“Nous sommes tous des enfants des GAFA”

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Responsable de tout ce qui touche aux fintechs au sein du groupe ING, Benoît Legrand était dernièrement de passage à Bruxelles. L’occasion de rencontrer un artisan de l’innovation et de la transformation digitale du grand groupe bancaire néerlandais. En exclusivité, il décortique les évolutions technologiques et sociétales qui transforment radicalement le rôle des banques.

D’origine belge, Benoît Legrand (48 ans) est depuis deux ans global head of fintech pour tout le groupe ING. A la tête d’une petite équipe de huit personnes, il parcourt le monde pour dénicher les fintechs prometteuses, ces jeunes pousses technologiques actives dans le monde de la finance. Nous l’avons rencontré à Bruxelles, dans les locaux du Fintech Village d’ING Belgique, l’incubateur de la banque de l’avenue Marnix, où il s’est prêté au jeu de l’interview pour évoquer avec nous les séismes qui secouent le monde de la banque.

BENOÎT LEGRAND. Mon rôle est de saisir les opportunités offertes par les quelque 15.000 fintechs un peu partout dans le monde. Je vais à leur rencontre et j’essaie d’en greffer certaines sur le groupe pour accélérer sa propre transformation. Je voyage 80 % de mon temps. J’étais hier aux Pays-Bas, demain je suis en France, la semaine prochaine à Sofia et puis au Japon. Aujourd’hui, ING collabore avec plus de 80 fintechs dans le monde. Nous voulons être du côté de ceux qui tentent, qui construisent et qui sont des pionniers dans ce domaine-là. Ils ont tant à nous apporter.

Profil

Né en 1968, à Namur. Benoît Legrand a fait ses études à la KU Leuven et à la London School of Economics. Il a débuté sa carrière à laBBLdans la banque d’investissement (en Europe et en Asie) avant delancer sa propre entreprisede distribution de fournitures de bureau. Il s’occupe ensuite des activités de banque privée au sein du groupeING aux Pays-Bas, avant de diriger en France la banque en ligneING Directet de devenirCEO d’ING France. Ce père de trois enfants est aussi l’auteur d’un livreremarqué sur la transformation du monde bancaire intituléChangeons la banque ! (éditions du Cherche-Midi).

Précisément, quelle est la stratégie du groupe en matière de nouvelles technologies ? On a parfois un peu l’impression qu’ING veut devenir une ” grosse fintech “…

L’objectif n’est pas de devenir la plus grosse ou la plus puissante fintech au monde mais de rendre un service plus simple, plus facile et à bon prix au client. Notre CEO Ralph Hamers a placé l’innovation très haut dans son agenda. Pas parce que c’est à la mode mais par conviction profonde. L’innovation est ancrée dans nos gènes depuis maintenant près de 20 ans et le lancement d’ING Direct. Le groupe totalise aujourd’hui 2,5 milliards de connexions digitales par an. En Espagne, nous sommes capables d’accorder un prêt de 100.000 euros à une PME en trois minutes, grâce à notre partenariat avec la fintech américaine Kabbage. Au Royaume-Uni, nous sommes en pré-lancement d’une application de money management et d’agrégation de comptes : Yolt. Etc.

La technologie est devenue centrale dans la relation avec le client au détriment du produit qui est devenu beaucoup moins différenciant.

Le numérique n’est donc plus seulement un argument marketing. C’est devenu un élément incontournable de la stratégie des banques.

La technologie est devenue centrale dans la relation avec le client au détriment du produit qui est devenu beaucoup moins différenciant. Il n’y a rien de plus similaire que deux cartes bancaires. En revanche, que vous puissiez accorder un prêt en moins de 10 minutes, c’est cela qui a de la valeur. C’est pour cela que collaborer avec les fintechs est aussi important. Il faut avoir l’humilité de reconnaître qu’elles nous apportent des technologies que nous n’avons pas nécessairement. Aujourd’hui, le numérique libère le client et lui rend le pouvoir. C’est une tendance sociétale de fond : ” C’est mon argent, mes loisirs, ma vie, etc. Je veux être moins dépendant de ma banque et reprendre le contrôle de mon argent “. C’est un rééquilibrage inédit.

La tendance est générale : tous les pans de l’activité bancaire sont aujourd’hui impactés, qu’il s’agisse du crédit, des paiements ou de la gestion de l’épargne.

Aucun produit ou service n’échappe en effet aujourd’hui à la digitalisation du secteur. Ils sont attaqués les uns après les autres. A partir du moment où une activité présente des volumes importants, une expérience client qui n’est pas au niveau et un prix qui n’est pas forcément en adéquation avec le service proposé, il y a un potentiel de disruption. C’est vrai pour toutes les activités de la banque retail mais de plus en plus aussi pour les services bancaires à destination des entreprises, les activités de back office, etc. La pression sur les revenus des banques ne va faire que s’accroître. Et au final, c’est le client qui en sortira gagnant.

A cause aussi de la libéralisation voulue par Bruxelles et l’entrée en vigueur par exemple de la nouvelle directive sur les paiements qui autorisera dès l’année prochaine les fintechs à avoir accès aux bases de données des banques traditionnelles.

Beaucoup de banques considèrent cette directive comme une menace mais nous la voyons plutôt comme une opportunité. Avec notre nouvel agrégateur de comptes Yolt, nous allons par exemple aider le client à gérer son argent, mais sans le bombarder d’offres commerciales. Le consommateur ne souhaite pas être continuellement bombardé par de nouvelles offres. Il veut de la transparence, être aidé et respecté dans la gestion de son argent. La différence ne se fait plus comme par le passé par un produit mais par une expérience client qui le respecte au mieux.

