Ces krachs qui nous menacent

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Obligations, actions, matières premières… aucun de ces marchés, artificiellement dopés par l’argent facile, n’est à l’abri d’un retournement, selon les experts interrogés par Trends.be. Tour d’horizon des turbulences qui nous menacent.

Un vent mauvais en provenance des marchés financiers recommence à souffler, et pourrait bien balayer les espoirs de reprise. Dans le monde feutré et secret des banquiers centraux, une chose se pointe à l’horizon : la fin annoncée de l’argent facile, abondant et bon marché – aux Etats-Unis d’abord et demain en Europe – augure de sérieuses secousses financières, en Bourse, sur les matières premières comme sur les marchés des emprunts d’Etat. Avec une conséquence très concrète, les partenaires européens ne pourront plus s’endetter à prix d’ami auprès des investisseurs. Voici venu le temps des krachs.

La fin de l’argent facile aux Etats-Unis

Rassurer, rassurer et encore rassurer. Les banquiers, les traders, les hedge funds, les ménages, les entreprises, les dirigeants politiques… Ben Bernanke, le président de la banque centrale américaine, passe son temps à tranquilliser la planète. Comme une sorte de mantra. Mais, dans son bureau lambrissé dominant l’imposante Constitution Avenue à Washington, le patron de la Fed compte les jours qui le séparent de la fin de son mandat, début 2014. Peut-être même consigne-t-il ses doutes et ses peurs dans le petit journal qu’il tient depuis des années et qu’il range scrupuleusement tous les soirs dans un des tiroirs de sa table de travail.

Car ce professeur d’économie, spécialiste de la grande dépression des années 30, sait pertinemment que la période qui s’ouvre est hautement périlleuse. Jamais le monde économique n’aura été aussi suspendu au pilotage de la politique monétaire américaine. En ouvrant en grand les vannes de la liquidité au lendemain de la faillite de Lehman Brothers, Ben Bernanke a sauvé le système bancaire américain – et mondial – d’une cascade de faillites. Depuis décembre 2008, les taux de la banque centrale américaine qui fixent les conditions auxquelles les banques se refinancent sont proches de zéro (0,25 %). Du jamais-vu.

Et, depuis la fin 2012, elle s’est engagée à acheter chaque mois pour 85 milliards de dollars de bons du Trésor – soit 0,5 % du PIB – afin de peser sur les taux d’intérêt à long terme et de sauver le marché de l’immobilier. Résultat, en cinq ans, le bilan de la banque centrale américaine a triplé, pour atteindre plus de 3 000 milliards de dollars. Un niveau record. Sauf que, avec la stabilisation de l’immobilier et les signes de reprise, la Fed n’a plus vraiment de raison de continuer à se montrer aussi généreuse. En langage de trader, elle doit “normaliser” son action.
“La Fed n’est jamais sortie d’une politique monétaire extrêmement accommodante sans causer de graves dégâts”, avertit Bruno Cavalier, l’économiste d’Oddo Securities. Dès l’automne, elle pourrait commencer à réduire ses emplettes : 83 % des experts sondés par L’Expansion cet été s’attendent à un fort repli des achats de bons du Trésor par la Fed dans les douze prochains mois. Comme toujours, pour rassurer, Ben Bernanke a promis de laisser les taux directeurs inchangés tant que le chômage ne serait pas redescendu sous la barre des 6,5 %. Un cadeau empoisonné.
En régime de croisière, le taux d’intervention d’une banque centrale doit être proche de la croissance économique nominale : actuellement, entre 3 et 4 % pour les Etats-Unis. “Plus l’écart est important, plus le krach sera violent”, conclut Patrick Legland, le directeur de la recherche de la Société générale.

L’inévitable éclatement de la bulle obligataire

Quel est le juste prix ? Rien à voir avec l’émission de télévision du même nom. Non, le juste prix, c’est le nouveau jeu à la mode chez les assureurs-vie et les gérants de fonds. “A partir du moment où la Réserve fédérale va cesser d’intervenir aussi massivement sur le marché obligataire américain, les rendements vont retrouver des niveaux normaux”, explique doctement Eric Chaney, l’économiste d’Axa Investment Management.

Mais c’est quoi, aujourd’hui, un taux normal des emprunts d’Etat ? Bruno Cavalier, qui a planché sur des séries statistiques sur une très longue période aux Etats-Unis, estime que le “taux d’équilibre” des bons du Trésor américain à dix ans est proche de 5 %, voire de 5,5 %, contre 2,5 % aujourd’hui. Les experts sondés par L’Expansion sont unanimes : il faut s’attendre en moyenne à une hausse de 0,5 à 1 % des taux longs américains dans l’année qui vient. Cette tempête sur les marchés obligataires touchera évidemment les côtes européennes. Avec le risque de voir relancée la spéculation sur les titres de dettes souveraines des pays les plus fragiles de la zone, Espagne et Italie en tête. “Les marchés obligataires européens sont tellement morcelés qu’une étincelle peut rallumer le brasier de la crise de la zone euro”, reconnaît Andrew Bosomworth, responsable de la gestion européenne de Pimco en Allemagne.

Des banques exposées au risque obligataire

Un krach bancaire peut en cacher un autre. Aussitôt celui des subprimes purgé, un autre problème se profile : “Un krach des emprunts souverains ferait des dégâts considérables dans les bilans des banques. Les Etats et les banques marchent maintenant main dans la main. Pour le meilleur et… pour le pire. Si dans le couple l’un vacille, il emporte l’autre dans sa chute. C’est un risque systémique au carré”, s’inquiète Bruno Colmant, professeur à l’université de Louvain et ancien président de la Bourse de Bruxelles.

