côté face, tout va bien…

Le comité de Bâle dans le collimateur

Côté pile, beaucoup se désolent du fait qu’on dilue ainsi considérablement le projet de réglementation mis sur la table par le comité de Bâle en décembre 2009. Neuf mois plus tard, les exigences en capital sont moitié moins sévères qu’attendu : la limitation de l’effet de levier semble même avoir été abandonnée. Et certaines autres règles sont repoussées à 2018 ! “C’est une victoire du lobby bancaire”, lance Jean-Philippe Ducart, porte-parole de l’association de défense des consommateurs Test-Achats, regrettant que l’on n’ait pas osé tirer les leçons de la crise. Il est vrai qu’on attendait des exigences de fonds propres plus élevées pour les banques. Parce qu’une des causes de la crise réside dans l’insuffisance de capitaux propres par rapport au total du bilan.

La raison de ce revirement en pleine torpeur estivale ? Les banques se sont retournées contre ceux qui les ont sauvées : les Etats. Dépassé le temps, pas si lointain, où la puissance avait changé de camp pour rejoindre celui de l’homme politique. Oublié le refrain du “rien ne sera plus jamais comme avant”. Brandissant la menace de la récession, les banques sont parvenues à convaincre les décideurs politiques. En clair, elles les ont persuadés que ces nouvelles restrictions auraient inévitablement eu un impact sur la capacité à fournir du crédit et donc sur la relance économique.

“Une à une, les mesures les plus incisives proposées par le comité de Bâle ont été édulcorées sous l’effet d’un intense lobbying”, reconnaît un banquier, prudemment anonyme. Sans compter que plusieurs de leurs dirigeants sont publiquement montés au créneau pour en dénoncer les effets pervers, réels ou supposés. Ainsi, au printemps dernier, Jean-Laurent Bonnafé, bras droit de Baudouin Prot chez BNP Paribas, affirmait que cette réforme coûterait 6 % de croissance à l’Europe au bout de quelques années. L’argument a visiblement fait mouche auprès des politiques, soucieux de ne pas torpiller la timide reprise. Et ce, malgré les estimations du comité de Bâle lui-même, bien moins alarmantes pour la croissance.

“Jusqu’à la mi-août, les seuls effets chiffrés sur l’impact négatif de Bâle III ont été fournis par l’Institut de la finance internationale (IFI) qui représente plus de 400 banques dans une septantaine de pays, fait valoir Jean-Philippe Ducart. Depuis mi-août, le comité de Bâle et la BRI ont publié des estimations de l’éventuel impact négatif au minimum trois fois moins élevées que celles de l’IFI.”

Guerre de tranchées à Washington

Il n’y a pas qu’en direction de la paisible petite bourgade suisse que la finance internationale est à l’oeuvre depuis de nombreux mois pour atténuer le travail des Etats visant à moraliser les pratiques de la finance internationale. Et pour cause ! “Alors que les marchés financiers sont globaux, la réglementation reste encore largement régionale, voire locale”, fait remarquer un autre professionnel de la finance. Où se trouvent dès lors les cibles prioritaires ? “En réalité, il y a quatre champs de tir simultanés, confie un observateur privilégié. Les lobbyistes de la finance sont simultanément à l’oeuvre à Bâle mais aussi à Londres, Bruxelles et Washington.”

Dans la capitale américaine, nombreux sont pour l’instant les “envoyés de Wall Street” qui, après avoir joué de leur influence auprès des élus chargés de finaliser le projet de réforme américaine de régulation financière initiée par le président Obama, courtisent maintenant ceux qui tiennent la plume. Les régulateurs. Motif ? Bien que le cadre de cette réforme soit acquis, il reste en effet beaucoup de choses à préciser. Ce qui, de l’avis général, prendra d’ailleurs beaucoup de temps. Deux ans. Voire trois.

“Il s’agit d’un débat contradictoire au cours duquel les différents organismes de régulation, la SEC ou la Fed par exemple, rencontrent les représentants de l’industrie financière, décrit Georges Ugeux, ancien directeur du New York Stock Exchange. Ceux-ci leur font valoir leurs arguments, y compris les plus spécieux. On ne parle pas gros sous. Je suis convaincu que les employés des agences de réglementation ne sont pas corruptibles. Il s’agit plutôt d’une saine discussion intellectuelle, certes à des fins parfaitement intéressées.” Cela étant, “ce processus est assez transparent, poursuit-il. Au contraire de ce qui se passe en Europe où le lobbying est non seulement opaque mais aussi diffus entre la Commission et les Etats membres”.

Des banquiers bien introduits à la Commission…

L’Europe, parlons-en justement. Car si le lobby bancaire est puissant à Washington, notamment sous l’impulsion de Goldman Sachs, il se montre aussi très empressé à l’égard de la Commission européenne. Quelques ténors européens comme BNP Paribas (présidée par le très influent Michel Pébereau) ou Deutsche Bank sont particulièrement actifs. Objectif ? “Influencer les décisions de l’exécutif européen mais aussi le dialogue au sein du G20 entre l’Europe et les autres grandes régions du monde”, poursuit notre observateur privilégié. C’est qu’une autre grande réforme se dessine au niveau international : la nouvelle supervision financière du Vieux Continent.