L’Europe et les fintechs ne sont du reste pas les seules à bousculer les banques. Les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) se montrent également très offensifs. Remplaceront-ils un jour les banques ?

Ce qui est sûr en tout cas, c’est que ce sont eux qui impriment notre mode de vie. Votre expérience de vie est définie par la façon dont les Apple et consorts vous ont imposé l’instantanéité, la réactivité, etc. Vous contrôlez votre vie avec votre téléphone. Tout ce monde de simplicité et de transparence nous est imposé par les GAFA. Du coup, quand vous allez à la banque, vous attendez la même chose. Nous sommes tous aujourd’hui des enfants des GAFA. Les banques qui n’ont pas la capacité à s’adapter à cette révolution en allant chercher les nouvelles technologies, en simplifiant leurs processus, etc., seront en grande difficulté.

Pourquoi ?

Parce que le défi n’est pas celui de la transformation digitale mais de la transformation culturelle et humaine. Ce n’est pas le fait de digitaliser qui différencie mais la manière dont les hommes et les femmes en charge de cette digitalisation la mettent en oeuvre autour de valeurs fortes. Raison pour laquelle je prête une attention particulière à l’aspect culturel et humain de la révolution numérique car je suis convaincu qu’il s’agit de l’enjeu central de cette révolution. Raison aussi pour laquelle travailler avec les fintechs est crucial. Il faut pouvoir impliquer les collaborateurs d’ING dans le changement. Mettre les mains dans le cambouis aide beaucoup pour fonctionner différemment.

Le défi n’est pas celui de la transformation digitale mais de la transformation culturelle et humaine.

Une autre révolution dans le monde de la banque est l’avènement de l’intelligence artificielle. Comment appréhendez-vous cette montée en puissance des robots ?

Qu’on le veuille ou non, cette révolution-là est également en marche. Qu’une banque comme Goldman Sachs soit arrivée à la conclusion qu’elle pouvait remplacer une partie de ses traders par des ingénieurs informatiques n’est pas anodin. Cela veut dire qu’un leader du marché estime qu’il peut fortement réduire ses coûts de production par une forme de robotisation. Il y a là aussi une tendance de fond qui est d’une puissance énorme. On peut apprendre à une machine à gérer des informations de manière plus efficace qu’un être humain. Le monde bancaire va faire face à une mutation profonde dans les cinq à 10 années à venir. Ici aussi, ce sera aux banques de décider dans quelle mesure elles mettent cette transformation au service de leurs clients. C’est en tout cas notre volonté.

Etes-vous d’accord avec Bill Gates qui préconise de taxer les robots ?

L’Etat est toujours très créatif pour trouver les moyens de se financer. Quand le tracteur a été inventé, on a taxé les tracteurs. Est-ce que taxer les robots serait choquant ? Ce serait en tout cas une taxe supplémentaire assez simple à mettre en place. Chaque objet sera un jour équipé d’une puce, identifiable, etc. Même l’être humain sera amené à se robotiser.

Si elle bouscule les relations avec les clients, cette inévitable transformation numérique que subissent les banques est aussi synonyme de destruction massive d’emplois, y compris chez ING qui a annoncé en octobre dernier la suppression de 7.000 postes dans le monde, dont 3.000 rien qu’en Belgique.

Par la force des choses, à partir du moment où la machine remplace l’être humain, la digitalisation détruit des emplois. Mais elle en crée aussi pas mal d’autres (data scientist, etc.). Il a y une mutation en termes de connaissances. La nature des jobs change profondément. Avant on travaillait dans les champs, et puis dans les usines et maintenant dans le ” digital “. Cela peut paraître anxiogène mais je suis plutôt confiant car l’être humain a prouvé dans le temps sa capacité à s’adapter et à rebondir. Mais il faut accompagner ce basculement sociétal. C’est là où le rôle des pouvoirs publics est également important, notamment sur le plan de l’éducation.

Pour justifier la restructuration, le CEO de la filiale belge a parlé à l’époque d’une manière ” agile ” de travailler, à la sauce Spotify. Une comparaison qui a surpris.

Ce que nous avons voulu dire, c’est que nous allions copier le mode de fonctionnement interne de Spotify. C’est-à-dire une organisation sans silos mais privilégiant de petites équipes mixtes (avec des responsables de produits, des informaticiens, des commerciaux, etc.), autonomes et responsabilisées. C’est ce que nous faisons depuis maintenant près de deux ans aux Pays-Bas. Nous fonctionnons en tribus et en squads (brigades), afin de pouvoir aller plus vite. Au lieu de devoir attendre six mois pour développer un nouveau produit ou simplifier une procédure, nous pouvons le faire en quelques semaines. Tout le monde peut dire qu’il se digitalise et devient plus agile. En revanche, le faire et le mettre en place, c’est très différent.

Une banque comme ING pourrait-elle un jour ressembler à une grosse application mobile ? Autrement dit, les agences bancaires sont-elles condamnées à disparaître ?

Bonne question. On peut en tout cas très certainement faire la différence entre la banque au quotidien et une banque orientée vers le conseil pour laquelle le contact humain reste important. Il est certain aussi que nous entrons dans une nouvelle ère bancaire pour le consommateur. Il n’a plus besoin des banques mais de services bancaires fluides.

Pour terminer, comment voyez-vous le monde de la banque en 2030 ?

Votre banque sera là tout le temps, partout mais de manière invisible, comme l’oxygène qui vous permet de respirer. La banque est une société de ” services “. J’espère qu’elle aura utilisé cette transformation digitale pour rendre à ce mot ses lettres de noblesse.

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