“Peu d’entreprises disparaissent… Et ce n’est pas une bonne nouvelle”

© JELLE VERMEERSCH
Daan Killemaes Economiste en chef de Trends Magazine (NL)

Au lendemain d’une année 2017 incroyablement florissante pour l’économie belge, Jan Smets se montre très optimiste pour l’année qui commence. “On a fait du bon boulot. Il faudrait profiter de ce rétablissement pour induire des changements structurels”, dixit le gouverneur de la Banque nationale.

Dans un an, le gouverneur Jan Smets remettra les clés de la Banque nationale de Belgique (BNB) à son successeur Pierre Wunsch. ” Le 1er janvier 2019 sera mon dernier jour de travail officiel “, convient l’économiste qui a fait ses débuts à la BNB il y 45 ans. ” On ne sera pas très nombreux “, ajoute-t-il en souriant.

Après autant d’années aux commandes de l’économie belge – notamment comme chef de cabinet de Wilfried Martens et Jean-Luc Dehaene, et précurseur de la conversion à l’euro -, Jan Smets n’a pas l’intention de devenir inactif. ” Je conserve la présidence de l’AZ Sint-Lucas de Gand, confie-t-il. Le monde hospitalier est en pleine mutation. Il faut améliorer l’efficacité du système et les soins prodigués aux patients. ”

TRENDS-TENDANCES. Votre principal patient, l’économie belge, s’est bien rétablie.

JAN SMETS. Ce fut une bonne année pour l’économie mondiale en général mais aussi et surtout pour l’économie de l’Europe. En deux ans, la croissance a progressé de 1 %. Ce n’est pas rien. Oserais-je dire que c’est en partie grâce à la politique monétaire ? ( rires)

Francfort doit se sentir soulagé de voir que sa politique fonctionne.

Nous avons toujours su que notre politique porterait ses fruits. Nous avons pris des mesures inhabituelles et sommes heureux de constater qu’elles contribuent à la croissance et l’inflation. Même si le lien entre les deux semble moins évident qu’avant.

Profil

· 67 ans

· Licencié en sciences économiques de la Rijksuniversiteit Gent

· 1973 : stagiaire à la Banque Nationale

· 1988-1994 : chef de cabinet sous les Premiers ministres chrétiens démocrates Wilfried Martens et Jean-Luc Dehaene

· 1994 : chef de division au département des études de la BNB

· 1999 : directeur à la BNB

· 2015 : gouverneur de la BNB

Qu’en est-il de l’inflation ?

L’explication la plus plausible est la sous-exploitation dans l’économie européenne. En Belgique, le taux de chômage est toujours de 8 % par exemple. La flexibilité accrue du marché de l’emploi freine probablement l’inflation. Les travailleurs évoluent d’un emploi à temps partiel à un emploi à temps plein ou d’un emploi temporaire à un emploi fixe, plutôt que de demander une augmentation de salaire. De ce fait, la pression salariale est moindre, ce qui explique l’inflation actuelle.

Etant donné les facteurs structurels, pourquoi maintenir l’objectif de 2 % d’inflation ?

Pour commencer, l’Europe est fameusement endettée, les Etats mais aussi les familles. Il faut commencer par apurer les dettes et sans inflation, c’est nettement plus difficile. Ensuite – et je parle ici en tant que décisionnaire monétaire -, sans inflation, les banques centrales devraient atteindre plus vite le fameux seuil zéro, ce qui restreint la possibilité de réagir aux chocs.

Cela prend peut-être plus de temps que prévu mais ce serait inquiétant si l’inflation augmentait moins vite parce que les consommateurs et les entreprises avaient revu leurs attentes inflationnistes à la baisse. Ce n’est pas le cas, selon nous. Chaque trimestre, alors que se poursuit la hausse des taux, nous sommes de plus en plus convaincus que nous atteindrons notre objectif.

Selon les pronostics de la Banque nationale, l’inflation devrait repartir à la baisse dans notre pays.

L’inflation belge n’est pas représentative. Elle avait augmenté mais pas pour les bonnes raisons. Grâce aux mesures fiscales. Ce n’est pas mauvais en soi, pour autant que les mesures favorisent l’assainissement des finances belges. Nous prévoyons quand même une hausse progressive pour toute la zone euro, jusqu’à 1,7 % en 2020.

Autrement dit, on approche du but des 2 % d’inflation.

Oui, mais idéalement l’objectif devrait être atteint sans notre aide monétaire, ce qui n’est pas le cas. C’est pourquoi notre programme sera prolongé jusqu’en septembre, voire plus.

Selon certaines critiques, la politique des banques centrales perturbe les marchés financiers.

Je ne suis pas sûr que notre programme d’achat provoque de grandes perturbations. Il est vrai qu’une longue période de faibles taux est propice aux abus, voire aux bulles spéculatives, mais il n’y en a pas dans la zone euro. Dans certains pays et dans certains secteurs de marché, le risque est réel. On peut réagir en prenant des mesures spécifiques. On ne peut tout de même pas augmenter l’intérêt dans toute la zone euro parce que les prix de l’immobilier sont en hausse en Belgique par exemple.

