Ashoka Mody: “Le prochain tremblement de terre emportera l’Italie”

© PG/ CARDINALE PHOTOGRAPHY

Pour Ashoka Mody, professeur à Princeton et auparavant responsable au FMI, les problèmes des pays de la zone euro ne sont pas dus à un bug, mais sont liés à l’essence même de l’euro. Et l’implosion possible de l’Italie risque d’entraîner avec elle celle de la zone euro toute entière.

Le nom d’Ashoka Mody ne résonne peut-être pas familièrement à vos oreilles. Cet ancien haut responsable du Fonds monétaire international, aujourd’hui professeur à Princeton, est pourtant une célébrité. En Irlande, il existe même une crème glacée qui porte son nom, car il a présidé l’équipe du FMI qui s’est rendue dans la république au moment de la crise.

Cette expérience l’a amené à se plonger au coeur de l’Union monétaire européenne. Et à en analyser les maux, qu’il décrit superbement dans une somme à la fois historique et prospective intitulée Euro Tragedy (1). L’ouvrage, destiné à un large public et dont on recommandera chaudement la lecture, a été salué par Kenneth Rogoff, George Akerlof ou Paul De Grauwe, lequel estime que ” ce livre ‘contrarian’ ne sera pas populaire à Bruxelles, mais il le sera d’autant plus ailleurs “. La thèse d’Ashoka Mody fera en effet grimacer au Berlaymont : pour lui, l’union monétaire, par sa nature même, amène instabilité, récession prolongée et renforce les populismes.

TRENDS-TENDANCES. Vous parlez de tragédie… Le terme n’est-il pas trop fort ?

ASHOKA MODY. Je suis pessimiste sur l’avenir de l’Union monétaire, et c’est pourquoi je dis que c’est une tragédie. C’est tragique parce qu’à l’origine, l’euro n’est pas nécessairement le fruit d’une mauvaise intention, mais son existence même fait qu’il est très difficile de le casser aujourd’hui. Une fois l’euro adopté, les marges de manoeuvre sont devenues très limitées. Les membres de la zone euro sont prisonniers des contraintes politiques et économiques qui conduisent nécessairement à une situation où les divisions entre nations et entre les peuples vont augmenter. Une monnaie unique amplifie les écarts économiques entre les pays. Mais elle amplifie aussi les divergences politiques. C’est cela qui est tragique.

Profil

– Naissance en 1956.

– Etudie l’électronique et l’économie appliquée en Inde, et obtient un doctorat (PhD) en économie à Boston.

– Réalise une grande partie de sa carrière dans les institutions internationales, à la Banque mondiale puis, à partir de 2001, au Fonds monétaire international, dont il est le directeur adjoint pour l’Europe. A ce titre, il dirige l’équipe du FMI qui interviendra en Irlande entre 2010 et 2013 avec les autres membres de la troïka (BCE et Commission européenne). Il s’est opposé à de trop fortes mesures d’austérité.

– Il est actuellement professeur invité à Princeton.

Pourquoi les divisions augmenteront ?

En raison de la divergence des intérêts nationaux. Et parce qu’il y a des gens qui ont l’impression d’avoir été abandonnés et désavantagés. Il est facile de les décrire comme des populistes, mais pourquoi le sont-ils devenus ? A mon sens, ils votent pour ces partis parce qu’ils sentent non seulement que leur condition est plus fragile, mais celle de leurs enfants aussi. Le grand problème est ce sentiment d’absence de mobilité sociale. Ceux qui sont laissés de côté ne le sont pas toujours en raison de l’euro. Cependant, l’euro cristallise les critiques parce qu’il projette une image de libéralisme économique à l’anglo-saxonne. Ce libéralisme peut être productif, mais il doit tenir compte des personnes qui se trouvent du mauvais côté de la mondialisation. L’euro a été piégé par cette force de long terme qu’est la mondialisation mais aussi, en interne, parce qu’il impose un corset trop rigide à la politique macroéconomique.

L’exemple de ce corset trop rigide est celui de l’Italie : vous dites que l’Italie n’aurait pas dû rentrer dans l’euro. Sans l’euro, l’Italie aurait-elle été plus productive ?