Le contrôle renforcé des banques y est aussi une priorité. Mais ici aussi les banquiers ne sont donc pas très loin. Dans son dernier ouvrage, LA Banque : comment Goldman Sachs dirige le monde, tout juste sorti de presse, le journaliste d’origine belge Marc Roche écrit : “A Bruxelles, autour des institutions communautaires, Goldman Sachs entretient une armée de lobbyistes chargés de défendre ses intérêts. Ses représentants siègent dans des groupes de réflexion ou les cercles les plus importants du secteur. Mais cela ne suffit pas pour avoir l’oreille des dirigeants qui comptent espérer infléchir les décisions de la Commission… Le cabinet du président de la Commission, qui a la maîtrise des grands dossiers, est particulièrement dans la ligne de mire.

Pour pénétrer au coeur du pouvoir européen, anticiper voire modifier les directives et les réglementations, un ex-commissaire de la trempe de Mario Monti (Ndlr, conseiller pour les affaires internationales de la banque américaine Goldman Sachs depuis 2008 et président depuis mai 2010 de la Trilatérale, un des plus prestigieux cénacles de l’élite internationale), magnifiquement introduit dans les dédales des coulisses, n’a pas de prix…”

… pour que chacun reste maître chez soi

Plus globalement, la Commission s’est entourée de nombreux groupes d’experts qui la conseillent dans l’élaboration de la législation. Dans le domaine financier, on en recense une petite vingtaine siégeant auprès de la direction générale du marché intérieur. Lesquels sont truffés de professionnels de la finance. La faute au manque de personnel et de compétences en interne ?

Faut-il s’en plaindre ? “La Commission a voulu être ouverte aux thèses de tout le monde”, plaide-t-on pourtant dans les couloirs de l’exécutif européen. On dira que c’est bien évidemment son rôle. Tout de même : mise sur les rails par la Commission, dont le siège faut-il le rappeler se trouve à Bruxelles, la législation en cours d’élaboration sur la supervision financière européenne s’inspire d’un rapport commandé par la Commission et rédigé par un groupe de huit experts présidé par Jacques de Larosière, ancien gouverneur de la Banque de France, et actuel conseiller du patron du groupe bancaire français BNP Paribas.

Parmi ces “experts”, figurent des banquiers ou ex-banquiers chevronnés : Rainer Masera (ex-Lehman Brothers), Otmar Issing (Goldman Sachs et ex-Banque centrale européenne), Onno Ruding (Citigroup) et Callum McCarthy, l’ex-président de la Financial Services Authority, l’autorité de contrôle britannique, notoirement opposé à toute supervision trop contraignante. “Ce rapport était relativement sévère au départ, observe un familier des cénacles de la finance européenne. Mais ici aussi les propositions de mesure ont été édulcorées par des actions de lobbying extrêmement bien ciblées.”

D’accord, pas d’accord ? Pour Georges Ugeux, une chose est sûre : “Il existe en Europe une alliance objective entre les institutions financières nationales et leurs autorités de contrôle pour maintenir au niveau local les structures de réglementation. Tout simplement parce qu’il est beaucoup plus facile pour une banque allemande d’influencer son gendarme bancaire qu’une structure européenne qui aurait de vrais pouvoirs.”

Deutsche Bank prêche la bonne parole en Europe

Bâle, Londres, Washington, Bruxelles… Pour repousser les menaces qui pèsent sur la finance mondiale, de part et d’autre de l’Atlantique, les milieux bancaires ont bien compris qu’ils devaient coordonner leurs actions. A cet effet, et au-delà des fédérations sectorielles nationales comme Febelfin, de la Fédération bancaire européenne (pas très efficace, dit-on) ou de l’IFI, chargés de défendre leurs intérêts, ils ont constitué un groupe de pression informel… et surtout très discret. “Véritable tour de contrôle, confie un banquier de la place, il coordonne les actions à mener sur les différents centres de décisions réglementaires, adapte les messages à faire passer en fonction des intérêts et des interlocuteurs.”

Qui se cache derrière ce groupe de pression ? Il se murmure que celui-ci réunirait les cinq grandes banques américaines (JP Morgan, Bank of America – Merrill Lynch, Citigroup, Morgan Stanley et Goldman Sachs) ainsi qu’un certain nombre de grands groupes bancaires européens. Parmi ceux-ci figurent, notamment HSBC, Société Générale, BNP Paribas et Deutsche Bank. Deutsche Bank dont le grand patron, Josef Ackermann, incarnerait le visage. C’est à lui, dit-on, que revient le rôle de lobbyiste en chef de la finance made in Europe.

Quant à connaître le prix de tous ces efforts, c’est encore plus difficile, tant les données officielles sur le sujet sont rares. Pour ne pas dire taboues. Certains chiffrent les dépenses de lobbying en matière financière aux Etats-Unis à 1,4 million de dollars par jour. A l’échelle de la planète, celles-ci s’élèveraient à un milliard de dollars par an. Une chose est sûre : le lobbying bancaire est beaucoup plus puissant – et pernicieux, diront certains – qu’on ne l’imagine. Même blessée, la finance reste un redoutable lion.

Sébastien Buron

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