Leica, l’oeil éternel

Cinq ans après son centenaire, Leica se lance dans l’horlogerie et inaugure une nouvelle destination de tourisme industriel à Wetzlar, son siège historique. Plongée au coeur du ” mythe Leica “, depuis l’invention du format 24×36 jusqu’à aujourd’hui.

Pour les puristes de la photographie, c’est la référence absolue. Le must avec un grand ” M ” comme la série haut de gamme du même nom. Leica évoque ces appareils qui permettent de réaliser des portraits, des paysages au grain impeccable. La fusion du temps et de la lumière, dans toute sa splendeur, immortalisée.

Fin boîtier rectangulaire aux bords arrondis, objectif légèrement excentré, molettes de réglage sur la partie supérieure. On reconnaît immédiatement un Leica. C’est sans doute que, dès le départ, en 1914, les équipes d’Ernst Leitz avaient trouvé la bonne formule : un appareil compact qui tient au creux de la main, à une époque où les appareils photo se présentaient encore sous la forme de caisses en bois posées sur trépied, telle celle qu’on voit dans Tintin et Le Lotus bleu.

Aujourd’hui, la marque au L rouge produit 18.000 Leica M par an et réalise des séries limitées avec Hermès ou Paul Smith. Mais, surtout, elle a inauguré une nouvelle destination de tourisme industriel à Wetzlar, son siège historique, situé à 80 kilomètres de Francfort. Vaste campus de 27.000 m2, le Leitz Park associe une manufacture photo, une galerie d’exposition, un Leica Store, un musée et un hôtel de 129 chambres.

Aménagement dépouillé, murs blancs… On y retrouve tout l’esprit de la manufacture. Ici, priorité à l’artisanat et à ” l’intelligence de la main “. Dans les ateliers du gigantesque bâtiment de Wetzlar, dont les formes rappellent les optiques de la marque, les ouvriers côtoient les spécialistes : mécaniciens de précision, opticiens et polisseurs de verre. Seule concession à la modernité : des espaces sont réservés aux ingénieurs et aux programmeurs. L’ensemble permet aux passionnés de se plonger dans l’univers Leica, au fil d’un parcours balisé d’écrans tactiles, de prototypes avant-gardistes et de véritables pièces de collection. Comme cette poignée de copies russes – les ” Zorki ” -, fabriqués en URSS entre 1948 et 1978.

Le fabricant est le dernier à produire des appareils photo en Europe (en Allemagne et au Portugal).

Au fond, qu’est-ce qui rend un Leica si différent des autres appareils photo ? ” Il y a d’abord eu un très long voyage photographique avec l’invention du format 24 x 36, qui en a fait le compagnon d’un grand nombre de photographes, amateurs ou professionnels comme Henri Cartier-Bresson ou Robert Capa, explique Marius Eschweiler, g lobal director of business development de Leica. Il y a aujourd’hui le virage technologique entamé avec le M9, premier appareil numérique plein format de la marque. ” Retour aux sources : c’est en effet à Wetzlar qu’un ingénieur formé chez Zeiss, Oskar Barnack, met au point ” la caméra lilliputienne avec pellicule cinéma “, comme il le note lui-même dans le carnet de bord de son atelier, en mars 1914. La légende raconte que ce photographe amateur embauché par Ernst Leitz, dans ce qui était alors une fabrique de microscopes et de matériel optique, souffrait d’asthme et ne pouvait transporter les lourdes chambres photographiques de l’époque. Son prototype, le ” Ur-Leica “, toujours conservé au secret dans un coffre-fort, marque le début de la photo 24 x 36 mm. ” Un format passe-partout, universel, qui fait sortir l’appareil du studio et le rend plus maniable que jamais “, explique Marius Eschweiler. En 1925, la firme allemande présente à la Foire de Leipzig 25 exemplaires de ces petits appareils qui, trop légers sans doute, ne sont pas vraiment pris au sérieux.

Leica, l'oeil éternel

Robustes, silencieux et discrets, ils seront cependant très vite adoptés par les photographes de presse. Le monde de l’image vit alors une révolution. Figée, la photo devient vivante et authentique. Des champs de bataille aux scènes de la vie quotidienne, le ” Leica ” (contraction de Leitz et de Camera) donne naissance au reportage photo. Et à de grands noms qui ont fait désormais sa réputation : Capa et Cartier-Bresson, fondateurs de l’agence Magnum, mais aussi Helmut Newton, André Kertész, Robert Doisneau ou Edouard Boubat.