Les taux négatifs des obligations d’Etat sont quand même révélateurs d’une bulle spéculative, non ?

Ces taux sont la conséquence logique de notre politique. Quand on veut lancer un programme d’achat en Europe, ce n’est possible qu’avec des obligations d’Etat car elles jouent un rôle central sur tous les marchés financiers. Pas question d’assouplir la discipline budgétaire pour autant. Les autorités doivent profiter de cette aubaine pour améliorer leur situation.

Le bitcoin fait le plongeon, les peintures se vendent des centaines de millions… N’est-ce pas la preuve que les risques financiers augmentent dangereusement ?

Le rendement est le leitmotiv. On observe par exemple une recrudescence des achats immobiliers à des fins locatives. Les peintures ont de plus en plus la cote. On assiste parfois à certains excès comme avec le fameux bitcoin ( lire l’encadré ” Le bitcoin n’est pas une monnaie “). Vu l’importance limitée de ces marchés, il n’y a pas de risque majeur pour la stabilité financière.

On vous a déjà probablement posé la question une centaine de fois : quand l’épargnant verra-t-il la hausse des taux en Europe se concrétiser sur son compte d’épargne ?

( rires) On me l’a effectivement souvent posée. Ma réponse est simple : nous avons abaissé les taux pour pouvoir les augmenter plus tard. Les faibles taux ont évidemment pour but de décourager partiellement l’épargne. L’excédent d’épargne ou plutôt le manque d’investissement est criant en Europe, y compris en Belgique.

Investir est la seule façon d’alimenter la croissance. Et qui dit croissance, dit rendements supérieurs et donc taux d’épargne plus élevés. Le retour d’une inflation normale sera également bénéfique. Nous sommes responsables de l’inflation mais en ce qui concerne la croissance, nous ne sommes pas les seuls responsables.

L’épargnant commence à perdre patience. Il a dû attendre le rétablissement de l’économie et maintenant que c’est chose faite, il doit encore attendre.

Oui, je comprends. La baisse des taux d’intérêt impacte les revenus des épargnants. J’espère aussi qu’ils sont conscients des bons côtés de notre politique qui a permis à leurs enfants de trouver un emploi par exemple. Que les acheteurs d’une maison sont conscients qu’ils profitent d’un taux d’intérêt intéressant. Je sais, ce n’est pas le cas de tous les Belges, mais beaucoup possèdent des actions, des fonds et des biens immobiliers qui se sont valorisés. Les faibles taux d’intérêt y sont aussi pour quelque chose. Ceci dit, je vous l’accorde, celui qui a placé toutes ses économies sur un carnet d’épargne doit faire preuve de beaucoup de patience.

Selon vos chiffres pour la Belgique, les investissements dans les entreprises ont fortement augmenté en 2017. Malgré les faibles taux, cela ne s’est pas fait du jour au lendemain.

L’entrepreneur veut s’assurer que le rétablissement est conséquent et durable. Il veut aussi un cadre fiscal et légal stable. La situation s’est améliorée en 2017 à ce niveau. Le handicap du coût salarial a été réduit, le marché de l’emploi et les pensions ont été réformés. Les perspectives d’avenir sont donc plus stables.

La croissance a permis de créer 69.000 emplois en 2017, un chiffre impressionnant.

Dans un premier temps, les entreprises réagissent en intensifiant les horaires de travail et n’embauchent que plus tard. C’est moins le cas aujourd’hui. Ce qui prouve que le travail est devenu moins coûteux. Revers de la médaille : il y a davantage de jobs flexibles et d’appoint. Mais bon, l’essentiel est de faciliter l’accès au marché du travail.

Autre point important : si les autorités ne font rien, selon vos précisions, le déficit budgétaire devrait s’aggraver, le moteur de l’emploi ralentir et notre compétitivité se détériorer. La faute au système ?

La pente semble en effet très savonneuse mais il convient de nuancer. Il est tout à fait normal que la croissance et la création d’emplois se tassent légèrement après une phase de recrudescence parce que l’économie commence à tourner à plein régime.

Je n’irais pas jusqu’à dire que notre compétitivité se détériore. Elle ne s’améliore plus, nuance. De gros efforts ont été faits ces dernières années : gel des salaires, saut d’indice et tax shift. Les salaires devraient s’aligner progressivement sur ceux des pays voisins. Tout doit être mis en oeuvre pour ne pas perdre de nouvelle part de marché.

Des élections sont prévues en 2018 et 2019. Il ne se passera donc pas grand-chose. La Belgique peut-elle s’offrir le luxe de dormir sur ses lauriers pendant deux ans ?

On a fait du bon boulot ces dernières années mais il faut profiter du redressement actuel pour induire des réformes structurelles. Autrement dit, il faut oeuvrer pour assainir le budget et prendre des mesures structurelles.

Qu’entendez-vous exactement par réformes structurelles ?

