L’irrésistible tentation du design de collection

L'armoire Blue Tie Roofing conçue par le Belge Lionel Jadot, au salon Collectible. © JEROEN VERRECHT

Austère, poétique ou spectaculaire : le mobilier contemporain en édition limitée que l’on compare à l’art ou à la haute couture connaît un succès grandissant dans les foires et auprès des collectionneurs. Comptez entre 1.500 et 500.000 euros pour acquérir la pièce de vos rêves.

Au salon Design Basel, qui vient de s’achever sur les rives du Rhin, on regarde d’abord, on demande le prix ensuite. Si possible d’un air dégagé. Il est rare qu’ici une pièce soit vendue à moins de 15.000 euros. Certaines se négocient au prix d’une Ferrari. Elles ont le vent en poupe. Depuis que la foire d’art contemporain de Bâle a décidé en 2006, précédée par Art Miami, son pendant nord-américain, d’accueillir une manifestation spécialement dédiée au design, le secteur n’a cessé de gagner en respectabilité. Les amoureux du mobilier du 20e et du début de ce 21e siècle ne savent plus où donner de la tête. Une véritable épidémie. Parmi les dernières villes touchées, Monaco et Saint-Moritz – avec la foire Nomad, lancée l’an passé-, ou Bruxelles avec Collectible qui s’est tenue pour la première fois en mars dernier.

Pour se différencier du ” prêt-à-meubler”, le design d’auteur revendique le travail sur mesure.

Cette manifestation rassemblait sur 4.600 m2 dans le bâtiment Vanderborght, une sélection d’objets fonctionnels créés exclusivement à partir des années 2000, en exemplaire unique ou en nombre très restreint. ” Nous voulions montrer au public ce qui se fait de mieux de nos jours en mettant l’accent uniquement sur les créations récentes “, explique Liv Vaisberg, cofondatrice de l’événement avec Clélie Debehault.

Le rendez-vous bruxellois, qui a attiré 3.000 visiteurs, a été un succès pour les deux organisatrices qui battent en brèche l’idée qu’un design pointu est forcément hors d’atteinte. ” On peut acquérir un meuble en édition limitée à un prix qui n’est pas toujours plus élevé que dans le design industriel haut de gamme “, souligne Clélie Debehault. Les pièces présentées à Collectible vont de 1.500 à 15.000 euros. Les tables en marbre du Belge Ben Storms, cédées pour plus de 20.000 euros, font figure d’exception. Qui sont les acheteurs ? Des esthètes attirés par la nouveauté, disposant de moyens confortables, voire très confortables, des architectes d’intérieur en charge de trouver pour leurs clients du designart qui sort des sentiers battus, des institutions muséales qui, elles aussi, s’intéressent de plus en plus au sujet.

Alexis Ryngaert, fondateur de la galerie Victor Hunt.
Alexis Ryngaert, fondateur de la galerie Victor Hunt.© PG

Assurer le service après-vente

Certaines galeries spécialisées, comme Maniera et Victor Hunt à Bruxelles, vont jusqu’à produire et éditer le mobilier qu’elles défendent. La tâche est ardue. Pas seulement parce qu’il faut trouver les acheteurs qui, en dépit du succès grandissant du design, restent peu nombreux à l’échelle du marché de l’art. Les contraintes sont aussi matérielles. A cause de son encombrement, le mobilier génère des coûts de stockage importants qui s’accumulent au fil des expositions. Et à la différence d’un tableau ou d’une sculpture, un meuble, parce qu’il a une fonction d’usage, est sujet aux accrocs ou aux bobos du quotidien. A charge du galeriste-producteur d’assurer le service après-vente…

Un défi qui ne rebute pas Alexis Ryngaert, fondateur de Victor Hunt il y a 10 ans. Le trentenaire réalise environ 90 transactions par an. Les pièces, vendues entre 10.000 et 50.000 euros, sont assemblées dans son entrepôt près de Zaventem. Elles sortent de l’imagination d’une di-zaine de designers, trentenaires pour la plupart, avec lesquels Alexis Ryngaert a construit des relations de confiance. ” La qualité de la production est primordiale. On ne vend pas du vent “, dit-il. Une douzaine d’artisans hautement qualifiés, spécialistes dans leur domaine, sont parfois recrutés pour participer à l’élaboration d’un prototype. ” Il faut amener chacun à réfléchir et à dépasser ses habitudes “, précise Alexis Ryngaert.

