“L’école a le même modèle que le fast-food”

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Très en vue depuis la sortie de son livre “Libérez votre cerveau”, Idriss Aberkane s’est hissé dans le cercle des orateurs français que l’on s’arrache. Spécialiste des neurosciences, passionné par le biomimétisme, très critique à l’égard du monde de l’enseignement, Idriss Aberkane partage une idée à la minute. Et ne mâche pas ses mots.

Il a rejoint le club select de la nouvelle génération de penseurs de l’Hexagone qui font parler d’eux, dans la foulée de Nicolas Bouzou, Laurent Alexandre, Stéphane Mallard et quelques autres. Mais l’homme a aussi fait beaucoup parler de lui pour le C.V. qu’il affiche et qui, à 30 ans à peine, le gratifie de trois doctorats et d’une série impressionnante de réalisations. Certains médias français l’accusent même de l’avoir gonflé. Mais Idriss Aberkane a la peau dure et il sait que cette publicité lui a permis d’assurer la promotion de ses idées. Et elles sont nombreuses.

Il aime parler d’ergonomie du cerveau, du monde de l’éducation, de biomimétisme ou d’intelligence artificielle. Et dans la vie, il multiplie les casquettes. Lorsque nous avons sollicité cette interview, nous pensions rencontrer l’orateur et l’auteur. Mais Idriss Aberkane nous a invité dans la banlieue de Neuchâtel, en Suisse. C’est entre les montagnes et les lacs suisses qu’il a installé ses activités de businessman. Dans ses bureaux, un brin tape-à-l’oeil pour la région, se loge General Bionics, une petite entreprise (un peu moins de 10 personnes) qu’il a créée voici un an et qui développe des idées (et des entreprises) aussi diverses que Chréage, un outil de knowledge management sur le Web, ou qu’une nouvelle sorte de kombucha, cette boisson acidulée consommée depuis des millénaires en Asie. Tiré à quatre épingles, le jeune homme de 32 ans dépose ses lunettes de soleil sur la table, nous sert une première version de kombucha maison et se lâche pour une longue interview.

TRENDS-TENDANCES. On pensait trouver Idriss Aberkane, l’orateur et l’auteur du livre ” Libérez votre cerveau. ” Mais ici, vous êtes plutôt l’homme d’affaires. Pouvez-vous nous éclairer sur les activités commerciales que vous développez ici ?

IDRISS ABERKANE. Vous êtes ici dans le centre de General Bionics qui veut devenir le McKinsey du biomimétisme ( discipline qui observe la nature et l’imite pour développer de nouveaux concepts, Ndlr). Le conseil en bio-inspiration a des applications importantes en stratégie, d’où l’idée d’être un genre de McKinsey. Mais il existe aussi des applications en urbanisme, en architecture, en biomédical, etc. On a appelé l’entreprise General Bionics en en référence à General Electric. L’idée de base c’est que la connaissance est le nouveau pétrole et la nature le plus gros gisement de connaissances. Le 20e siècle était le siècle de l’électricité. Le 21e siècle sera celui du biomimétisme. A partir de cette vision, nous voulons développer des brevets, de l’innovation en général, mais aussi proposer du conseil. Aujourd’hui, on constate que ceux qui travaillent sur le biomimétisme le font en général pour eux. Airbus, par exemple, dispose d’une excellente division en la matière. Mais aujourd’hui, le biomimétisme reste confiné en interne dans les entreprises. Or c’est idiot car en s’intéressant au biomimétisme, les entreprises découvrent des éléments qui pourraient être utiles à de nombreuses autres industries. Et elles n’en font rien. Une boîte généraliste de biomimétisme serait nécessaire. Voilà la raison d’être de General Bionics en tant que cabinet de conseil. Par ailleurs, à côté de ses activités de conseil, l’entreprise entend aussi lancer des filiales dès qu’un brevet, un procédé ou une simple idée devient suffisamment intelligent.

Profil

– Né en 1986 à Pithiviers (France).

– Auteur du livre Libérez votre cerveau.

– Fondateur de General Bionics et la Fondation Bioniria.

– Docteur en études méditerranéennes et littérature comparée. Université de Strasbourg (2014).

– Docteur bidisciplinaire en neurosciences cognitives et économie de la connaissance appliquée à la gestion. Ecole Polytechnique Université Paris Saclay (2016).-

– Docteur en diplomatie et néopolitique. Centre d’études diplomatiques et stratégiques de Paris.

– Conseiller scientifique de la mission SeaOrbiter.

