L’art contemporain à la croisée des générations

Yoko Uhoda et Albert Baronian. © Gilles Lemoine

Il vient de Bruxelles, elle de Liège, il a ouvert sa première galerie en 1973, elle s’est lancée il y a seulement cinq ans. Deux générations mais une même passion pour l’art contemporain qu’Albert Baronian et Yoko Uhoda ont conjugué au printemps dernier en inaugurant un espace commun à Knokke. L’occasion d’un bilan croisé sur un secteur aux évolutions contrastées.

Albert Baronian sillonne depuis 45 ans le marché de l’art contemporain avec l’assurance d’un vieux loup de mer. Longtemps membre du comité de sélection d’Art Brussels, ambassadeur de l’Arte Povera en Belgique, il a fait découvrir au public bruxellois des artistes aussi importants que Gilbert & George ou les représentants du mouvement Supports/ Surfaces. Malgré l’annonce de son retrait en 2020 au terme du bail de sa galerie ixelloise, le galeriste n’a pas perdu le goût de l’aventure comme le prouvent son nouveau partenariat avec la galerie parisienne Xippas et sa récente association à la côte avec la galeriste liégeoise Yoko Uhoda, fille d’un vieil ami collectionneur.

Chris JOHANSON,
Chris JOHANSON, “This helps me”, acrylique sur toile, 102 x 66 cm, 2018.© PG

L’appel de la mer

A en croire la jeune femme qui y avait déjà un lieu d’exposition depuis fin 2016, la station balnéaire vit ” à l’envers de Bruxelles et de Liège ” et offre la possibilité de combler les périodes creuses que représentent l’été et les vacances en général. ” Ce n’est pas pour autant un pop-up “, prévient Albert Baronian qui indique que cette troisième entité distincte de leurs établissements respectifs sera ouverte toute l’année. Lui et son associée ont synchronisé leur calendrier pour se relayer et être présents physiquement chaque week-end. Une politesse pour les visiteurs mais aussi une nécessité quand une seule vente peut valider le travail d’une journée et même d’une semaine entière. S’installer dans une ville de plaisance comme Knokke serait, d’après lui, une bonne manière d’atteindre les collectionneurs de tout le pays, et même au-delà. Les collectionneurs flamands y ont souvent une résidence secondaire et les Luxembourgeois viennent y respirer l’air de la mer. L’homme sait de quoi il parle puisqu’il a déjà eu une galerie là-bas dans les années 1980, qu’il y retourne régulièrement et que son frère, précise-t-il, y joue au golf été comme hiver. Par la quantité et la qualité de son offre en termes d’art contemporain, la petite ville de la côte belge commence à se distinguer sur le plan international. Le nombre de galeries n’a fait qu’augmenter à Knokke ces dernières années, observe Yoko Uhoda. Son confrère plus âgé acquiesce mais, selon lui, le phénomène est relativement récent. Il se souvient de la réticence de certains artistes étrangers à venir exposer dans son ancienne galerie knokkoise.

L'art contemporain à la croisée des générations

Une programmation sur mesure

La plupart des noms exposés dans leur nouvelle structure commune sont directement issus de leurs galeries respectives, mais les deux partenaires comptent aussi en profiter pour faire venir des artistes invités. A part quelques solo shows, dont un consacré à l’artiste français Claude Viallat en août dernier, ils ont jusqu’à présent surtout misé sur des expos de groupe autour de thèmes fédérateurs tels que les motifs floraux ou la peinture abstraite américaine. Quand les gens sonnent chez Albert Baronian à Bruxelles, ils savent déjà à quel type d’art ils ont à faire, mais à la mer la situation est différente selon lui. ” Vous avez des amateurs d’art mais aussi des gens qui, malheureusement pour nous, ne font pas la distinction entre les galeries très mauvaises et nous. ” Sur la digue, l’ambiance est décontractée et un grand nombre de visiteurs sont avant tout des promeneurs attirés par les vitrines. ” Les galeries à Knokke sont généralement des magasins reconvertis, rappelle-t-il, rien à voir avec la white box traditionnelle. ” La programmation doit en effet s’adapter à une surface moins grande, reconnaît de son côté son associée. Pas question de se lancer dans des installations minimalistes ou conceptuelles très pointues. L’idée est plutôt de se concentrer sur des catégories classiques comme la peinture, la sculpture ou la photo, sans exclure de faire un peu de second marché en proposant des oeuvres d’artistes connus déjà passées par la galerie Baronian.