Design Basel a rassemblé cette année une cinquantaine de galeries
Design Basel a rassemblé cette année une cinquantaine de galeries© PG

Pour se différencier du ” prêt-à-meubler “, le design d’auteur – comme on l’appelle – revendique le travail sur mesure. Un esprit ” haute couture ” où règne l’esprit d’innovation. ” La fonctionnalité et le confort ne sont pas toujours nos objectifs premiers “, reconnaît le marchand. Certaines pièces de son catalogue sont de véritables ovnis. Heureusement pour les néophytes, il y a des approches aussi plus classiques. La série Suitcases de Maarten De Ceulaer est un ensemble de meubles (bureau, table basse, armoire) revêtus de cuir inspirés par l’univers de la maroquinerie et des malletiers. Un travail d’orfèvre qui n’est pas à la portée du premier artisan ni de toutes les bourses : pour le secrétaire de cette collection, éditée à 12 exemplaires seulement, il faut débourser 26.000 euros.

Bureau  Suitcase de Maarten De Ceulaer, Galerie Victor Hunt.
Bureau Suitcase de Maarten De Ceulaer, Galerie Victor Hunt.© Galerie Victor Hunt

” Le prix d’une pièce dépend à la fois de son coût de production et du statut du designer “, souligne Amaryllis Jacobs, cofondatrice avec Kwinten Lavigne de la galerie Maniera située dans le centre-ville de la capitale. ” Si l’on prend les architectes et designers de Studio Mumbai, dont le travail fait partie des collections du Centre Pompidou ou du Musée d’art moderne de San Francisco, leur cote tient aussi bien à leur prestige qu’à la conception de leurs pièces qui résultent d’un artisanat complexe “, souligne la jeune femme qui a présenté une quinzaine de créations il y a quelques jours à Design Basel.

Comme Alexis Ryngaert, elle participe fréquemment à la grande foire helvète qui se décline chaque année, au mois de décembre, à Miami. Un rendez-vous immanquable pour qui veut séduire le gotha international. ” Ce qui est unique dans un salon comme celui-là, c’est la concentration de collectionneurs fortunés à qui l’on peut montrer notre travail “, précise Alexis Ryngaert.

Une écurie de stars

Parmi les 35.000 visiteurs qui déambulent dans les allées de la foire floridienne à l’ombre des palmiers, se trouve une proportion enviable de collectionneurs privés qui ne lésinent pas sur les moyens pour décorer leur première, seconde ou énième résidence. Encore faut-il retenir leur attention… ” Cela fait six années que nous sommes présents à Bâle et Miami “, raconte le fondateur de la galerie Victor Hunt qui exporte ses créations à Paris, Londres, New York ou en Suisse. “Il faut prendre le temps de construire les relations, de faire connaître notre identité, cela n’est pas si simple”, précise Alexis Ryngaert.

L’investissement n’est pas qu’une question de patience. La location d’un stand peut atteindre 11.000 euros le m2, une somme à laquelle il faut ajouter les frais de transport. Une dépense nécessaire pour accroître son réseau et espérer toucher les acheteurs internationaux. ” Il n’est pas facile de faire sa place dans un marché de venu de plus en plus concurrentiel “, reconnaît un professionnel. D’autant que les acteurs ne jouent pas tous dans la même cour. Certaines galeries disposent de moyens considérables et comptent dans leur ” écurie ” des designers stars comme les frères Campana, Front Design, Marcel Wanders ou le studio Nendo, connus au-delà du cercle des initiés. Un privilège réservé aux galeries les plus influentes, comme Friedman Benda ou Salon 94 à New York.

Certaines galeries spécialisées, comme Maniera et Victor Hunt à Bruxelles, vont jusqu’à produire et éditer le mobilier qu’elles défendent.

A Paris, c’est le nom de Kreo qui s’impose. Cette galerie a été créée il y a près de 20 ans par Didier Krzentowksi et sa femme Clémence. Le couple, qui édite à ses frais des pièces numérotées et manufacturées en nombre limité, est connu pour son infatigable enthousiasme. Karl Lagerfeld ou François Pinault compte parmi leurs fidèles. Leur galerie parisienne de 650 m2, complétée depuis 2014 par un espace à Londres, accueille les grands noms du design pour des pièces qui peuvent atteindre 80.000 euros.