Le plus important, à mes yeux, est de mieux encadrer les transitions. L’économie se mondialise, les innovations se multiplient. La numérisation a révolutionné notre société, bien plus que l’invention de la roue. Elle a bouleversé notre économie et notre société à une vitesse impressionnante, un phénomène tout à fait nouveau.

Les nouvelles entreprises sont plutôt rares dans notre pays. Rares sont celles qui disparaissent aussi. Certains y voient un signe positif, pas moi. Cela prouve un certain manque de dynamisme, la stagnation d’une partie de notre potentiel économique dans des activités à moindre valeur ajoutée. On constate par ailleurs une accentuation de la différence de productivité entre les entreprises de pointe et les entreprises moyennes. Un pan de l’économie est donc très productif, un autre moins, et ce malgré un réel potentiel. Il faut faire quelque chose.

Notre économie a parfois du mal à gérer les transitions et les problèmes de flexibilité.

C’est exact. Cela vaut également pour le marché de l’emploi. Le travailleur doit rester actif, suivre constamment des formations pour pouvoir passer facilement d’un job à l’autre. Un meilleur encadrement de ces transitions me paraît essentiel. Malheureusement, l’entrepreneuriat manque de tonus dans notre pays. L’infrastructure et la problématique de la mobilité constituent un sérieux handicap. Les investissements publics ont été négligés pendant des décennies. Le moment est venu de stimuler ces investissements.

En tant que superviseur, pensez-vous que ce soit une bonne chose pour l’Etat de demander des moyens supplémentaires à Belfius sous forme de dividende majoré ?

La décision appartient à la BCE qui contrôle les grandes banques. Il faut considérer la situation sous différents angles. Je peux toutefois expliquer cette demande. La BCE veillera à ce qu’il y ait suffisamment de capitaux pour faire face à une situation de crise et se conformer aux nouvelles règles.

Malgré les accords de Bâle III, les banques ne doivent pas mettre de capitaux de côté pour les obligations d’Etat. N’a-t-on pas tiré les leçons de la crise de 2007 qui a montré que ces obligations ne sont pas sans risques ?

Vous avez raison mais… ( hésitation) Disons que le projet n’est pas sur la table. Il faut peser le pour et le contre. Une pondération de risque pour les obligations d’Etat pourrait avoir un impact non négligeable sur les pays qui ont de gros besoins de financement. Par ailleurs, les dettes publiques constituent un outil de marché important dans de nombreux pays. Je ne peux que constater l’absence de consensus international sur ce sujet.

En cas de nouvelle crise, les banques centrales devront donc intervenir une fois de plus ?

C’est pourquoi le lien entre les banques et l’Etat doit s’estomper. L’Europe devrait concrétiser l’union bancaire en priorité. Le contrôle des banques est efficace. Le mécanisme de résolution existe mais n’est pas encore tout à fait au point. L’assurance de dépôt commune n’existe pas encore. Mais avant de demander le partage des risques par le biais d’un système de garantie de dépôt, il faut d’abord réduire les risques au maximum.

Les pays financièrement plus solides n’ont peut-être pas envie de partager les risques ?

C’est pourquoi il faut une union des marchés des capitaux, capable de faire face aux problèmes. Quand j’achète une obligation d’une entreprise italienne et que cette entreprise fait faillite, pas de chance. J’ai pris des risques, j’en assume les conséquences. Dix ans après la crise, les mauvais prêts pèsent toujours de tout leur poids sur les banques.

Il faudra encore pas mal de temps pour instaurer l’union des marchés des capitaux, mais on pourrait commencer par uniformiser les prospectus. Ce serait un grand pas en avant. Pour les entreprises belges aussi d’ailleurs. Il y a assez de capitaux pour les starters mais pas assez pour les entreprises qui veulent booster leur croissance. Pour cette raison également, l’Union européenne des marchés des capitaux est essentielle.

“Le bitcoin n’est pas une monnaie”

Pour Jan Smets, le bitcoin ne concurrence pas les banques centrales car ” ce n’est pas une monnaie “. ” Il faut cesser de l’appeler ainsi, dit-il. Ce n’est pas une unité de compte fiable à la valeur avérée. Pourquoi achète-t-on le bitcoin ? Essentiellement dans l’espoir de voir sa valeur augmenter. C’est donc bien un actif, un actif résolument spéculatif. ”

” Je n’ai rien contre la technologie qu’il sous-tend. Au contraire. Nous ne sommes pas contre l’innovation non plus. La digitalisation du flux d’argent présente incontestablement des avantages en termes d’efficacité. S’il y a moyen de faire mieux à moindre coût, il faut le faire, au niveau européen.

” Quant à savoir si les banques centrales devront un jour émettre des devises digitales, cela mérite réflexion. On subit alors la concurrence des banques privées et on touche à une partie du financement du système bancaire régulier, ce qui peut avoir des conséquences sur l’octroi de crédits. Je pense qu’il faut se montrer extrêmement prudent vis-à-vis d’une monnaie digitale émise par une banque centrale. “

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content