Vous logez ici aussi une fondation du nom de Bioniria. De quoi s’agit-il ?

La Fondation Bioniria a pour seul objectif de pousser tous les chefs d’Etat du monde à s’intéresser davantage à la biodiversité qu’au pétrole. Pour l’instant, ce sont plutôt les micro-Etats qui s’y intéressent mais le job de Bioniria est de faire en sorte que demain la biodiversité sensibilise la totalité des chefs d’Etat.

Comment définissez-vous le biomimétisme et pourquoi vous intéresse-t-il autant ?

Le concept, c’est voir la nature comme une bibliothèque… et la lire au lieu de la brûler. Le biomimétisme dit simplement que la nature est le plus gros gisement de connaissances sur Terre. Or la connaissance vaut plus cher que le pétrole. Quelqu’un qui vend de la connaissance est plus riche que quelqu’un qui vend du pétrole. On le voit avec les GAFA aujourd’hui. Bagdad était beaucoup plus riche quand elle vendait du savoir au 9e siècle après Jésus-Christ que lorsqu’elle a commencé à vendre du pétrole 1.000 ans plus tard. On peut voir la biodiversité comme un puits de pétrole. Bioniria est là pour faire l’évangélisation de cette notion générale et General Bionics pour assurer l’exploitation industrielle de cette notion. On ne s’en rend pas toujours compte, mais il y a déjà énormément de biomimétisme caché. Prenez la tour Eiffel : très peu de gens savent que c’est un bâtiment ” bioinspiré “. Elle est inspirée de l’os humain. La tour Eiffel est plus légère que le cylindre d’air qui la contient. Le cylindre qui part des pieds jusqu’au sommet contient un volume d’air qui, à 20 degrés, est plus lourd que la tour elle-même. C’est parce Maurice Koechlin, l’ingénieur en chef d’Eiffel, avait copié l’os humain. Pareil pour le béton armé qui est une invention biomimétique que l’on doit à Joseph Monier, un jardinier qui essayait de fabriquer des pots de fleurs plus résistants. Il avait développé un béton nervuré en s’inspirant des feuilles de chou. Le biomimétisme est vraiment partout. Il faut se dire qu’à chaque fois que l’humanité est confrontée à un problème, il y a de fortes chances pour que la nature l’ait également rencontré puisque cela fait 4 milliards d’années qu’elle est là. Et 4 milliards d’années de R&D, ça se respecte. Quand je dis que la nature est une bibliothèque, il faut prendre cela au sens littéral. Si vous héritez de la bibliothèque de votre grand-père, la meilleure façon d’en tirer de l’argent n’est pas d’en brûler les livres pour se chauffer ou de la vendre au kilo (les marges seraient ridicules). La vraie solution, ce serait de la louer, même pas de la vendre.

L’innovation, c’est pour les pauvres. L’économie de la connaissance est développée quand vous ne disposez de vraiment rien.

Comment voulez-vous faire comprendre aux chefs d’Etat ou aux entrepreneurs que le biomimétisme constitue le plus gros marché du 21e siècle ?

L’idée est de dire : ” Vous êtes la station pétrolière du futur “. Au lieu de faire jaillir le pétrole de la mer, vous êtes là pour faire jaillir la connaissance. Maintenant, il faut essayer d’expliquer à des investisseurs ce que c’est qu’un baril de savoir. Prenez l’enzyme appelée TAQ polymérase. Cette enzyme est à la base de la révolution des biotechnologies des années 1980. C’était une petite bactérie du désert de Yellowstone. Comment convaincre un président de protéger la petite enzyme ? A priori, cette demande ne se trouvera pas au sommet de ses priorités parce qu’aucun électeur ne l’a élu pour la protéger. Mais si on lui parle des 4 millions d’emplois dans le monde liés à cette petite enzyme, cela change la donne. En gros, il y a ” juste ” un effort de traduction à fournir, c’est-à-dire qu’il faut mettre des mots sur les emplois que représente le ” baril de connaissance “. A l’heure actuelle, aucun pays ne propose de louer sa forêt pour y chercher des toxines et des molécules intéressantes, comme d’autres le font avec leur pétrole en attribuant des concessions. Mais on pourrait imaginer un pays, comme le Brésil, qui donnerait une concession sur telle ou telle partie de la biodiversité disponible dans la forêt amazonienne et prendrait 10 à 15 % des exploitations bioinspirées tirées de cette concession.

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Vous dites parfois que la forêt amazonienne vaut plus que le pétrole. C’est dans ce sens-là ?

