LE PLUS DISCRET DES OLIGARQUES RUSSES

vient de réussir la première grande IPO russe depuis 2014. La mise en Bourse de Detskii Mir, nom mythique pour des générations de Russes, est un succès inespéré. © REUTERS

En 2014, le patron du holding Sistema était arrêté pour avoir défié des proches de Poutine. Aujourd’hui, grâce à l’entrée en Bourse réussie du fabricant de jouets Detskii Mir, le businessman s’est remis en selle.

Vladimir Evtouchenkov n’est pas peu fier de son dernier jackpot. L’oligarque russe vient de réussir la première grande IPO russe depuis 2014. En cette période de tensions géopolitiques, accentuée par les sanctions occidentales contre la Russie à propos de l’Ukraine et le recul des prix du pétrole qui impactent l’économie du pays, la performance n’est pas mince. La mise en Bourse de Detskii Mir, l’un des joyaux du milliardaire, n°1 national du jouet et nom mythique pour des générations de Russes, a montré que les investisseurs étrangers ont retrouvé de l’appétit pour Moscou et ses marchés.

A Londres et New York, à Paris aussi, ils se sont laissé convaincre d’entrer au capital de cette chaîne de magasins en pleine expansion. C’est l’une des success-stories de Sistema, le holding de Vladimir Evtouchenkov présent dans de multiples secteurs loin des habituelles cibles des oligarques : opérateur mobile MTS, réseau Intourist, cliniques Medsi, gestion de terres agricoles, bois et sacs papier Segezha, etc. L’empire de l’oligarque est éclectique.

Dans les coulisses financières de Moscou, les experts assurent que, préparée depuis longtemps, l’IPO avait dû être retardée du fait de la récession en Russie, et, surtout, des tensions diplomatiques avec l’Occident. ” Absurde, conteste Vladimir Evtouchenkov. Tout simplement, Detskii Mir n’était pas encore prêt et nous n’aurions pas pu tabler sur une capitalisation de 1 milliard de dollars, le seuil fixé. ” Un seuil atteint et même dépassé le 10 février à la Bourse de Moscou. Avec, selon son patron, un ” jackpot ” pour Sistema de plus de 200 millions de dollars.

” Après Detskii Mir, il y aura une autre IPO. Peut-être notre holding agricole, promet Vladimir Evtouchenkov, très loquace sur sa mission d’investisseur capable de repérer des secteurs à fort potentiel de croissance. Notre tâche n’est pas de vivre dans le passé mais dans le futur. Si nous nous contentions d’investir financièrement, il faudrait sept personnes autour de moi. Mais nous voulons rendre plus efficace chacune des entreprises dans lesquelles nous investissons. C’est pourquoi nous avons 400 employés ! ”

Même si cet interventionnisme d’actionnaire dans le quotidien du management agace parfois, Sistema s’est construit une solide réputation. Et, derrière son accent provincial, Vladimir Evtouchenkov, économiste et ingénieur chimiste de formation, passe pour l’un des meilleurs investisseurs russes. Discret dans les médias, loin de la politique, le milliardaire donne peu d’interviews. Dans son vaste bureau revêtu de bois du centre de Moscou, il parle avec prudence mais énergie. De ses affaires. Et aussi de ce qui aurait pu marquer la fin de son holding et de sa fortune. Car, aujourd’hui, le succès financier de l’IPO de Detskii Mir a pris des allures de victoire personnelle pour l’oligarque, trois ans après son arrestation et son inculpation.

Une liberté au prix fort

Poursuivi pour blanchiment lors du rachat de la compagnie pétrolière Bachneft, Vladimir Evtouchenkov s’était retrouvé assigné à résidence à Moscou, avec port obligatoire d’un bracelet électronique et interdiction de communiquer au-delà de sa famille et de ses avocats. Une vraie humiliation pour le milliardaire. C’était en 2014.

Rosneft, le géant public de l’or noir russe dirigé par Igor Setchine, un proche du président Vladimir Poutine, est soupçonné d’avoir alors agi en coulisses pour précipiter sa perte. Son but ? Obtenir la nationalisation de Bachneft qui, ultime étape d’une saga controversée, a finalement été racheté l’an passé par… Rosneft. Pour éviter un procès, Vladimir Evtouchenkov avait été contraint d’accepter un compromis : sa liberté contre la cession de Bachneft.

L’accord lui a coûté cher : avec cette cession et les méfaits par ricochet sur ses autres actifs, sa fortune a durablement fondu. Le 15e homme le plus riche de Russie en 2014 (avec 9 milliards de dollars) est désormais classé 34e (avec 3,7 milliards de dollars), selon Forbes. ” Mais, au final, c’était un bon accord “, ironise une source proche de Sistema. Car le holding a depuis reçu une compensation, les accusations de blanchiment ont été levées. Et, surtout, Vladimir Evtouchenkov a retrouvé la liberté.