Attention, je ne dis pas que sans l’euro, l’Italie serait plus productive. Si l’Italie n’était pas entrée dans l’euro, la lire aurait continué à se déprécier. Le pays serait donc devenu progressivement plus pauvre, mais nous ignorons comment les Italiens auraient répondu à cette situation. Nous avions pensé que parce que les Italiens ne pouvaient plus se reposer sur la dévaluation de leur devise, ils deviendraient plus productifs. Ils ne le sont pas devenus. Et ils souffrent désormais du double désavantage de ne pas pouvoir dévaluer et de ne pas être plus productifs. S’ils avaient conservé leur monnaie nationale, la dépréciation de la lire aurait aidé leurs exportations. Et peut-être aussi cette dépréciation aurait constitué un signal assez clair du déclin national, plutôt que d’assister comme aujourd’hui à un effondrement rampant et imperceptible. Du point de vue de l’Union européenne, en raison de l’absence de ce mécanisme de ” déverrouillage ” (que constitue, en cas de crise, la dévaluation de la devise et la baisse des taux) et en raison de la pression qui s’accumule sur le pays depuis 20 ans, l’Italie n’est plus seulement un problème italien. C’est devenu un problème pour l’Europe dans son ensemble.

Une monnaie unique amplifie les écarts économiques entre les pays. Mais elle amplifie aussi les divergences politiques.

Et vous pensez que ce rêve fédéral qui est encore caressé par certains est impossible à réaliser ?

Lorsque Robert Schuman fit sa déclaration (le 9 mai 1950) proposant la création d’une Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), il présenta ce projet comme le premier pas vers une fédération européenne. Mais le traité de Paris (d’avril 1951) qui consacra la CECA abandonna de manière consciente le mot fédération. On lui substitua le terme ” communauté “, c’est-à-dire un groupe de nations égales et dont la souveraineté dans des matières comme la défense ou la fiscalité n’est pas subordonnée à une institution centrale. Donc, même au tout début, les Européens étaient conscients du problème.

Mais les Etats-Unis aussi ont mis du temps pour unifier leur politique et leur monnaie…

Je crois que la comparaison avec les Etats-Unis n’est pas la bonne. Car dès leur naissance, dès leur constitution de 1787, les Etats-Unis étaient un Etat fédéral. Une véritable fédération implique en effet que les Etats fédérés abandonnent consciemment ce droit à lever l’impôt et dépenser celui-ci et le droit d’organiser sa propre défense. Ce n’est pas le cas de l’Europe.

Mais il y a un moyen de résoudre ce problème : c’est de mettre en place de vrais outils fédéraux, comme des eurobonds, un fonds européen de garantie sur les dépôts bancaires, non ?

Les eurobonds, le fonds de garantie, etc., relèvent de la technique financière. L’élément clé à votre question, ce sont les transferts et la gouvernance. Les transferts doivent être significatifs et sur le long terme, à l’image de ce qui est nécessaire entre le Nord et le Sud de l’Italie. En d’autres termes, cela ne doit pas être une aide passagère en temps de crise. Est-ce une bonne chose ? Je ne sais pas. Certains prétendront que cet argent sera gâché, dépensé sans résoudre le problème. Mais assumons l’hypothèse que ces transferts fonctionnent, la gouvernance reste pour moi l’élément le plus délicat. Dans un véritable Etat fédéral, il y a un gouvernement légitime, résultant d’élections et les électeurs peuvent le rendre responsable des erreurs réalisées. Pour atteindre ce stade au niveau de l’Union européenne, les parlements nationaux qui aujourd’hui votent les lois et les budgets devraient abandonner une grande partie de leurs prérogatives. Sinon, le Parlement européen et le ” cabinet ministériel ” qui serait constitué à côté de lui entreraient dans un conflit très sévère avec les parlements nationaux. Et ce problème n’a pas été résolu. Avec, pour conséquence, qu’à partir des élections de 2012-2013, les électeurs ont estimé que l’Europe influençait (en mal) leur vie quotidienne et ont commencé à rendre leur politiciens nationaux responsables.

L’euro cristallise les critiques parce qu’il projette une image de libéralisme économique à l’anglo-saxonne.