Oui. C’est une réalité. Beaucoup ne voient pas comment elle peut valoir plus parce leur métier, c’est de brûler le papier depuis des années. Donc dans leur business model, ils ne voient pas comment garder le papier peut les rendre plus riches. Mais s’ils comprennent qu’il existe un business model où la moindre toxine trouvée dans cette forêt vaut une fortune, cela change la donne. Et les exemples, rien que sur la forêt amazonienne, sont hyper nombreux. Le nénuphar Victoria Amazonica a inspiré à Airbus des ailes beaucoup plus légères à résistance égale. Il a inspiré à l’architecte belge Vincent Callebaut des îles artificielles flottantes baptisées Lilypad. Donc si une application tirée du nénuphar permet de faire gagner de l’argent à Airbus et à Vincent Callebaut, imaginez tout ce qui pourrait être fait avec la nature…

N’est-ce pas une vision un peu utopique ?

Il y a des pays qui estiment que cette idée est complètement fantaisiste. Pour d’autres, souvent des petits pays, cette idée est évidente et revient à enfoncer une porte ouverte. L’île Maurice par exemple.

Pourquoi sont-ce des petits pays qui s’y intéressent le plus aujourd’hui ?

Parce qu’ils n’ont pas le choix. Prenez la Corée du Sud, c’était l’économie de la connaissance… ou la mort. Quand on a du pétrole, on n’a pas besoin d’être intelligent. Pour preuve, la Silicon Valley est née en Californie, pas au Texas. L’innovation, c’est pour les pauvres. L’économie de la connaissance est développée quand vous ne disposez de vraiment rien.

La tour Eiffel est inspirée de l’os humain. Elle est plus légère que le cylindre d’air qui la contient.

Une autre de vos grandes thématiques, c’est l’enseignement que vous critiquez fortement dans votre ouvrage. Vous dites que l’école, c’est comme un buffet à volonté que le maître d’hôtel nous oblige à finir et cela dans un temps record. Et vous épinglez les mauvais résultats de l’école. Comment en est-on arrivé là ?

Au départ, l’école était compétitive pour capter l’attention. Quand vous étiez un enfant de paysan, vous aviez le choix entre emballer des bottes de foin ou écouter la vie de Jules César. Le calcul était vite fait. L’école était sexy. Donc on voulait y aller. D’ailleurs l’instruction publique obligatoire visait plutôt les parents que les enfants. La promulgation de loi avait pour but de forcer les parents à laisser leurs enfants y aller. Sauf que n’ayant pas eu à se battre, l’école a, entre-temps, dû faire face à tous les médias de masse : la presse écrite, la radio, la télé, Internet, les réseaux sociaux et les jeux vidéo. L’école ne s’est pas battue pour avoir des parts de marché de ce fameux temps de cerveau humain disponible. Elle est, donc, devenue complètement niaise. Et puis comme tout marché protégé, comme tout marché captif, elle a décidé de faire, de cela, une vertu. Elle a, en effet, décidé de dire que ceux qui réussissaient à capter l’attention humaine sans avoir la puissance de l’Etat derrière, étaient des escrocs ou des vendeurs de tapis. L’école devrait apprendre des médias de masse, des jeux vidéo, des réseaux sociaux. Mais elle se considère au-dessus d’eux.

Est-ce que votre analyse n’est pas un peu exagérée ? L’école convient aussi à de nombreux enfants…

Absolument pas : regardez les tests Pisa dans le cas français. C’est déjà trop ! Les décrochages scolaires qu’on enregistre : c’est trop aussi. Prenez le nombre d’illettrés, le nombre de personnes qui ne savent pas compter et qui ne savent pas additionner deux fractions, c’est vraiment trop. On peut faire beaucoup mieux à notre époque. L’école n’a quasiment pas évolué depuis le 19e siècle. C’est toujours les mêmes tables, les mêmes tableaux noirs et les mêmes méthodes. Oui bien entendu, on peut trouver des vertus à l’école. Le fait qu’elle soit basée sur le modèle du fast-food, c’est-à-dire le même ” burger de savoir ” pour tous qui offre l’avantage de pouvoir servir des millions de couverts par jour. En cela, notre système actuel est démocratique. Il est massif mais il n’est pas ergonomique pour autant. L’apport du Big Mac est nulle d’un point de vue nutritionnel. En plus, quand on parle du Big Mac, c’est bon au niveau du goût ( et encore, Ndlr). Or, dans le cas de l’école, cela a mauvais goût et ce n’est pas non plus nutritif, en témoignent les résultats Pisa. L’ergonomie de l’enseignement est toute pourrie. En face de ce modèle, vous avez le modèle Léonard de Vinci, c’est-à-dire le mentorat de François 1er. C’est au professeur de se débrouiller pour capter l’attention du roi alors qu’il a une multitude de distractions : la chasse, la galanterie de palais, la guerre ou les affaires de l’Etat. Ce mec-là, c’est un gamin gâté puissance 10. Au final, le système du mentorat est ultra-ergonomique. Par contre, il n’est pas du tout massif puisqu’il n’y a que le roi qui peut se le payer. L’enseignement du 21e siècle devrait avoir le meilleur des deux mondes, c’est-à-dire être à la fois ergonomique et massif.

