Les années Michel ou la victoire de l’intérim

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La reprise économique se traduit en création d’emplois. L’intérim en capte plus que sa part, marquant ainsi une mutation du marché du travail. Avec des risques de précarité accrue mais aussi l’offre d’une plus grande liberté dans la gestion de sa carrière.

Les années Michel seront-elles celles de l’explosion du travail intérimaire ? Depuis la formation du gouvernement fédéral, le nombre de travailleurs occupés dans l’intérim a augmenté de 12,8 %, soit quatre fois plus vite que la progression moyenne de l’emploi sur la même période. Et si l’on préfère parler en volumes de travail et en équivalents temps plein, la progression atteint alors carrément les… 26 %. Non seulement, de plus en plus de Belges sont employés sous contrat d’intérim mais ces contrats portent sur des durées de plus en plus longues.

Le Premier ministre observe cela d’un regard plutôt positif. ” Le travail intérimaire, dit-il, est un indicateur de la vitalité économique. ” Au début d’un cycle de reprise économique, les employeurs préfèrent en effet recourir à l’intérim, histoire de voir si la croissance des activités se maintient avant, le cas échéant, d’engager du personnel à durée indéterminée. Le phénomène s’inverse en cas de ressac, les intérimaires étant alors souvent les premiers à se retrouver sur le carreau.

Le tout est maintenant de voir si nous traversons un cycle économique classique ou si nous abordons une mutation plus profonde du marché du travail. ” Vu l’ampleur des chiffres, je crois que l’on peut affirmer que cela devient structurel, que l’intérim n’est pas juste utilisé pour un renfort ou un remplacement temporaire “, estime Peter Vets, statisticien à l’ONSS. Cela correspond à une forme d’adaptation de l’économie à la digitalisation et la mondialisation, qui poussent à une plus grande flexibilité, à des carrières moins linéaires (les jobs changent très vite de contenu) et donc au développement de l’intérim. Celui-ci s’ouvre à quasiment tous les secteurs : la construction il y a quelques années, le secteur public récemment et, aujourd’hui, le CDI en intérim est sur la table.

Levier vers l’emploi ou vers la précarité ?

Les années Michel ou la victoire de l'intérim

Cette évolution risque-t-elle de faire voler en éclat le fruit de dizaines d’années d’acquis sociaux ? Les syndicats le craignent mais, du côté gouvernemental, on préfère regarder le verre à moitié rempli : peu importe le statut, l’essentiel est qu’une part croissante de la population conserve un lien direct avec le marché du travail. ” Mieux vaut passer par l’intérim pour intégrer le circuit de travail ordinaire que continuer à dépendre d’allocations de chômage, déclare Patrick Dewael, chef de groupe Open Vld à la Chambre. La personne qui trouve un emploi retrouve sa dignité et au lieu de coûter à l’Etat, elle lui rapporte. ”

Le SPF Intégration sociale et le Service de lutte contre la pauvreté ne partagent pas cette vision idyllique. Dans leur récent Annuaire de la pauvreté en Belgique, ils estiment au contraire que les nouvelles formes de travail ” accentuent la précarité des travailleurs ” plus qu’elles ne leur mettent un pied à l’étrier. Ils pointent une organisation du travail complexifiée et conciliation difficile entre vies privée et professionnelle, du fait des horaires irréguliers. ” Je peux comprendre un certain besoin de flexibilité des entreprises, précise Werner Van Heetvelde, coordinateur Intérim à la FGTB. Mais quand on multiplie les contrats journaliers successifs, quand le recours massif à l’intérim devient le business model, je ne peux plus suivre. L’intérim est par définition un instrument temporaire. Or, aujourd’hui, certains veulent le considérer comme l’équivalent d’un emploi fixe. ”

Quand l’intérim n’est plus temporaire

Suivant le principe que l’intérim est un emploi comme un autre, le gouvernement souhaite organiser les contrats d’intérim à durée indéterminée. Un concept surprenant et même a priori antinomique. En réalité, il n’est pas si paradoxal que cela : l’idée est que la société d’intérim engage elle-même des travailleurs qualifiés, qui effectuent ensuite des prestations dans différentes entreprises. On peut voir cela comme un pool de réservistes à disposition en cas de coup dur ou comme des experts ou techniciens très pointus, sollicités pour des travaux spécifiques et ponctuels.