Alain SÉCHAS,
Alain SÉCHAS, “Petit poulpe”, dessin, 36,5 x 29 cm, 2017.© PG

” The places to be ”

Selon ce que l’on veut montrer et qui l’on veut atteindre, la localisation est toujours primordiale. Albert Baronian, qui a changé plusieurs fois d’emplacement dans sa carrière, en sait quelque chose. Tous les deux sont d’accord, dès que l’on franchit la ligne invisible qui sépare le Zoute du non-Zoute, le niveau des galeries n’est plus le même. A Bruxelles, la distinction se fait essentiellement entre le bas de la ville et le haut de la ville considéré comme étant plus chic avec ses boutiques de grands créateurs. ” L’art est quand même un produit de luxe “, reconnaît le galeriste bruxellois dont l’établissement est implanté depuis 2002 à Ixelles. Un quartier qui n’en finit pas d’attirer les galeries, que ce soit dans les rues adjacentes de l’artère principale du haut de la ville, ou de l’autre côté de l’avenue Louise. En aventurier, Albert Baronian a pourtant tenté le quartier du canal dans les années 1990, suivi à l’époque par quelques collègues belges et étrangers. L’expérience s’est révélée compliquée. ” On en avait marre de jouer les locomotives “, commente-il. Sans compter que les collectionneurs rencontrés dans des foires prestigieuses comme la FIAC lui avouaient volontiers leurs craintes à l’idée de garer leurs grosses cylindrées dans sa rue. Même si la situation a évolué dans ce périmètre, il considère que le piétonnier dans le bas de la ville complique à présent le travail des galeristes. A Liège, certains quartiers sont plus propices que d’autres mais il n’y a pas de division nette et les galeries se partagent le territoire sans logique apparente, explique Yoko Uhoda. ” Ce qui est assez dur, c’est qu’il n’y a pas de dynamique, on se sent assez seuls “, dit-elle. D’autant que la plupart des galeries liégeoises se focalisent sur la production locale, à la différence de ses expositions tournées en grande partie vers les artistes internationaux. La galeriste a d’ailleurs déménagé sur le boulevard principal au mois de février dernier pour être plus visible.

Le paradoxe des foires

L’autre moyen bien connu d’accroître la visibilité des galeries, ce sont les foires. Albert Baronian ne le nie pas, elles lui ont été très utiles au début pour se faire connaître et étendre son réseau. ” Je faisais toutes les foires importantes de l’année : Bologne, Cologne, Paris, Bâle, Madrid… “, se souvient-il. Depuis, il a considérablement ralenti la cadence car les coûts ont explosé. ” Maintenant, ce sont les galeries mammouth qui retirent les marrons du feu “, regrette-il. Même constat chez son interlocutrice qui participe à certaines petites foires mais évite les grosses à cause du risque financier qu’elles représentent. Yoko Uhoda travaille encore essentiellement avec de jeunes artistes dont la gamme de prix est réduite. Impossible pour elle de débourser 30.000 à 40.000 euros pour un stand qu’elle aura peu de chance de rentabiliser même en vendant beaucoup d’oeuvres. Il y a, selon elle, une sorte d’injustice pour une jeune galerie à observer son voisin exposer des artistes stars et faire un gros bénéfice avec une seule pièce à 500.000 euros. Bien sûr, il existe des sections réservées aux petites structures dont les frais de participation sont moins élevés mais ” celles-ci sont un peu reléguées sur les côtés et certains collectionneurs ne s’y arrêtent même pas “, fait-elle remarquer. Pour Albert Baronian, la position des grandes foires est aujourd’hui paradoxale puisqu’elles ont souvent rompu avec leur mission initiale qui consistait à faire découvrir les galeries et les artistes émergents. Lui-même privilégie à présent les relations de proximité qu’il estime plus durables. ” Quand tu es à la foire de Dubaï, tu es tout content de voir un cheikh. Ce cheikh t’achète une fois mais il ne va pas venir à Bruxelles te dire bonjour et te demander ‘Tiens, qu’est-ce que vous avez ? ‘ “.

L'art contemporain à la croisée des générations
© Gilles Lemoine

L’emprise des modes et de l’argent

Quand il a ouvert sa première galerie à Bruxelles en 1973, les structures similaires étaient peu nombreuses et on les désignait sous le nom de galeries d’avant-garde. ” Un terme qui maintenant ne veut plus rien dire “, commente-il. Il se souvient de vernissages où le public se résumait à quatre ou cinq personnes, généralement l’artiste et sa femme, lui, et un visiteur égaré. Rien à voir avec l’époque actuelle où l’art contemporain est devenu un véritable phénomène de mode. Le changement est déjà perceptible chez les jeunes artistes qui sont à ses yeux bien plus carriéristes qu’avant. ” Certains parlent plus de fric que d’art “, observe-t-il. L’attitude des collectionneurs a changé elle aussi, une grande partie d’entre eux n’hésitent pas à demander devant une oeuvre s’ils peuvent espérer faire une plus-value à la revente. Poser une telle question était impensable avant les années 1990, estime le galeriste qui déclare sans ambages que ” l’art est devenu un business “. L’influence des salles de vente, d’après lui, n’est pas étrangère à cette mutation. Celles-ci n’ont pas peur de promettre de grosses sommes aux propriétaires d’oeuvres pour les inciter à les revendre. Difficile de ne pas céder devant les montant annoncés. Des artistes de 40 ans atteignent ainsi aux enchères des prix plus importants qu’en galerie avec parfois des scores qui dépassent une gravure ou un dessin de grands maîtres comme Rembrandt. Le danger, selon lui, c’est de voir certaines de ces cotes s’effondrer. ” A part Gerhard Richter et quelques exceptions, beaucoup d’artistes ont un passage à vide à un moment de leur carrière. ” Il cite Warhol dont les prix des oeuvres à une certaine époque s’étaient relativement effondrés. Albert Baronian refuse pour autant de parler de bulle spéculative mais son analyse semble pointer une certaine volatilité du marché. En devenant à la mode, l’art contemporain s’est vu dominé par la mode elle-même et par ses variations. Auparavant, celui qui faisait l’acquisition d’une oeuvre d’art, avait conscience de constituer un patrimoine transmissible. ” Aujourd’hui, les gens me disent : ‘J’ai acheté ça il y a 10 ans, c’est devenu ringard’. Et ils revendent pour quelque chose d’autre de plus à la mode. ”