Dans les années 1930 et 1940, Leica introduit le viseur télémétrique, puis dans les années 1950 le système d’objectifs à baïonnette. En 1954, Leica lance une nouvelle génération à viseur télémétrique (le fameux ” M “), et en 1965, son premier reflex. Le reste appartient à l’histoire, aux hommes, au talent et à l’art. Car on a tous en mémoire un cliché pris avec les fameux objectifs : James Dean marchant seul, sur Times Square, cigarette aux lèvres et insouciant ; Mohamed Ali, au début de sa carrière, ou la course désespérée de la petite Vietnamienne brûlée au napalm… Le portrait du ” Che ” en béret, par Alberto Korda, est devenu l’un des visages les plus immédiatement reconnaissables, comme ceux de la Joconde ou de Marilyn Monroe. C’est l’image la plus reproduite dans le monde. Elle sera même agrandie sur une hauteur de cinq étages, par Fidel Castro. Pourtant, peu de gens savent que la photo originale n’est pas un portrait mais un plan large qui dévoile un profil anonyme et le feuillage d’un palmier.

Changement d’optique

Plus d’un siècle après sa création, la magie Leica opère toujours. Le fabricant est le dernier à produire des appareils photo en Europe – en Allemagne et au Portugal. Au sein de la manufacture allemande, l’assemblage des appareils et l’appairage des optiques se font toujours à la main. Rien que le viseur télémétrique d’un Leica M comprend 127 pièces, ce qui justifie son prix élevé. Le ” mythe Leica ” a pourtant failli tourner court. Il y a 15 ans, faute d’avoir pris à temps le tournant du numérique, le célèbre constructeur s’est trouvé au bord de la faillite. En 2004-2005, Leica affiche une perte de 18 millions d’euros, ses managers quittent le navire. Le fabricant traverse alors un énorme trou noir.

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Celui qui l’en a ressorti ? Andreas Kaufmann, un professeur d’histoire et de lettres. Descendant d’une dynastie autrichienne du papier, il rachète la marque en 2004, s’emploie à rationaliser la production et encourage ses équipes à adopter le numérique sans renier l’ADN de Leica. Kaufmann va reprendre les parts du français Hermès, qui possédait 31 % du fabricant d’appareils photo, ouvrir ensuite le capital au fonds d’investissement américain Blackstone (qui détient 45 % des parts) et, surtout, forcer la coopération numérique avec le japonais Panasonic. Le japonais fournit à l’allemand sa technologie numérique, tandis que le second approvisionne en optiques le premier et lui accorde la possibilité d’exploiter le logo Leica sur ses appareils photo.

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Après avoir élargi les capacités financières de la société, Kaufmann avance à marche forcée vers le numérique. Le premier modèle digital commercialisé, le M-8, sort en 2006. Leica reprend des couleurs, développe un réseau de ” Leica stores ” à travers le monde (300 à l’heure actuelle). Les ventes repartent. En 2011-2012, la société réalise près de 300 millions d’euros de chiffre d’affaires, dont 59 millions de profits. C’est le dernier bilan rendu public avant que l’entreprise ne se retire de la Bourse en octobre 2012. Cette année-là, 200 appareils photo numériques sont montés tous les jours à la main (la plupart des pièces sont produites au Portugal et aux Etats-Unis), depuis l’ancien petit atelier de Solms, à une dizaine de kilomètres de Wetzlar.

Cinq argentiques par jour

Alors que Rollei a disparu et que le suédois Hasselblad s’est fait racheter par le fabricant de drones chinois DJI, Leica a fait mieux que tenir bon. Sa gamme s’enrichit, comprenant des reflex moyen format, des hybrides plein format, des compacts au design inimitable. Son chiffre d’affaires s’est élevé à 400 millions l’an dernier contre 145 millions il y a 10 ans. Et tout en continuant à vendre ses propres boîtiers, le dernier fabricant européen s’est offert le luxe de s’associer à Huawei pour travailler à l’amélioration des capteurs et de l’optique des smartphones. Avec ce concept, la boucle est bouclée… ” Le smartphone est l’appareil photo numérique compact d’aujourd’hui ! “, estime en effet Andreas Kaufmann. Mais ni la Chine, ni la miniaturisation n’auront raison du feu sacré. Le fin du fin pour les amateurs les plus orthodoxes : Leica continue à produire des appareils photo argentiques. A raison de cinq par jour. ” Nous serons sans doute les derniers à le faire au monde “, sourit Andreas Kaufmann.

