” Wall Street ne reviendra pas à la culture d’avant-crise “

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Morgan Stanley est l’une des deux dernières banques d’investissement américaines encore indépendantes, avec Goldman Sachs. Elle fête ces jours-ci le 50 e anniversaire de sa présence à Paris. Entretien avec James Gorman, PDG de la célèbre banque américaine.

De nombreux chefs d’entreprise ont pris position dans le débat politique américain. Certaines orientations prises par Donald Trump vous préoccupent-elles, en particulier sur les traités commerciaux ou l’immigration ?

JAMES GORMAN. Les marchés ont toujours défendu le libre-échange et la mondialisation. Celle-ci a eu des conséquences évidentes sur le monde du travail, mais je ne suis pas un fan des barrières douanières et du protectionnisme. Concernant l’immigration, il me semble que la vitalité des grandes économies dépend de leur capacité à attirer les talents au niveau mondial.

Je suis moi-même un immigré, par nature favorable à l’immigration. La diversité génère de la prospérité, même si je sais aussi qu’il faut des règles adaptées. Mais il me semble par exemple difficilement acceptable d’expulser quelqu’un entré dans sa petite enfance sur le territoire américain, comme le propose le nouveau décret.

Les baisses d’impôts promises par Donald Trump vous paraissent-elles réalistes ?

Le taux de l’impôt sur les sociétés aux Etats-Unis n’est plus du tout compétitif au niveau mondial, c’est pourquoi vous voyez toutes ces opérations d’inversion fiscale. Mais un taux à 15 % comme le propose l’administration actuelle ne me semble pas soutenable économiquement. Je le ramènerais plutôt à 25 %.

Et pour faire revenir l’argent stocké par les grandes entreprises à l’étranger afin de stimuler l’économie et de créer des emplois, je proposerais un prélèvement de 5 à 10 %. Il pourrait par exemple alimenter un fonds d’infrastructures de 300 milliards de dollars, qui lèverait de l’argent privé pour financer des grands travaux.

La hausse des taux engagée par la Fed présente-t-elle des risques pour l’économie ?

Nous partons d’un point historiquement bas, le resserrement est donc nécessaire pour revenir à la normalité. La question centrale, c’est le rythme. La Fed s’est montrée extraordinairement patiente – pour ma part, je serais allé plus vite. Mais le contexte est le même dans la quasi-totalité des grandes économies, où la croissance est molle. Le marché a été inondé de liquidités et doit retrouver le chemin de la normalité. Les Etats-Unis doivent montrer la voie.

Vous disiez l’an dernier ne pas craindre les risques nés du ” shadow banking “. Quelles sont, selon vous, les principales sources de risque pour le secteur ?

Les risques géopolitiques essentiellement : la situation en Corée du Nord, les tensions au Moyen-Orient, la vague de populisme un peu partout dans le monde, etc. Ce ne sont pas des risques directs pour le secteur, mais des risques globaux qui pèsent sur la confiance. Il y a 10 ans, la principale source de risque pour le secteur était l’accès à la liquidité et au financement. Aujourd’hui, les grandes économies sont sorties de la crise. En revanche, il y a un nouveau type de risque, celui de bouleversements des politiques macroéconomiques : l’instauration de barrières au libre-échange, une politique migratoire plus contraignante, etc. Et, bien sûr, le risque géopolitique d’un conflit entre les nations.

Quelle est votre analyse de la situation en Europe ?

Pour être honnête, je suis agréablement surpris. Les épreuves n’ont pas manqué ces dernières années, qu’il s’agisse de la crise des migrants, des attentats, de la montée de l’extrême droite et du Brexit… Sur le plan économique, la croissance demeure faible et certaines banques ont dû être recapitalisées. Pourtant Emmanuel Macron a été élu en France, l’économie britannique ne s’est pas effondrée, et l’Espagne sort la tête de l’eau. Peu de gens auraient parié sur une telle stabilité.

Comptez-vous déplacer une partie de vos équipes de Londres vers le continent ?

Londres restera un de nos principaux centres, avec New York, Hong Kong et Tokyo. Mais il est certain que le Brexit est une mauvaise nouvelle, qui nous oblige à transférer une partie de nos effectifs londoniens vers Francfort, Paris, Dublin et nos autres bureaux européens.

