Daniel Cohen: “Nous avons signé un nouveau pacte faustien avec les machines”

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Notre destin serait-il de nous transformer en fournisseurs incessants de données pour nourrir des algorithmes et permettre au monde numérique de retrouver une pleine croissance ? Aurions-nous vendu notre âme à l’intelligence artificielle ? Oui, répond l’économiste français Daniel Cohen, qui ajoute que nous pouvons toutefois encore échapper à la damnation.

” J’avais envie au départ d’écrire un livre sur l’anniversaire de mai 68 et de montrer comment on passait du gauchisme au populisme d’aujourd’hui. Mais cette idée de départ était insatisfaisante, explique Daniel Cohen. Elle ne donnait pas les clés de compréhension de notre société post-industrielle, de ses déceptions, de ses illusions perdues. ” Dans Il faut dire que les temps ont changé (*), l’économiste et professeur à l’Ecole normale supérieure de Paris a donc entrepris de retracer un demi-siècle d’histoire économique pour expliquer l’essence même de la société numérique dans laquelle nous entrons et les déceptions qui ont jalonné ce chemin.

TRENDS-TENDANCES. Vous recensez nos “illusions perdues” depuis 50 ans. La première désillusion est celle qui s’attachait à de l’esprit de mai 68.

DANIEL COHEN. Oui, c’est le moment du rêve de la fin du travail, de la vie en communauté. La contre-culture des années 1960 pressent la disparition de la société industrielle. Elle comprend qu’elle bute sur ses propres limites. On ne peut pas renouveler indéfiniment la promesse d’avoir une télévision, une machine à laver et une automobile. Un roman comme Les choses de Georges Perec est représentatif de cet état d’esprit : lorsque tout le monde aura ces objets chez soi, que restera-t-il ? Et c’est bien vu : la société industrielle commence à s’affaisser 10 années plus tard, avec les chocs pétroliers des années 1970.

Profil

– Né en 1953 à Tunis

Agrégé de mathématique (Normale Sup) en 1979 et docteur en économie (Université de Paris X) en 1986.

– Il est professeur d’économie à l’Ecole normale supérieure, vice-président de l’Ecole d’économie de Paris et il dirige le Centre pour la recherche économique et ses applications (CEPREMAP).

– Sous la présidence de François Hollande, entre 2010 et 2012, il a été membre du Conseil d’analyse économique (CAE).

Où s’est-on trompé alors ?

L’erreur est de penser qu’au-delà de ce monde industriel, nous passerions à tout autre chose, à une société post-matérialiste, voire à une société post-capitaliste. De plus, indépendamment de la crise industrielle, l’imaginaire qui avait été sollicité dans les communautés hippies ou dans les kibboutz pour remplacer la société capitaliste était assez pauvre. L’idée de vivre entre soi comme des villageois du Moyen Age est vite devenue étouffante. La première grande illusion perdue réside donc dans cette attente d’un monde post-capitaliste. Ce monde non seulement ne se produit pas, mais donne lieu au contraire à un formidable ressourcement de la société capitaliste.

Alors que dans les années 1960 nous étions entièrement habités par l’idée d’une histoire en devenir, nous sommes dans un monde sans au-delà.

L’autre rêve brisé, c’est celui de la révolution conservatrice de Ronald Reagan ou Margaret Thatcher.

Au fond, le constat est le même : la société industrielle est morte. Il s’agit alors, pour les conservateurs, de remonter aux origines, de retrouver la tradition qui voudrait que le capitalisme ait une éthique, que la valeur travail soit cardinale. On se berce alors de l’idée que le travail sera source de régénération morale de la société. Mais cela ne se produit pas. Le capitalisme qui renaît à ce moment bascule dans tout autre chose : le triomphe de la cupidité, la montée des inégalités. La promesse à laquelle certaines classes populaires avaient pu adhérer – celle de redevenir un élément central de la société par le travail, l’effort et l’abstinence – est à nouveau trahie. Et cela nous amène au populisme.

La troisième illusion perdue ?

En effet. L’illusion hippie à gauche et l’illusion conservatrice à droite promettaient toutes deux un rôle central aux classes moyennes et populaires, rôle qu’elles n’ont jamais joué. C’est ce ressentiment à l’égard de la droite et de la gauche qui nourrit et fortifie le populisme. Il est ce moment de désaffiliation sociale qui vient clore la société industrielle. C’est un moment de grande solitude.

Vous parlez de monde post-industriel. Pourtant ce monde reste industriel. Les réseaux demandent de l’énergie, des fermes de stockage de données, du hardware…

Oui, il reste industriel. Cependant, il consiste désormais à trouver un moyen d’optimiser ce qui existe plutôt que de réinventer le monde. La plateforme Airbnb ne crée pas de nouveaux types de construction, ne produit pas de nouveaux immeubles. Elle permet d’amortir son propre logement. C’est un capitalisme de l’optimisation de l’existant qui ne crée rien de neuf.