En 2012 ? Nous sommes un an après le sommet de la crise de l’euro…

Exactement. La crise de la zone euro n’a pas seulement laissé des cicatrices économiques. Elle en a laissé aussi d’autres, politiques. Et les cicatrices reçues suite à une blessure peuvent limiter les actions par la suite. Et pour poursuivre l’analogie, la Banque centrale européenne a soigné bien trop tard ces blessures, qui se sont dès lors infectées. Beaucoup ont critiqué les mesures d’austérité trop sévères, mais la politique de la BCE (qui a pendant la crise remonté un moment ses taux à contre-courant et qui a tardé quatre ans avant de lancer son quantitative easing, ses rachats massifs d’obligations) a aussi joué un rôle très important. En tardant, elle a installé un contexte de faible inflation. Et si l’inflation est trop faible trop longtemps, elle modifie les comportements des acteurs économiques qui vont commencer à attendre avant d’investir ou de consommer. Dès lors, l’activité ralentit encore, les prix baissent et vous êtes pris dans un piège, un lowflation trap.

Comme au Japon ?

Oui. Et l’Italie souffre du même mal. C’est même pire qu’au Japon, car si l’Italie souffre aussi du vieillissement de sa population, elle n’a pas le même niveau de productivité. L’Italie doit donc affronter une faible inflation, le vieillissement de sa population et une productivité anémique. De plus, même si les taux d’intérêt de la BCE sont bas, les taux réels (c’est-à-dire ajustés de l’inflation) restent trop élevés pour l’économie italienne. Et si, en raison d’une guerre commerciale mondiale ou de l’essoufflement de la croissance allemande, la croissance italienne baisse encore, l’Italie finira par tomber en récession. Et la BCE sera alors impuissante.

Projetons-nous dans un proche avenir. Vous imaginez deux scénarios. L’un qui est la poursuite de petites décisions cosmétiques entre pays de la zone euro qui ne régleront pas le problème de fond. L’autre, un démantèlement des règles trop restrictives de la zone pouvant aller vers un éclatement. Comment cela finira-t-il ?

Nous voyons avec les derniers événements – tels l’accord de principe franco-allemand sur un ” budget ” de la zone euro ou la ” résolution ” de la crise grecque – : nous restons dans le premier scénario.

Comment se terminera-t-il ?

Par une crise italienne. L’Italie se situe sur la faille sismique. S’il y a un nouveau tremblement de terre, une nouvelle crise, le pays sera emporté et il risque d’emporter avec lui la zone euro tout entière.

(1) Ashoka Mody, ” Euro Tragedy (a Drama in Nine Acts) “, Oxford University Press, 31,55 euros.

Le péché originel

L’idée de l’euro émergea entre les six membres fondateurs de ce qui sera l’Union européenne (Benelux, Italie, France, Allemagne) à La Haye en 1969. Le projet, décrit quelques mois plus tard dans le ” plan Werner “, consistait, au travers d’une monnaie unique, à éliminer les frais de change des entreprises et des citoyens, ce qui aurait nécessairement comme résultat, pensait-on, de faire progresser les échanges intra-communautaires. Parallèlement, au travers de la création d’une banque centrale européenne, on allait unifier les politiques monétaires afin d’éviter tout dérapage. Les Etats membres de l’union monétaire devraient s’engager à respecter une stricte discipline budgétaire et devraient également chercher à coordonner leurs politiques économiques. Des liens de plus en plus forts se tisseraient dès lors entre nations. Il y aurait des crises sans doute. Mais, disait-on, leurs résolutions allaient conforter ce nouvel édifice.

” Ce que les membres fondateurs auraient toutefois dû savoir, est qu’une union monétaire n’amène pas nécessairement la prospérité “, observe Ashoka Mody. Ces six fondateurs étaient en effet conscients que les gains politiques promis, à savoir la poursuite d’une intégration, étaient illusoires : ” Ils savaient qu’ils n’abandonneraient pas la mainmise sur leurs recettes fiscales pour promouvoir une aide significative à des nations en détresse “, souligne l’ancien responsable du FMI. Dès 1971, un professeur de la London School of Economics et conseiller de plusieurs gouvernements travaillistes, Nicholas Kaldor, avait mis à jour les faiblesses du projet. Pour rendre cette monnaie unique viable, alors que les pays les plus faibles ne pouvaient plus se servir de la dévaluation et ne pouvaient plus jouer sur les taux d’intérêt, il ne suffirait pas de créer un fonds qui aiderait temporairement un pays engoncé dans une crise. La monnaie unique présupposait un système où les nations les plus fortes devaient financer, d’une manière plus ou moins permanente, les nations les plus faibles.