L’Europe est une région stratégique pour nous. Cela fait 50 ans que nous y sommes – nous fêtons cette année le 50e anniversaire de notre présence en France. Paris a été notre premier bureau hors des Etats-Unis. Nous sommes au Royaume-Uni depuis 40 ans, en Allemagne depuis 30 ans.

Paris pourrait donc devenir votre deuxième siège européen ?

Nous y réfléchissons. Trois options s’offrent à nous : la France, l’Allemagne et l’Irlande. Mais cela restera une structure légère, nous n’allons pas ouvrir un grand bâtiment, ni embaucher des centaines de personnes.

Goldman Sachs et Morgan Stanley sont les deux dernières banques d’investissement indépendantes aux Etats-Unis. Dix ans après la crise, croyez-vous au retour des grandes manoeuvres dans le secteur bancaire ?

Le secteur a connu une immense période de consolidation. Avec le coût croissant de la technologie, de la gestion des risques, les banques ont cherché les économies d’échelle. Mais aujourd’hui, le secteur n’a pas besoin de se consolider, et la régulation n’y pousse pas. Je serais surpris d’assister à des opérations dans les trois à cinq ans. Ceci étant, il y aura toujours des acquisitions ciblées venant combler un besoin géographique, ou un produit. Je crois ainsi qu’une vague de consolidation se produira dans les fintech à l’initiative des banques.

Les fintechs n’ont globalement pas affaibli les banques. Pourquoi ?

Une grande partie de nos métiers repose sur les relations humaines et les capacités de jugement. La technologie s’impose dans des activités reposant sur des millions de transactions. Dans la banque de détail, c’est dans les moyens de paiement que les fintechs ont prospéré, ainsi que, dans une moindre mesure, dans le crédit, en partie grâce à la faiblesse des taux. En revanche, elles n’ont pas cherché à entrer sur le segment de l’épargne. Mais les banques ont beaucoup investi. Et quand elles ne savent pas faire ce qu’une fintech propose, elles scellent des partenariats, ou in fine, elles rachètent.

Pour la première fois depuis la crise, Morgan Stanley a fait mieux que Goldman Sachs au premier semestre. Est-ce à vos yeux le signe que votre modèle, moins dépendant des activités de marché, est le bon ?

Je ne pense pas qu’il y ait un seul modèle gagnant. Le bon modèle est celui qui convient à votre ADN. Recherchez-vous la simplicité ou la complexité ? Une activité de trading importante ? Des revenus stables et réguliers ? Morgan Stanley a toujours privilégié ses clients plutôt que l’activité de ” compte propre “. Le conseil en fusions acquisitions est au coeur de notre histoire, tout comme la gestion de fortune. Après le rapprochement avec Dean Witter en 1997, nous avons exploré de nouveaux métiers, comme les cartes de crédit, les indices, nous avons racheté des hedge funds. Nous nous sommes éloignés de nos racines. Le gros du travail ces dernières années a consisté à revenir à nos sources.

La vague de dérégulation promise par l’administration Trump pourrait-elle redonner l’avantage à des banques prêtes à prendre plus de risques que vous sur les marchés ?

La probabilité d’un bouleversement réglementaire reste faible. Je ne crois pas que Wall Street revienne à la culture du risque d’avant la crise et c’est très bien ainsi. La régulation a fait beaucoup de bien et aucun patron de banque ne plaide, à ma connaissance, pour un retour en arrière. Ceci étant, dans certains domaines, l’accumulation de règles a eu un effet dommageable.

Les tests de résistance aux Etats-Unis sont par exemple conçus sur la base de scénarios de crise d’intensité plusieurs fois supérieure à 2008, ce qui impose aux banques des niveaux de fonds propres inutilement élevés. Les plans de résolution bancaires pourraient par ailleurs être présentés un an sur deux et non chaque année. L’exercice est très lourd pour le secteur comme pour le régulateur, alors que le profil des banques évolue peu d’une année à l’autre.

La nouvelle administration semble prête à aller beaucoup plus loin. Donald Trump a promis de réécrire la loi Dodd Frank et il est question de réautoriser le trading pour compte propre en abrogeant la règle Volcker.

Il n’est pas souhaitable de défaire la loi Dodd Frank, elle a plutôt bien fonctionné même si son application peut être améliorée. Et je pense que les banques ne devraient pas mettre leurs fonds propres en risque en spéculant pour leur propre compte. L’esprit de la règle Volcker, qui visait à empêcher ce genre d’opérations, a du sens.