En 2008, les Etats ont renfloué les banques, et certains d’entre eux en sont devenus actionnaires. Mais, depuis 2011, les établissements de crédit sauvés des eaux jouent à leur tour les bons samaritains et souscrivent massivement aux dettes émises par leur “partenaire étatique”. Juste retour d’ascenseur, mais attention aux effets secondaires : 90 % des obligations souveraines détenues par les banques espagnoles (152 milliards d’euros à juin 2012) proviennent de leur propre Etat. Idem pour les banques italiennes aux coffres gorgés de bons romains (184 milliards d’euros). Une légère tension sur les titres “souverains” suffit à fragiliser les banques.

“Dans les bilans bancaires figurent aussi d’autres actifs risqués et des créances douteuses consenties à des ménages et à des entreprises. Les banques ont réduit leur engagement, mais restent très exposées”, constate Eric Jondeau, professeur de finance à l’université de Lausanne. Sur la foi de ses calculs, la Deutsche Bank aligne des actifs (portefeuille de titres, de créances, de prêts divers et variés…) 53 fois supérieurs à ses fonds propres. Un tel “effet de levier” – comme disent les financiers – peut-il se transformer en “bail à céder” ? Sans aller jusque-là, 52 % du panel interrogé par L’Expansion jugent probable une hausse du risque systémique.

Retour à la réalité sur les places boursières

Les autres places européennes, et même les actions américaines, apparaissent exposées à un accident de parcours. Ces “bearish” – pessimistes, dans le jargon de Wall Street – avancent à peu près tous le même argument : les liquidités déversées en abondance par les banques centrales sur les marchés financiers se jettent comme dans un entonnoir sur les actions. Portés par ce courant acheteur, leurs prix montent. De la mécanique des fluides assez logique, mais pas forcément très saine. Si les banques centrales commencent à fermer le robinet à liquidités ? Si la source se tarit ? Alors, la vérité bête et méchante des profits refait surface : pour s’apprécier en Bourse, les sociétés cotées doivent faire des bénéfices.

“Les actions européennes ont dépassé d’environ 10 % le niveau que justifieraient leurs fondamentaux”, calcule Eric Chaney. Sur le premier trimestre 2013, les profits du CAC 40 ont chuté de 21 %. Les analystes financiers chargés de faire des prévisions sur les prochains exercices attendent en 2014 une hausse des bénéfices de 14 %. Pas si mal, mais ces pythies bien versatiles ne cessent de réviser à la baisse leurs estimations pour les grandes valeurs européennes. “Il faudra se contenter de 5 à 6 % de croissance bénéficiaire”, tranche Hervé Goulletquer, économiste au Crédit agricole.

Le remake de la crise asiatique de 1997

A l’été 1997, il aura suffi que quelques grands fonds d’investissement retirent brusquement et massivement leurs billes de Thaïlande pour que l’ensemble des tigres et des dragons asiatiques s’enrhument. Certains experts redoutent aujourd’hui un remake de la crise asiatique de la fin des années 90. En cause, ces capitaux volatils qui peuvent plier bagage du jour au lendemain. Il faut dire que les marchés financiers émergents ont largement profité ces dernières années des largesses des grandes banques centrales occidentales.

Quoi de plus facile que de s’endetter à moins de 1 % aux Etats-Unis et en Europe pour placer ensuite ce pactole sur des actifs exotiques aux rendements prometteurs ? 215 milliards de dollars de capitaux auraient afflué sur ces places émergentes ces deux dernières années, d’après les stratèges de la Banque BBVA à Hongkong. Evidemment, si les actifs sans risque comme les obligations d’Etat américaines ou allemandes sont à l’avenir mieux rémunérés, plus besoin d’aller chercher du rendement dans des placements exotiques.

De fait, quelque 97 milliards de dollars ont déjà quitté les marchés émergents depuis le mois de mai (65 milliards ont déserté les seuls marchés obligataires). Notre panel d’experts estime à plus de 40 % la probabilité d’assister à une forte correction sur les marchés émergents au cours des douze prochains mois. L’Inde, l’Indonésie et l’Ukraine seraient les pays les plus risqués.

Les matières premières dépendantes de la Chine

Et si l’avenir du cuivre, du fer, de l’or ou du pétrole se lisait dans une boule de verre made in Chine ? Tous les experts en matières premières tournent leur regard vers la conjoncture économique chinoise, devenue leur mètre étalon absolu. Et, mauvaise nouvelle, tous les indicateurs y signalent un essoufflement de la croissance. Finies, les performances à deux chiffres, place au modeste standard des 6 ou 7 %.

Selon la Société générale, un tel atterrissage économique produirait une baisse de 30 à 40 % du prix des métaux de base et presque autant du pétrole. L’or a déjà dégringolé. L’ogre chinois absorbe 45 % de l’aluminium mondial, autant pour le cuivre, et il engloutit 60 % du soja. Aussitôt arrivé à satiété, il fera sans nul doute baisser toutes les cotations ou presque. “Même le prix du blé devient dépendant de la Chine, qui sera le premier importateur mondial. Au congrès de la FNSEA, en mars dernier, j’ai conseillé aux céréaliers de vendre leur stock”, témoigne Philippe Chalmin, spécialiste des matières premières et professeur d’économie à Dauphine. Même les greniers de la Beauce dépendent de Pékin.

Par Franck Dedieu et Béatrice Mathieu

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