Daniel Cohen:
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Alors quelles sont les caractéristiques du nouveau monde actuel ?

C’est une société que je qualifierais d’algorithmique. Il faut distinguer deux moments. Le premier a commencé dans les années 1980 et est peut-être en train de s’achever, c’est la période où la révolution informatique a surtout été l’instrument d’une destruction du vieux monde industriel : la révolution internet casse les anciens grands conglomérats industriels, découpe les activités, propose une nouvelle façon d’organiser le travail qui repose de plus en plus sur des free-lances, des indépendants et surtout des sous-traitants. L’organisation du monde prend la forme d’un rapport d’un ” traitant ” à un ” sous-traitant “, peu importe d’ailleurs ce qui est produit. Par exemple, auparavant, le personnel d’entretien appartenait à l’entreprise, et son salaire était indexé à la productivité de l’ensemble qui offrait en outre des possibilités de promotions internes. Aujourd’hui tout est dissocié. Les femmes de ménage travaillent désormais pour une entreprise de services, où elles sont entre elles, sans aucune promotion possible. Et où elles sont mises en compétition. Au temps du fordisme, le principe était : ” Travaille et tu seras augmenté “. Avec le démantèlement de la société industrielle c’est devenu : ” Travaille ou tu seras mis à la porte “. C’est ce qui crée la morosité générale de ce monde post-industriel.

Mais nous entrons aujourd’hui dans un deuxième moment ?

Oui, nous entrons dans monde de l’intelligence artificielle et des Gafa ( Google, Apple, Facebook, Amazon et plus largement les géants du numérique, Ndlr), et ce monde propose quelque chose d’autre, une sorte d’addiction. Auparavant, nous travaillions à la chaîne pour produire des voitures et de l’électroménager. Aujourd’hui, nous travaillons à la chaîne pour entrer des données qui vont permettre de s’adresser à nous afin de nous offrir une gamme de produits totalement réinventés. Nous sommes prêts, comme dans l’ancien monde, à accepter la déshumanisation au profit d’un objectif de rendement et de croissance. Le titre du livre, Il faut dire que les temps ont changé, se veut donc ironique.

Ce qui a changé, aujourd’hui, c’est la disparition de l’idée de futur…

Nous sommes en effet dans un monde où l’immédiateté est le seul horizon. Nous perdons la distance critique qui donne le sens à l’histoire, le recul par rapport à la situation où nous nous trouvons permet d’apprécier une trajectoire. Alors que, dans les années 1960, nous étions entièrement habités par l’idée d’une histoire en devenir, nous sommes dans un monde sans au-delà. Il y a une statistique extraordinaire : 5 % seulement des Français sont dans l’attente du futur ! Et seulement 13 % des jeunes Français sont impatients de connaître l’avenir. Cela signifie qu’une grand majorité se trouve soit dans ce présent qui ” ne passe pas “, soit dans la nostalgie d’un passé magnifié. Pour le dire plus positivement, c’est comme si nous étions encore dans l’exploration d’un monde cybernétique, et la géographie de ce monde absorbe l’énergie et fait perdre le sens de l’histoire.

C’est pour cela qu’il n’existerait plus de véritable débat politique ?

Une psychologue américaine, Jean Twenge, professeur à l’université de San Diego, a écrit un livre sur la génération iPhone. Elle utilise une formule frappante : dans le monde d’Internet, dit-elle, les jeunes sont déchirés entre deux attitudes possibles : l’apathie et la polarisation. La majeure partie de jeunes est apathiques : 50 % se déclarent indépendants, ni démocrates, ni républicains. En fait, ils n’en ont rien à faire. L’autre moitié se partage entre démocrates et républicains, mais ils sont très démocrates, et très républicains. Chacun invective le camp d’en face. Cette polarisation dépasse le cadre politique et caractérise le monde d’Internet où une partie des messages est de type bisounours, et l’autre est l’expression de radicalité violente, haineuse.

Ce monde algorithmique va-t-il retrouver le type de croissance inclusive que nous avions connu dans la société industrielle, ou va-t-il prolonger les excès d’un monde de destruction ?

Et c’est cette société qui pourrait nous faire retrouver le chemin de la croissance ?

L’économiste Jean Fourastié permet de le comprendre. Sa thèse était simple : nous étions pendant 10.000 ans dans une société agraire où l’homme travaillait la terre. Nous sommes passés dans une société industrielle dans laquelle l’homme travaillait la matière. Le troisième âge dans lequel nous nous trouvons désormais est celui d’une société de services, une société tertiaire dans laquelle l’homme travaille sur lui-même : je suis éducateur, coiffeur, médecin, etc., et je m’occupe de vous. Dans cette société, la valeur du bien produit est liée au temps passé avec vous. Cette société bute donc sur un problème de croissance, sauf à travailler toujours plus. Comment cette société algorithmique essaie-t-elle de régler ce problème ? En transformant l’objet travaillé – cet être humain que nous sommes – en un ensemble de données et d’informations qui vont pouvoir être traités par l’intelligence artificielle, par des algorithmes. Nous faisons entrer l’homme dans la matrice.