Aujourd’hui, la connaissance du cerveau et l’ergonomie dont vous parlez dans votre ouvrage offrent-elles vraiment de nouvelles pistes pour enseigner ?

Absolument. Je travaille sur l’ergonomie non invasive qui peut, selon moi, libérer le système éducatif. Du temps de Napoléon, il n’y avait pas de concept de chaussure gauche et de chaussure droite. Le soulier de la Grande Armée n’avait qu’un seul modèle : le même pour le pied gauche et pour le pied droit. Quand Napoléon a marché sur Waterloo, tous ses soldats avaient le même soulier à gauche comme à droite. Le concept même de faire des souliers orientés aurait été considéré comme une sorte de luxe ridicule. Et puis, petit à petit, le concept de chaussures gauche et chaussure droite est arrivé. Aujourd’hui, si un cordonnier vous dit ce n’est pas à votre chaussure de se faire à votre pied, mais à votre pied de se faire à ma chaussure, vous lui répondez que c’est un idiot et vous allez voir un autre cordonnier. Le problème c’est qu’aujourd’hui le cordonnier du cerveau vous dit, où que vous vous trouviez dans le monde, que c’est à votre cerveau de se faire à sa chaussure. Donc, ce qu’on refuse pour notre pied, on l’accepte pour notre cerveau, l’organe le plus important de notre existence. C’est extrêmement grave. Ce n’est certainement pas au cerveau de se faire à la forme de l’école, mais c’est à l’école de se faire à la forme du cerveau.

Ce n’est certainement pas au cerveau de se faire à la forme de l’école, mais c’est à l’école de se faire à la forme du cerveau.

Mais à part cela, concrètement, pour quoi plaideriez-vous ?

Pour une éducation où le professeur a le droit d’expérimenter. Prenez les travaux de Céline Alvarez : elle a réussi à apprendre à lire, écrire, compter et diviser à tous ses élèves de maternelle ! C’est extraordinaire. Elle démontre une chose très simple : une autonomie maximale accordée aux professeurs, ça marche.

En Suisse, pays qui possède l’un des meilleurs systèmes éducatifs au monde, il n’y a pas de ministère de l’Enseignement. Là-bas, l’éducation est une prérogative cantonale. De plus, il y prévaut un principe constitutionnel qui est redoutable et n’existe nulle part ailleurs en Europe : le principe de subsidiarité. Il dit clairement que l’initiative de l’action publique doit toujours être dévolue à la plus petite entité capable de résoudre elle-même le problème. Y compris le fonctionnaire seul. Donc s’il y a un échec scolaire, la Constitution suisse donne légalement le droit au professeur de ne pas se plier à la bureaucratie. Si, en tant que prof, vous êtes protégé alors vous allez prendre l’initiative de sauver cet élève de l’échec. Il faut donner la parole à ceux qui sont sur le terrain.

Pour passer du menu Big Mac de l’école d’aujourd’hui à une manière plus efficace d’enseigner, que faudrait-il faire ?

Il faut bien sûr adapter les méthodes. Et il faudrait que le prof ait une autonomie quasi-totale dans sa classe, ce qui nécessite de lui faire confiance. De le payer mieux, bien entendu, et d’en finir avec ces grilles indiciaires complètement débiles. Chez Google ou dans n’importe quelle entreprise sérieuse qui doit lutter pour sa survie, quelqu’un de jeune qui a peu d’ancienneté peut toucher un meilleur salaire qu’un ancien, s’il est meilleur. C’est impensable dans la bureaucratie éducative française. Un prof qui est bon doit pouvoir avoir un meilleur salaire que le type qui est moins bon, même s’il a 15 ans de carrière. Il faut lier le salaire des profs aux objectifs. C’est le cas en Finlande, à Singapour ou en Islande.

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