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” Rater une photo sera bientôt un exploit ”

En 2014, Huawei a frappé un gros coup en s’alliant à Leica. Le chinois cherchait un partenaire pour améliorer la qualité photo de ses smartphones, l’allemand voulait se diversifier dans le segment de la mobilité. Ce partenariat s’est traduit par un centre de recherche commun en Allemagne, le Max Berek Innovation Lab, dédié aux technologies photographiques et optiques appliquées aux smartphones. Résultat : une série de modèles élitistes, dont le dernier – le Mate 20 Pro – combine un triple capteur photo siglé Leica avec des fonctionnalités inédites sur smartphone, autorisant de nouveaux usages comme des photos en basse luminosité ou sous l’eau. A ce petit jeu, Huawei et Leica se démarquent. Leurs smartphones sont non seulement conçus pour imiter les modes de couleur utilisés par les caméras Leica, mais ils proposent également une technologie basée sur l’intelligence artificielle pour améliorer les prises de vue. Des processeurs dédiés au traitement des images (le neural processing unit, NPU) sont directement sollicités lors de chaque cliché : ce sont eux qui nettoient les images en cas de zoom numérique ou qui appliquent les traitements HDR +. ” Avec ce mode, l’appareil prend en réalité plusieurs photos simultanément et à diverses expositions, lesquelles sont fusionnées en une photo finale qui garde le meilleur des zones sombres et des zones lumineuses “, confie Marius Eschweiler, global director of business development de Leica. Sur le Mate 20 Pro, les NPU reconnaissent même 1.500 scénarios et catégories de scènes (animaux, assiettes, paysages, etc.) avant même que l’on appuie sur le déclencheur et adapte les réglages en conséquence. ” Les algorithmes d’IA pour la photo n’en sont qu’à leurs débuts. Mais vous verrez : rater une photo sera bientôt un exploit “, prédit Marius Eschweiler.

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Avec les montres, Leica élargit son champ de vision

De la lentille aux aiguilles, il n’y avait qu’un pas. Leica a franchi un cap l’an dernier et s’attaque désormais au marché de l’horlogerie avec la volonté d’afficher le même niveau d’exigence. C’est un ” projet, fruit de plusieurs années de collaboration “, souligne Andreas Kaufmann, actionnaire principal et président du conseil d’administration de Leica Camera AG. Deux modèles, baptisés Leica L1 et Leica L2, sont ainsi commercialisés depuis l’automne, en partenariat avec la société Lehmann Präzision GmbH, basée dans la Forêt Noire. Pas de célèbre pastille rouge dans leur design fonctionnel, inspiré par les appareils photo de la marque : ” Ce ne serait pas joli. Le seul moment où le point rouge apparaît, c’est quand vous remettez la montre à zéro “, précise Andreas Kaufmann. On y retrouve néanmoins une certaine forme d’esthétisme sinon de minimalisme et de sobriété qui caractérisent la marque, avec l’estampille ” made in Germany “. Le mouvement, lui, est forcément à remontage mécanique – le nec plus ultra -, visible à travers un fond transparent qui permet d’en admirer le mécanisme. Un mouvement propre. Net. Précis. Et aussi luxueux que les fameux objectifs, puisque les tarifs des montres en question taquinent la barre des 10.000 euros. Produites à moins de 400 exemplaires par an à leurs débuts, ces garde-temps sont distribués exclusivement à Weitzlar, et au compte-gouttes dans quelques enseignes Leica à Singapour et Tokyo. Les points de vente suivants seront Londres, Paris et Vienne. On est exclusif ou on ne l’est pas… Leica annonce déjà pour la fin 2019 la sortie de la L3, une mécanique, elle aussi à remontage manuel, dotée d’une fonction alarme. En attendant la première montre féminine que le patron de Leica rêve de concevoir avec le joaillier vénitien Faidra Hanna.

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