Quand quelqu’un travaille, quel que soit son statut, il renforce son employabilité. ” – Philippe Lacroix, “managing director” ManpowerGroup Belux

” Cela existe dans la plupart des pays voisins, bien souvent à la demande des syndicats, sourit Philippe Lacroix, managing director de ManpowerGroup Belux. En France, nous venons d’engager notre 5.000e intérimaire en CDI. Le retour est très positif tant de la part des employeurs, qui sont rassurés par ce système qui leur permet de trouver rapidement des gens pour des missions ponctuelles, que des travailleurs. Cela nous permet d’investir dans leur formation et d’améliorer ainsi leur employabilité. ” Certains apprécient aussi de pouvoir éviter une certaine routine en changeant régulièrement d’entreprise.

Le tout est de bien s’entendre sur cette notion de ” changement régulier “. Si le travailleur ne sait jamais où il ira demain, s’il découvre ses horaires quasi en temps réel, s’il est baladé d’un coin à l’autre de la Belgique, il risque d’exploser rapidement. ” Dans l’intérim classique, le travailleur conserve au moins la liberté de dire non, dit Werner Van Heetvelde. Avec le CDI, il sera obligé d’accepter toutes les missions. Il se retrouvera coincé dans un régime d’hyper-flexibilité. Je n’ai d’ailleurs jamais entendu une entreprise demander des CDI dans l’intérim, si ce n’est évidemment les sociétés d’intérim elles-mêmes qui veulent bétonner leur marché. ”

Des jeunes ouverts aux “nouvelles formes de travail”

Pour le Premier ministre Charles Michel,
Pour le Premier ministre Charles Michel, ” le travail intérimaire est un indicateur de la vitalité économique “.© BELGA IMAGE

” L’essentiel dans ce débat, c’est l’employabilité des personnes, résume Philippe Lacroix. Quand quelqu’un travaille, quel que soit son statut, il renforce son employabilité. Les pouvoirs publics, les entreprises et les représentants des travailleurs doivent avoir cela bien en tête. Dans les 10 ans, 45 % des jobs auront changé de nature du fait de la digitalisation. Il faut sans cesse se former, notamment en restant en contact avec le monde du travail, pour s’adapter à une telle évolution. C’est un élément crucial dans la gestion de carrières de moins en moins linéaires. ”

Ce statut conviendrait, en outre, aux plus jeunes qui arrivent sur le marché de l’emploi. ” Ils souhaitent faire des expériences avant de se fixer, dans la sphère professionnelle autant que privée, précise le patron de ManpowerGroup Belux. Cela ne signifie pas qu’ils mettent la sécurité de côté, mais ils recherchent d’autres manières de fonctionner. Mais, je le répète, la meilleure sécurité sur le marché du travail, c’est se former et maintenir son employabilité. ” Plus prosaïquement, les jeunes n’ont pas les mêmes a priori négatifs que leurs aînés à l’égard des agences d’intérim, tout simplement parce qu’ils ont appris très tôt à les fréquenter : un tiers des jobs étudiants passent par elles. ” Pour eux, c’est un canal normal vers l’emploi comme les organismes officiels de type Actiris ou Forem, souligne Marc Vets (ONSS). Aller à l’agence d’intérim, c’est un automatisme pour eux. ”