Certains comparent notre temps avec celui des années 1930…

En commentant la montée du totalitarisme, la philosophe Hannah Arendt utilise en effet un langage qui permet de comprendre ce qui se passe maintenant : à l’époque comme aujourd’hui, nous passons d’une société où chacun sait à quelle classe il appartient (ouvrier, ingénieur, enseignant) à un monde de personnes désaffiliées. Nous passons d’une société de classe à une société de masse, qui n’a plus d’intelligence collective et qui a laissé le champ au communisme ou fascisme. Ces idéologies ont créé un nouvel imaginaire d’une appartenance fictive à une communauté de race, de nations. Mais dans les années 1930, contrairement à aujourd’hui, la crise était conjoncturelle. Dès la fin de la guerre, nous sommes repartis dans un grand cycle de croissance.

Notre société post-industrielle, société de services à la recherche de rendement, va encore plus loin dans la dissolution du lien social : nous sommes tous des informations traitées par des algorithmes. Le ” corps ” de la classe ouvrière est par exemple le grand perdant de cette dissolution. Et on comprend que ce que la société industrielle avait créé comme détestation dans les années 1960 : le travail à la chaîne, la routinisation de la consommation elle-même, était le prix à payer pour avoir de la croissance économique. Il y avait un pacte faustien signé entre l’homme, la machine et le capitalisme pour obtenir de la croissance. Il me semble que nous signons ici un nouveau pacte au nom de l’idée que notre mise en algorithmes nous permettra de renouer avec la croissance.

Nous sommes donc condamnés à être déshumanisés, transformés en “data” pour nourrir des algorithmes ?

C’est toute la question. Ce monde algorithmique va-t-il retrouver le type de croissance inclusive que nous avions connu dans la société industrielle, ou va-t-il prolonger les excès du monde de destruction que nous venons de décrire.

(*) Daniel Cohen,
(*) Daniel Cohen, ” Il faut dire que les temps ont changé…”, éditions Albin Michel, 224 p.

Vous penchez de quel côté ?

L’histoire n’est pas écrite. Il y a deux scénarios possibles. Le premier est que la société algorithmique continue de drainer la valeur vers le haut de la société, continue de proposer des applications en lieu et place des travailleurs salariés. La valeur est alors captée par les Gafa. Uber n’a pas enrichi les chauffeurs de taxi, mais la personne qui a inventé l’application. Dans ce monde-là, le travail ne disparaîtra pas. Les producteurs de richesse auront une domesticité à leur service ; des coachs, des avocats, des médecins, des précepteurs, etc. Et cette domesticité proche créera elle-même des emplois, dans des cercles de prospérité décroissante. Les statistiques actuelles sont incroyables : aux Etats-Unis, le ” 1% ” des personnes les plus riches a doublé sa part, alors que les 50 % ont réduit leur part de moitié. Donc aujourd’hui, les 1 % des plus riches gagnent le double de ce que gagnent les 50 % les plus pauvres. C’est la société de grande domesticité du 19e siècle que décrit Thomas Piketty.

C’est ce qui est en train de se passer, non ?

C’est un versant possible, mais honnêtement, je ne crois pas que ce soit le plus probable. Une autre possibilité consiste au contraire à réenchanter, grâce aux algorithmes, les emplois sous tension, ceux des médecins, des infirmiers, etc. Souvenez-vous de Fourastié : dans ces emplois, la seule manière de réaliser des économies de coût supplémentaire est de demander aux gens de ne plus avoir de temps morts. Ce monde-là pourrait être réenchanté par l’intelligence artificielle. Si nous donnons aux gens qui s’occupent de personnes malades les moyens d’utiliser cette intelligence artificielle pour les aider à savoir quand et comment intervenir, ces métiers en tension pourraient retrouver une respiration. Le monde des services peut être réenchanté et contribuer à la création d’une nouvelle classe moyenne. Je prends l’exemple des enseignants : lorsque nous, enseignants, donnons un cours, nous cherchons toujours dans le regard des élèves s’ils ont compris ou pas. Nous n’en sommes jamais sûrs. L’intelligence artificielle permettrait de suivre en temps réel la progression des élèves.

Pour qu’elle advienne, cette autre utilisation des algorithmes ne demande-t-elle pas un vaste changement de culture ? Et une implication de l’Etat ?

C’est ce que je pense. Aujourd’hui, les Etats semblent prisonniers de logiques budgétaires. Toutefois, cette bataille pour réenchanter les emplois va dépendre en grande partie de la capacité des Etats, qui sont dépositaires des services publics dont nous parlons (la santé, l’enseignement, etc.), d’investir et de prendre la question au sérieux.

(*) Daniel Cohen, ” Il faut dire que les temps ont changé…”, éditions Albin Michel, 224 p.

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