Sans cela, les nations les plus faibles, soumises à des taux d’intérêt trop élevés et dans l’impossibilité de dévaluer pour se donner un peu d’air, seraient contraintes de subir de dramatiques ajustements sur les salaires et, si elles ne parvenaient pas à regagner des parts de marché sur l’emploi par ce biais. Les crises, voire des récessions, traîneraient en longueur, bien plus longtemps que si elles avaient conservé leur pouvoir monétaire. C’est malheureusement ce qui s’est passé.

Martin Wolf, chief economist du Financial Times, résumait voici quelques jours la situation actuelle : ” L’euro est un échec. Cela ne signifie pas qu’il ne se maintiendra pas ou que cela serait mieux s’il disparaissait. Le coût d’une rupture partielle ou totale serait trop élevé. Cela veut dire que la monnaie unique a échoué à instaurer la stabilité économique ou à renforcer l’idée d’une identité européenne “. Et Martin Wolf concluait : ” L’euro est devenu source de discorde “. Soit l’exact opposé de son projet initial.

Seule Angela Merkel peut siffler la fin de la partie

A l’origine, l’idée d’une union monétaire est française. Le président français Georges Pompidou voyait dans la monnaie unique un moyen pour la France de rester dans le peloton de tête économique et de ne pas perdre de l’ascendant sur l’Allemagne. Mais c’est un Allemand, le chancelier Helmut Kohl, qui bâtit la ” légende dorée ” de l’euro et le rendit possible, contre l’avis de sa banque centrale, d’ailleurs.

Fortement marqué par le désastre de la Seconde Guerre mondiale, Helmut Kohl se voyait comme celui qui, à l’heure de la réunification allemande, lancerait un projet sacralisant l’unité et la fraternité retrouvée des nations européennes. Mais il savait aussi que ses compatriotes craignaient de devoir payer pour les nations pauvres. Il répéta souvent que l’Allemagne ne paierait pas la facture des autres pays. On créa donc l’euro, mais avec des règles strictes : no bail out, déficits et endettements limités.

Helmut Kohl était bien conscient des obstacles insurmontables qui existaient à l’émergence d’une réelle unification politique européenne. Mais son génie, explique Ashoka Mody, a été de créer une belle histoire autour du projet, l’associant à l’idée d’un instrument de paix. Cette ” union politique ” qu’il vantait était cependant un ” mot valise ” dans lequel chacun pouvait mettre ce qu’il voulait : certains un projet fédéraliste, d’autres l’idée d’une communauté de nations, d’autres une simple union douanière.

On fit donc la monnaie que voulaient les Français selon les règles allemandes. C’est cela la tragédie de l’euro, souligne Ashoka Mody qui poursuit : ” Ce qu’un chancelier allemand a fait, seul un chancelier allemand peut le défaire. Et celui-ci ne peut être qu’Angela Merkel. Aucun autre chancelier ne pourra faire ce que Merkel pourrait réaliser. Le prochain chancelier sera beaucoup plus nationaliste “.

Ashoka Mody imagine dès lors, face à un écartèlement insupportable de la zone euro, le discours d’ exit que pourrait tenir Angela Merkel. Elle annoncerait que l’Allemagne effacerait une grande partie de la dette grecque, que la Banque centrale européenne – qui a aujourd’hui pour seul objectif la stabilité des prix – en ajouterait un second : l’emploi. Et qu’un nouveau mécanisme de résolution des dettes publiques serait mis en place, qui permettrait de réduire automatiquement le montant des dettes en cas de dérapage. Cela responsabiliserait à la fois les Etats, mais aussi les investisseurs qui leur prêtent et éviterait que les crises prennent des proportions ingérables. Et la fin de l’histoire la moins tragique serait un éclatement de la zone ” vers le haut “, les pays forts quittant l’union monétaire. Et l’Allemagne retrouverait son Deutsche Mark… Mais la chancelière a déjà été au bout de ce qu’elle pouvait faire et ce scénario, aujourd’hui, relève de l’utopie, souligne Ashoka Mody.

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