Le problème, c’est toujours de définir une limite. Quand vous faites une opération pour un client, quand vous garantissez une introduction en Bourse par exemple, vous devez à un moment porter le risque avant de le distribuer dans le marché. Il faut distinguer le risque que vous prenez pour votre client et celui que vous prenez uniquement pour vous, pour gagner de l’argent. Des éclaircissements en ce sens pourraient être apportés.

La régulation est-elle aujourd’hui plus contraignante aux Etats-Unis qu’en Europe ?

Certaines règles sont bien plus désavantageuses aux Etats-Unis, comme le ratio de levier par exemple (qui rapporte les engagements à la taille du bilan, Ndlr). Mais la crise a surtout fragmenté la réglementation. Les règles sont aujourd’hui différentes, non seulement entre les États-Unis et l’Europe, mais aussi entre le Japon et le reste de l’Asie. C’est un problème pour les banques globales comme nous. Nous avons besoin de règles homogènes.

Le nouvel environnement a contraint les banques à resserrer leurs coûts. Cela ne pose-t-il pas des difficultés pour attirer les talents ?

Chez nous, le turnover des équipes est raisonnable, et se produit surtout dans les métiers liés à la conformité, la gestion du risque ou l’audit. Toutes les banques investissent dans ces métiers. Par ailleurs, nous n’avons pas réduit l’enveloppe allouée aux rémunérations, qui suit la progression du volume d’activité.

Mais la finance fascine-t-elle autant que la Silicon Valley ?

Nos cultures ne sont pas aussi différentes qu’on l’imagine. Nos jeunes traders ressemblent plus aux entrepreneurs et aux start-uppers qu’à un vieux banquier comme moi ! Nous hébergeons d’ailleurs un incubateur, que nous avons choisi de consacrer à des start-up fondées, d’une part, par des femmes et, d’autre part, par des personnes issues de la diversité. Nous avons à coeur de détecter et promouvoir tous les potentiels. La finance est une industrie dynamique qui a besoin d’innovation. Quant au recrutement, nous avons embauché 1.000 jeunes diplômés cette année sur un total de 100.000 C.V. reçus. Morgan Stanley est plus sélectif que n’importe quelle université dans le monde. Et le monde regorge de talents !

Le patron de Deutsche Bank a prédit qu’une grande partie de ses équipes seraient, à terme, remplacées par des robots. Partagez-vous ce point de vue ?

Avec un niveau suffisant de supervision humaine, la technologie remplacera progressivement certains métiers. L’intelligence artificielle peut par exemple aider à détecter les cas de blanchiment, ou analyser la concentration des risques du portefeuille d’un client. Mais aucun robot ne peut gérer l’introduction en Bourse d’Alibaba, ou conseiller United Technologies pour racheter Rockwell Collins.

Dans le trading, c’est la même chose, il faut comprendre le marché, avoir une conviction, parfois dire aux clients de ne pas bouger. Nos métiers consistent avant tout à conseiller des individus sur des situations complexes. Un robot ne peut pas davantage vous aider à gérer votre argent que vos relations personnelles.

Le cours des crypto-monnaies explose. Est-ce une menace pour les banques ?

Ce n’en est pas une pour Morgan Stanley. Il s’agit juste d’une nouvelle forme de paiement. La question est de savoir à quel besoin ces monnaies répondent, jusqu’à quel point les banques centrales sont prêtes à perdre le contrôle des flux monétaires, et dans quelle mesure ces flux et ces réseaux anonymes profitent au blanchiment d’argent.

Je ne suis pas surpris par les restrictions imposées par la Chine. Certains profitent des opportunités que ces monnaies représentent, et gagnent de l’argent. Mais cela ne signifie pas que c’est pertinent pour nous. Le test sera de savoir si nos clients peuvent en tirer un quelconque avantage.

Elsa Conesa et Nicolas Rauline / “Les échos” du 15 septembre 2017

” Il n’est pas souhaitable de défaire la loi Dodd Frank, elle a plutôt bien fonctionné même si son application peut être améliorée. ”

” Je suis moi-même un immigré, par nature favorable à l’immigration. La diversité génère de la prospérité, même si je sais aussi qu’il faut des règles adaptées. ”

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