ManpowerGroup vient de réaliser une enquête internationale sur les nouvelles formes de travail (intérim, free-lance, indépendant, temps partiels, plateforme collaborative, etc.). Il en ressort que 87 % des personnes, surtout chez les plus jeunes, sont prêtes à les envisager pour la suite de leur carrière et que ces types d’emploi ne sont donc plus un tabou sociétal. Les motivations sont tantôt financières (dans ce cas, il s’agit plutôt de revenus complémentaires à un emploi classique ou des experts qui évoluent en free-lance), tantôt le souhait d’être davantage acteur de sa propre carrière, en développant des expériences et des formations variées. L’enquête met également en exergue ” un besoin de liberté ” et la recherche d’un meilleur équilibre entre les vies privée et professionnelle. ” Face à cette tendance, les employeurs ont également dû aménager les modalités de l’exercice du contrat à durée indéterminée, en offrant davantage de liberté aux salariés via le télétravail, les horaires flexibles ou un style de management privilégiant l’autonomie “, lit-on dans le communiqué de ManpowerGroup relatif à cette enquête.

112.000 emplois créés sous Charles Michel

Ah ce fameux “jobs, jobs, jobs”. Le slogan du Premier ministre Charles Michel devient un modèle d’apprentissage de la lecture critique des statistiques, tant chaque publication des chiffres de l’emploi suscite la polémique dans les cénacles politiques. Tentons d’y voir un peu plus clair.

Le chiffre le plus incontestable provient des déclarations à l’ONSS entre le troisième trimestre 2014 et le premier semestre 2017. Elles nous indiquent une augmentation de 112.000 travailleurs occupés sur la période, soit une hausse de 3 %. La progression est plus prononcée à Bruxelles (+ 5,4%), ce qui tend à confirmer la diminution structurelle du chômage dans la capitale. Non seulement plus de personnes sont au travail, mais elles travaillent plus d’heures : depuis le début de la législature, le volume d’heures prestées a en effet augmenté de 5,5 % et représente une hausse de 168.000 équivalents temps plein. Ces résultats peuvent être complétés par les travailleurs indépendants qui ne cotisent pas à l’ONSS mais à l’Inasti. Entre 2014 et 2016, on recense 22.000 indépendants à titre principal de plus. Ici encore, la progression la plus vive est localisée à Bruxelles.

On comprend que le Premier ministre se félicite de pareille embellie. D’autant qu’elle provient d’embauches dans le secteur privé (+ 3,5 % de travailleurs occupés), plus que dans le public (+ 1,4 %, principalement du fait des pouvoirs locaux).

Le tableau mérite toutefois quelques nuances, tant sur le nombre que sur la qualité des emplois créés. La progression de l’emploi repose essentiellement sur l’intérim et les temps partiels, les temps plein évoluant de façon très modeste (voir graphique “112.000 emplois créés en trois ans”). Mais, nuance dans la nuance, ce sont surtout les emplois à au moins deux tiers temps qui progressent le plus (+ 10%). Cela concerne donc a priori beaucoup de temps partiels choisis par les travailleurs, comme le passage en 4/5e. Les statistiques de l’ONSS nous indiquent encore que le temps partiel progresse surtout dans la sphère publique (où l’emploi à temps plein diminue depuis 2014). Evitons donc les raccourcis trop rapides sur les “méchants” patrons privés qui imposeraient des horaires de plus en plus partiels à leur personnel.

On vous disait que la nuance s’imposait aussi quant au nombre absolu de création d’emplois. L’économiste Gert Peersman (UGent) a comparé l’évolution des taux d’emploi au sein de l’Union européenne depuis l’installation du gouvernement Michel. Sur base des données officielles d’Eurostat, notre pays se classe à une modeste 23e place, juste derrière la France. Il n’a donc pas réussi à capter tout le potentiel de la reprise économique mondiale. Le gouvernement avait pourtant avancé dans la bonne direction puisque la Belgique est l’un des pays d’Europe où le coût du travail a le moins progressé depuis 2014. Seuls des pays du sud (Grèce, Italie, Malte, Espagne et Chypre) la devancent dans ce classement. A ce stade, cela ne semble pas suffire pour ne serait-ce que suivre le niveau moyen de création d’emplois en Europe.

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