De ses trois mois de résidence surveillée, l’oligarque parle aujourd’hui avec un sourire en coin et des airs dégagés. ” La première nuit, j’ai dormi calmement. Je ne me suis pas ennuyé. J’en ai profité pour lire et écrire beaucoup, raconte-t-il. Chaque homme normal prend peur. Celui qui affirme le contraire ment. Ensuite, chacun s’adapte et sa peur s’apaise. A chacun son rythme. Chez moi, c’est rapide. ” Fataliste, Vladimir Evtouchenkov se contente d’un ” il s’est passé ce qui s’est passé “, persuadé que ” des situations similaires ont lieu dans tout pays “. A-t-il fait des erreurs ? ” Beaucoup. Mais je le garde pour moi, c’est mon affaire personnelle “, reconnaît-il alors que ses propos sur Bachneft sont soigneusement contrôlés par les juristes de Sistema. ” J’ai oublié cette affaire “, prétend-il avant de faire son mea culpa en bon dirigeant apte à l’autocritique : ” Même dans les moments les plus difficiles, je n’ai fait de reproches qu’à une seule personne : moi-même”.

Aujourd’hui, à l’affût d’investissements, Vladimir Evtouchenkov a de nouveau peu de temps pour lire. A soixante-huit ans, marié et père de deux enfants, il travaille tous les jours, épuisant ses proches et ses équipes. ” J’aime ce rythme de travail “, plaisante l’oligarque. Lui qui n’a pas de yacht déclare posséder ” plusieurs résidences mais sans excès de luxe ” et mener ” un train de vie simple “.

Bourreau de travail

Sa source de joie ? ” Le travail. ” Les vacances ? ” Je n’ai jamais réussi à apprendre à me reposer. C’est sans doute trop tard. ” La retraite ? ” Quand je serai dans un beau cercueil avec 2 m de terre au-dessus de moi. ” Vladimir Evtouchenkov devient toutefois très bavard et philosophe dès qu’il parle de l’Altaï, cette région montagneuse de Russie dont il est tombé amoureux. ” La nature y est tellement majestueuse que l’homme semble bien petit. Avec mon rythme de fou au travail, j’ai besoin de ces moments de détente. Pour prendre du recul et voir mes erreurs “, explique-t-il.

Jadis, Vladimir Evtouchenkov aimait aussi se rendre à Paris, ” la ville de la fête “. Mais, dernièrement, c’était pour un voyage d’affaires : 11 heures bien chronométrées pour une rencontre au sommet avec divers interlocuteurs européens. Il n’en dira pas plus. En France comme ailleurs, Sistema cherche de possibles partenaires. Des investisseurs pour son nouveau fonds de capital-risque spécialisé dans les start-up russes à forte expansion. Un opérateur dans le secteur médical pour Medsi, sa chaîne de cliniques en pleine croissance ” en quête de transferts de technologie et de savoir-faire pour former une société médicale de niveau international “, souligne Vladimir Evtouchenkov.

Régulièrement, les sociétés de Sistema ont travaillé avec des partenaires occidentaux : Deutsche Telekom pour MTS, Thomas Cook pour Intourist, etc. Et avec certains membres de la famille Louis-Dreyfus pour des activités agricoles. ” Leurs spécialistes nous ont beaucoup aidés dans ce secteur, auquel nous ne comprenions rien au début. Aujourd’hui, nos propres experts ne sont pas moins bons “, prévient l’oligarque, qui, cherchant à fusionner les équipes, veut racheter les parts des actionnaires Louis-Dreyfus. ” S’ils étaient d’accord, nous l’aurions déjà fait “, s’agace-t-il.

Pas d’achats de prestige

Quelque 90 % des actifs de Sistema sont localisés en Russie. Et, hormis l’expansion de certaines activités arrivées à maturité en Russie (MTS notamment), Vladimir Evtouchenkov ne cherche pas à s’étendre à l’étranger. Ni à impressionner avec des achats de prestige en Occident, comme Roman Abramovich avec son club de foot anglais Chelsea ou Mikhaïl Prokhorov et son équipe de basket américaine les Brooklyn Nets.

” Sergueï Pougatchev m’a proposé un jour de racheter France-Soir pour 1 euro, s’amuse-t-il. Pourquoi acheter un journal français qui ne vaut rien alors que je n’ai pas d’intérêts économiques à défendre en France ? ”

En Russie, par contre, la défense des intérêts économiques suppose une influence politique bien au-delà des strictes frontières des affaires. Vladimir Evtouchenkov a d’ailleurs lancé Sistema dans les années 1990 alors qu’il entretenait d’étroites relations avec le maire de Moscou, Iouri Loujkov. Après avoir lui-même travaillé dans l’administration municipale, il a investi dans les télécoms, la high-tech et la microélectronique. Loin donc des matières premières, principales sources d’enrichissement rapide dans les années 1990. ” Le fait que Loujkov était près de moi et que tout Moscou me connaissait, bien sûr, cela m’a aidé. Cela m’a donné un crédit de confiance “, reconnaît le fonctionnaire devenu milliardaire.

Aujourd’hui, Vladimir Evtouchenkov fait très attention à se tenir loin de la politique. Tout en entretenant des relations au plus haut niveau. Dans son bureau, entre divers bibelots, le portrait de Vladimir Poutine est bien visible, certes moins imposant que le buste de Staline reçu en cadeau – ” aucune signification politique, juste un élément du décor “, tempère-t-il. Avant de lancer en défi : ” Citez-moi un pays au monde où il n’est pas nécessaire d’avoir de bonnes relations avec les autorités pour réussir dans le business ? ”

BENJAMIN QUÉNELLE (LES ÉCHOS DU 21 FÉVRIER 2017)

” Même dans les moments les plus difficiles, je n’ai fait de reproches qu’à une seule personne : moi-même. ”

” Citez-moi un pays au monde où il n’est pas nécessaire d’avoir de bonnes relations avec les autorités pour réussir dans le business.”

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