La dernière exposition de Kreo est consacrée à un projet de mobilier géométrique ultra dépouillé, sculpté dans le marbre de Savoie par Konstantin Grcic. Une approche radicale pour ce designer berlinois qui travaille de manière plus sage lorsqu’il collabore avec des marques mainstream comme Driade, Magis ou Vitra. ” Il y a tellement de contraintes dans le monde industriel que les designers ont besoin d’un endroit de réflexion, c’est là que nous intervenons “, avance Didier Krzentowski dont l’activité génère 9 millions d’euros par an. Un tiers du chiffre d’affaires du Français provient de la vente du mobilier vintage, essentiellement des luminaires des années 1950 à 1980 dont les prix ont flambé ces dernières années.

Table basse Firenze d'Alessandro Mendini, pour la galerie Kreo.
Table basse Firenze d’Alessandro Mendini, pour la galerie Kreo.© SYLVIE CHAN-LIAT

Nombreux sont les marchands à s’être spécialisés sur cette période des Trente glorieuses qui pulvérise des records de vente. Les créations de Maria Pergay (née en 1930), surnommée la reine de l’acier inoxydable, fait partie des noms très recherchés sur le marché. Le design contemporain pourrait-il suivre la même voie spéculative, voire s’aligner sur celle de l’art contemporain qui connaît de régulières poussées de fièvre ? Le patron de Kreo en doute. ” L’art est vraiment un produit financier, ce n’est pas du tout le cas du design. L’exemple de Marc Newson dont la chaise longue Lockheed Lounge, qui valait 40.000 euros en 2001 et s’est vendue 3 millions d’euros aux enchères en 2015, est vraiment une exception. C’est un marché très sain dont les prix évoluent très doucement. ” Un avis que ne partagent pas forcément ses confrères.

Le goût de la démesure

Pour Julien Lombrail, les designers les plus en vue sont, au contraire, en train de connaître le même sort que les stars de l’art contemporain. Le jeune marchand qui codirige la Carpenters Workshop Gallery basée à Paris, Londres et sur la Cinquième avenue à New York, en veut pour preuve le succès croissant des ventes publiques organisées autour du design – même si celles-ci ne concernent encore que rarement les oeuvres récentes – , l’engouement des musées les plus respectables et l’intérêt des richissimes collectionneurs chinois, brésiliens, saoudiens ou russes qui dopent le marché. Une cible que connaissent précisément bien les fondateurs de Carpenters.

Leur société qui affiche un confortable C.A. de 18 millions d’euros, s’est offert près de l’aéroport du Bourget, où atterrissent et décollent les jets privés de leurs clients, un atelier de production de 8.000 m2. Logée dans une ancienne fonderie, la structure permet de centraliser la conception de pièces spectaculaires cédées à des prix qui peuvent dépasser parfois le demi-million d’euros. Le style est volontiers baroque, décalé, monumental. L’humour de Studio Job, un bureau de design belgo-néerlandais très prisé par Carpenters, illustre parfaitement ce goût de la démesure et de la loufoquerie, avec des références à Magritte, Tintin ou King Kong. Les luxueuses ” fantaisies ” des deux marchands français font un tabac. Mais que vaudront demain les hits d’aujourd’hui ? ” Il faut juger sur le long terme et voir qui va tenir ses promesses sur le second marché des ventes aux enchères, estime Alexis Ryngaert. Il faut attendre 10 ou 15 ans. Tant que les oeuvres ne sont pas revendues, on ne peut pas savoir si elles vont être collectible. Je ne suis pas du genre à faire des grandes théories sur ce que doit être le design mais on ne peut pas faire croire que tout le monde sera gagnant. Si 20 à 25 % des pièces visibles aujourd’hui arrivent à maintenir leur cote, ce sera très bien. Il faut acheter des pièces parce qu’on les aime, parce qu’on trouve que ca vaut la peine de vivre avec elles. ”

Clémence et Didier Krzentowski, fondateurs de la galerie Kreo à Paris.
Clémence et Didier Krzentowski, fondateurs de la galerie Kreo à Paris.© MICHEL GIESBRECHT

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