L'art contemporain à la croisée des générations
© Gilles Lemoine

Un secteur en quête de nouveaux territoires

Question tendances, l’art contemporain asiatique et africain est en train de devenir incontournable même si, comme le souligne Yoko Uhoda, le marché asiatique est déjà beaucoup plus développé en raison de la forte demande des collectionneurs chinois pour la production de leurs concitoyens. Les foires et les musées fleurissent en Asie tandis que les artistes africains dépendent encore beaucoup des acheteurs occidentaux. D’une manière générale, comme le résume Albert Baronian, l’art contemporain est à la recherche de nouveaux producteurs, aussi bien sur le plan géographique dans une logique de mondialisation que dans l’exploration de nouvelles disciplines. Si certains supports comme l’art vidéo continuent d’être marginaux à cause des contraintes techniques qu’ils représentent, l’intérêt s’est étendu à des oeuvres que l’on mettait hier dans la case artisanat. Le galeriste bruxellois mentionne notamment la popularité du tissage ou de la poterie à laquelle l’un de ses anciens assistants s’est converti avec succès en exposant ses pièces dans des galeries. ” Tout le monde veut acheter de la céramique “, insiste-t-il. Outre l’évolution des mentalités et des tendances, le métier de galeriste lui-même semble s’être beaucoup transformé. Il suffit d’entendre Albert Baronian raconter comment à ses débuts il traversait la frontière italienne avec les toiles de Gilberto Zorio (l’un des fondateurs du mouvement de l’Arte Povera) sur le toit de sa 4L jaune après être passé chez le quincaillier pour acheter des sangles. Maintenant, tout un éventail de services et d’assurances spécialisés s’est créé autour des oeuvres, sans compter les médias dédiés à l’actualité de l’art contemporain et de ses événements, ou simplement au suivi de la cote des artistes.

Vue de la galerie Albert Baronian / Yoko Uhoda Knokke.
Vue de la galerie Albert Baronian / Yoko Uhoda Knokke.© Gilles Lemoine

La chasse aux chefs-d’oeuvre

Malgré ces différentes transformations, la relation galeriste-artistes n’a pas beaucoup changé. L’intensité dépend du fait d’être ou non la galerie principale de l’artiste en question mais le suivi peut être varié. ” On les accompagne pour des projets, des dossiers pour des institutions, des résidences “, détaille Yoko Uhoda qui essaie d’être encore plus présente pour les jeunes. Ce qui implique parfois des voyages comme le signale son partenaire bruxellois qui se rend prochainement au vernissage d’un de ses artistes au Japon. D’une manière générale, le métier exige de sortir de sa galerie et de ” beaucoup bouger “, ajoute la Liégeoise. La recherche de la pépite, c’est-à-dire du Picasso de demain, nécessite notamment de visiter beaucoup d’expos de groupe, d’ateliers ou de résidences d’artistes. ” Parfois, c’est un curateur qui vous conseille mais à la fin, il faut aller voir “, confirme-t-elle. ” Lors de mon premier voyage à New York, sur une semaine, j’ai fait 55 ateliers “, déclare Albert Baronian encore amusé par ce marathon dans l’Amérique fébrile des années 1970. Bien qu’aujourd’hui les réseaux sociaux aient fait exploser les candidatures spontanées, celles-ci apportent rarement la fameuse perle rare. Les deux associés assurent regarder les documents qu’on leur envoie, souvent par curiosité, mais avouent être souvent interloqués par le manque de pertinence des dossiers. ” Honnêtement, 99% du temps, on se dit qu’ils n’ont même pas regardé ce que l’on fait “, déplore Yoko Uhoda. Le miracle, tous les deux y croient encore et toujours. Même après plusieurs décennies de succès et peut-être de désillusions, Albert Baronian continue d’encourager les futures galeristes à se lancer. ” Il y a toujours de la place, affirme-t-il, beaucoup de très bons artistes belges ne sont pas représentés. ” Débonnaire et lucide, il aime l’idée de transmettre les clefs de sa passion aux plus jeunes. ” Avez-vous de quoi vivre pendant un an sans vendre ? ” est la principale question qu’il pose à ceux qui veulent ouvrir une galerie, le reste est une question de flair, de culot et de sensibilité.

Expo en cours jusqu’au 3 février 2019 : ” Keep Drawing and Be Happy “, un group show qui montre une sélection d’oeuvres sur papier provenant d’artistes de différentes nationalités.

Galerie Albert Baronian / Yoko Uhoda Knokke.yoko-uhoda-gallery.com

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