DE BOLTANSKI À VONDEL

Nommée directrice générale de la Fondation Boghossian à Bruxelles au début 2016, la Franco-Libanaise Louma Salamé a déjà changé l’esprit de la Villa Empain.

Nous avons reçu ici Didier Reynders et la ministre de la Culture, Alda Greoli, tout comme un groupe de femmes voilées qui ne parlaient pas un mot de français, totalement émerveillées par le lieu et l’expo. Nous avons également accueilli un groupe de réfugiés syriens pris en charge par une ONG au Liban, pour laquelle j’ai organisé mon tout premier dîner de gala à la Villa. Ces personnes ont dansé dans le hall marbré du baron Empain. ”

Pas de doute, la Fondation Boghossian, régulièrement complimentée pour la qualité de ses expositions depuis la réouverture de la Villa Empain en avril 2010, a pris un coup de jeune supplémentaire. La responsable de celui-ci, c’est Louma Salamé, 35 ans, soeur de la médiatique journaliste Léa Salamé, et fille de Ghassan Salamé, ex-ministre de la Culture du Liban. Une famille catholique melkite qui résida à Hamra, le quartier musulman-progressiste de Beyrouth, bien avant qu’il ne devienne le Saint-Gilles libanais.

” Je suis aussi la nièce de Jean Boghossian – frère de ma mère Mary – et l’épouse de Raphaël de Montferrand “, sourit-elle en précisant d’emblée la nature de ses réseaux. ” Oui, mon père a fait une carrière internationale (il accomplit aujourd’hui des missions pour les Nations unies) mais on sait moins qu’il est le fils d’un instituteur d’un village reculé du Liban. Je ne vais pas sortir les violons, mais il est le pur produit de la méritocratie sociale, le premier boursier du Liban. Et ce façonnage intellectuel paternel m’a donné la force de grandir avec le travail, dans une pensée universaliste et englobante. De ma mère, j’ai plutôt hérité des qualités humaines, comme la joie de vivre et l’intérêt pour le système social. ”

Née en 1981 à Beyrouth, Louma s’exile avec sa famille à Paris en raison de la guerre civile libanaise. Avec des rêves de devenir une ” grande artiste “. ” J’ai suivi un double cursus, l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts et l’Ecole nationale des Arts décoratifs. J’avais étudié avec le plasticien Christian Boltanski, profité d’un échange Erasmus avec la Central Saint Martins de Londres. Je m’intéressais à la gravure et à l’art vidéo. Une fois ces savoirs rassemblés dans l’objectif de devenir un nom de l’art contemporain, je n’ai pas voulu concrétiser. Je voulais sortir quelque chose de personnel et puis j’ai eu envie d’autres expériences. Tout en maîtrisant la boîte à outils de l’art international. ”

Leçons de néerlandais

Le CV de Louma Salamé ne s’en portera pas plus mal avec une dizaine d’années dans différentes institutions majeures dont cinq comme chargée de communication pour le Louvre et son projet d’Abu Dhabi, deux saisons pour le Mathaf à Doha et un séjour d’un an à l’Institut du monde arabe parisien où elle côtoie Jack Lang. Des expériences déjà aux couleurs moyen-orientales.

” Si j’avais voulu faire fortune, j’aurais travaillé depuis 10 ans dans les affaires de bijoux des Boghossian, mais j’ai choisi la culture. Et depuis l’acquisition de la Villa Empain dans un état terrible en 2006, j’ai suivi le projet, les quatre ans de restauration et l’inauguration en avril 2010. Pour moi, il était clair que je viendrais un jour y travailler, mais je pensais que ce serait un peu plus tard, la quarantaine venue, avec deux enfants. ”

Aujourd’hui maman d’un petit garçon, Louma Salamé a négocié le même salaire qu’à l’Institut du monde arabe où elle dirigeait une équipe de 36 personnes (contre neuf chez Boghossian), déclinant l’offre financière supérieure d’une autre fondation. Le pari est clair : rajeunir le public, le diversifier et ajouter le néerlandais à la communication originale français/anglais.

Pour bien saisir son environnement économique et politique, Louma Salamé tente de comprendre ” ce qui s’est passé en Belgique depuis 1830 ” et en tire la conclusion que notre royaume a des comportements et méthodes ” ubuesques ” qui lui rappellent son Liban natal. Louma Salamé s’est même mis à l’étude de la langue de Vondel, pour un résultat qu’elle qualifie elle-même de ” pas terrible “. ” Aujourd’hui, un visiteur de la Villa sur trois est flamand. Avant mon arrivée, il y avait plus de Parisiens ici que de néerlandophones. Par ailleurs, nous voulons aller chercher les gens qui n’ont pas forcément coutume de visiter des lieux d’art, qui n’en ont pas l’appétence ou les moyens. Avec Caroline (la chargée de communication, Ndlr), nous sommes allées partout, y compris dans des quartiers moins favorisés de la capitale. ” Première décision d’importance : depuis le 1er mars 2017, la Fondation est gratuite le premier mercredi du mois.

Partenariat ” win-win ”

Chez Boghossian comme ailleurs, l’argent reste le nerf de la culture et la directrice Louma Salamé y assure tant la supervision artistique que les démarches financières. Le budget ” aux environs du million d’euros ” se découpe en 60 % de frais de fonctionnement (personnel compris) et 40 % pour la programmation. Les ressources proviennent à 30 % des tickets d’entrée et de trois autres revenus jusqu’ici secondaires : la privatisation partielle ou intégrale de la Villa pour des événements, la boutique qui propose quelques produits dérivés (sacs, tasses, jouets) et le développement d’un bar-café, pour l’instant ouvert uniquement le week-end, en partenariat avec le brasseur Moortgat.

” En s’investissant dans la culture, il est évident que les entrepreneurs gagnent énormément pour leur image : vous êtes ici dans une prestigieuse maison des années 1930 liée à l’histoire de Bruxelles et à l’un de ses grands patrons, Louis Empain, c’est donc clairement un partenariat win-win. C’est pour cela qu’existe aussi le Cercle de la Villa, rassemblant ses amis et ses mécènes. ”

La réalité économique objective d’une fondation de prestige comme Boghossian consiste donc aujourd’hui à régler entre 60 et 70 % des factures, en dehors de tout financement public. Là aussi, il va y avoir du changement avec une formule parascolaire incluant la visite de classes à la Villa, nouveauté supportée par les pouvoirs publics, qui devrait démarrer à la prochaine rentrée scolaire. ” Nous voulons arriver à 50 % de ressources propres, ce qui n’est pas mal comme objectif, précise Louma Salamé. Mais ce qui est sûr, c’est que la maison a repris vie d’une autre façon, c’est bien une nouvelle ère qui débute.”

Nous descendons au sous-sol du bâtiment où se tient l’expo ” Frontières imaginaires “, un thème qui lui tient à coeur : ” La Fondation a pour mission de rapprocher les cultures et là, on parle des murs que l’on bâtit, de ce qui sépare, de ce qui distingue l’altérité de l’identité. Des territoires. ” Sur ce, pour la photo, la trentenaire cool échange ses ballerines pour des chaussures à talons : l’image, c’est aussi la marque.

www.fondationboghossian.com

PHILIPPE CORNET

” Si j’avais voulu faire fortune, j’aurais travaillé depuis 10 ans dans les affaires de bijoux des Boghossian, mais j’ai choisi la culture. ”

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